Le sociologue Nicolas Jounin, un des jeunes penseurs les plus acérés du monde du travail et des modes de domination sociale, a été interpellé pendant la journée de manifestations contre la loi sur le travail, jeudi 28 avril. Placé en garde en vue, il a refusé ce vendredi après-midi un jugement en comparution immédiate et est ressorti libre sous contrôle judiciaire. Mediapart republie l'article qu'il avait consacré à son dernier ouvrage, Voyage de classes. Des étudiants de Seine-Saint-Denis enquêtent dans les beaux quartiers.
Jeudi 28 avril, jour de mobilisations et de grève, plusieurs centaines de manifestants et manifestantes, dont de nombreux étudiants, salariés et syndicalistes, ont bloqué le port de Gennevilliers dans le cadre du mouvement en cours contre le projet de loi sur le travail. Se rendant ensuite à la bourse du travail de Saint-Denis, les manifestants ont été encerclés par les forces de l’ordre, et 120 d’entre eux ont été interpellés.
Deux d’entre eux ont été placés en garde à vue avant de se retrouver en comparution immédiate pour « violences en réunion sur dépositaire de l'ordre public », ce vendredi 29 avril : un syndicaliste de Sud-Rail et un sociologue, enseignant-chercheur à l'université Vincennes-Saint-Denis (Paris 8) et syndiqué à la CGT, Nicolas Jounin. Ayant refusé le jugement en comparution immédiate, ils ont été libérés sous contrôle judiciaire, après que la procureure du tribunal de Bobigny a demandé en vain la mise en détention provisoire de Nicolas Jounin.
Libération sous contrôle judiciaire
Cet excellent sociologue s'était fait connaître avec la parution de son livre, Chantier interdit au public. Enquête parmi les travailleurs du bâtiment (éditions La Découverte, 2008). Il avait aussi été interviewé sur le travail par Mediapart, à l'occasion d'un échange entre chercheurs que vous pouvez retrouver ici.
Ironie du sort, il avait aussi travaillé sur les pratiques de la police; une étude dont Mediapart s'était fait l'écho et qui est accessible ici...
En 2014, il a publié Voyage de classes. Des étudiants de Seine-Saint-Denis enquêtent dans les beaux quartiers (éditions La Découverte). Mediapart republie le compte-rendu qu'il avait alors fait de cet ouvrage.
Voyage de classes n’est pas seulement un bon titre, c’est aussi un excellent ouvrage hybride, à la fois guide en creux de l’enquête de terrain et plongée, limitée mais néanmoins vertigineuse, dans le monde de la haute bourgeoisie.
Le sociologue Nicolas Jounin livre ici les résultats des enquêtes qu’il a demandé à ses étudiants de l’université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis d’effectuer, sur plusieurs années, dans les beaux quartiers de Paris.
Nulle contrainte oulipienne dans ce choix de plonger Paris 8 Vincennes-Saint-Denis dans Paris 8 Monceau. Mais une décision pragmatique fondée sur la proximité puisque, « moyennant une dizaine de stations de métro, la ligne 13 qui a pour terminus notre université nous dépose en plein cœur de l’arrondissement ».
Et surtout un objectif essentiel : « Prendre à contresens la voie ordinaire de la curiosité institutionnelle. Des grandes “enquêtes sociales” du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui, il n’y a pas plus enquêtés que les pauvres. Des disciplines entières, dont la sociologie, se sont construites autour de leur auscultation, qu’elle soit méprisante ou solidaire, compassionnelle ou indignée ».
Contre la tendance à confondre sociologie et « pauvrologie », Nicolas Jounin a donc demandé à ses apprentis sociologues d’arpenter notamment l'un des quartiers les plus bourgeois de Paris, le « triangle d’or », situé au sud des Champs-Élysées. Si on en apprend au bout du compte autant, voire plus, sur les étudiants eux-mêmes que sur ceux qu’ils croisent, cette rencontre décapante entre classes sociales constitue une expérience sociologique de première classe.
En effet, explicite l’auteur, « il suffit de se rappeler que l’oppression des femmes par les hommes n’a pu commencer à être un sujet des sciences sociales qu’avec la féminisation des professionnels de ces disciplines pour admettre que la diversification des origines des professionnels de la parole sur le monde social est une condition de la clairvoyance et de la pertinence d’une telle parole ».
Non seulement le monde des riches est sous-enquêté par rapport à celui des pauvres, mais, juge l’auteur, « l’enquête au sens large est un outil trop important de la démocratie pour ne s’intéresser qu’à la condition des opprimés, et pour n’être réalisé que par certains individus privilégiés »
Cette judicieuse idée pédagogique se déploie au rythme classique de l’enquête ethnographique : première immersion, mise en contexte statistique, observation, passation de questionnaire, entretien en vis-à-vis… Le lecteur découvre ainsi, au fil des pages, une triple expérience : l’affinage progressif du regard et des méthodes d’apprentis sociologues, les réalités de la haute bourgeoisie et les leçons d’un rapprochement soudain de deux univers situés à dix stations de métro l’un de l’autre, mais à des années-lumière en termes de représentation et d’appréhension réciproques.
Voyage de classes assume d’être le produit d’un exercice pédagogique de premières années de faculté, avec ses naïvetés, ses erreurs, sa méthodologie parfois contraignante, mais aussi ses fulgurances. On suit donc pas à pas les étapes « depuis les premières incursions anonymes et timides, où l’on essaie de se fondre dans le décor, jusqu’aux face-à-face sans échappatoire », avec ses échecs, mais aussi ses réussites savoureuses, comme lorsque la plupart des apprentis sociologues, trop repérables, se voient refuser l’entrée d’un palace, mais que trois étudiantes ont toutefois discrètement réussi à se frayer une place jusqu’au bar. Où les trois cafés coûtent la modique somme de 24 euros. « La serveuse n’a visiblement pas vu de carte bleue non dorée de la journée vu comment elle inspecte la mienne », présume alors Samira.
La première visite dans l’arrondissement, où certains étudiants n’ont jamais mis les pieds, est le moment des trop grandes généralisations. Pour Leïla, il n’y a ainsi « que de très belles voitures, les gens sont très bien habillés et la majorité des passants parlent soit l’anglais soit le français soutenu ». Pour les apprentis sociologues, parfois pris au piège de l’enquête par dépaysement, l’ethnocentrisme, c’est-à-dire le fait de juger son objet d’étude à l’aune de ses propres valeurs, chaque observation peut devenir prétexte à une charge moqueuse, notamment à propos des vêtements portés par les habitants ou des boutiques de luxe.
Mais, juge Nicolas Jounin, « si les étudiants n’ont pas toujours échappé à ce travers, ils étaient peut-être davantage préparés que d’autres à en percevoir les dérives, estimant fréquemment que les milieux auxquels ils appartiennent eux-mêmes sont victimes de commentaires exotisants et de généralisations abusives ». À propos des boutiques de luxe, les étudiants truffent leurs observations de « spectaculaire », « inestimable », « extraordinaire », qui sont la marque que la norme du rédacteur est plutôt Kiabi que Chanel. « Le défaut de ce vocabulaire, c’est qu’il véhicule une émotion et peu d’informations », commente le professeur.
En ramenant le VIIIe arrondissement dans les filets d’une mesure chiffrée, croisée avec une zone de référence, la France, et une zone de comparaison, Saint-Denis, les étudiants affinent leurs observations. Certes, le revenu annuel d’un foyer fiscal de l’arrondissement est en moyenne de 82 000 euros, alors qu’il est de 23 000 euros dans l’ensemble du pays et de 16 000 euros à Saint-Denis. Certes, le parc de logements compte moins de 2 % de HLM contre 15 % en France et 40 % à Saint-Denis. Certes, une résidence sur six est une résidence secondaire, contre une sur dix en France et une sur deux cents à Saint-Denis.
Mais, comme à Saint-Denis, un logement sur dix n’a pas sa propre salle de bains, contre un logement sur trente en France, sans doute en raison des sixièmes étages occupés par des domestiques ou employés de maison. Et, « comment, dans ce contexte, interpréter la présence relativement importante des immigrés dans le quartier ? À la surprise des étudiants, ils représentent en effet 20 % des habitants, contre 8 % en France – et 36 % à Saint-Denis. Quelle est la part de la bourgeoisie internationale ; quelle est celle de la domesticité migrante ? » Pour le professeur, « les étudiants qui, lors de leur première incursion, se croyaient seuls représentants des classes populaires, ont exagéré leur solitude ».
Confrontés à une « domination symbolique » qu’ils disent observer constamment et qu’on voit se déployer à plusieurs reprises, comme lorsque un serveur explique à deux étudiantes qui s’assoient sans commander que « ce n’est pas un squat, ici », les apprentis sociologues ne savent bien souvent pas comment se conduire ou se vêtir. Pour Samira, « de toute manière, je ne suis pas certaine qu’habillées autrement nous puissions faire illusion ». Car au-delà du look, il y a la manière de se comporter…
« Maman, moi aussi je veux un orchestre pour mon anniversaire »
Toutefois, commente Nicolas Jounin, « l’observateur, en sociologie, est une espèce d’omnivore qui se nourrit de toutes les péripéties, y compris ses propres déboires ». Et à force de travail, d’hésitation constante entre « solliciter une autorisation, ou braconner » et de mise en question de leur propre positionnement, le lecteur voit alors le regard sociologique se préciser et les étudiantes inventer des dispositifs d’observation ingénieux.
Certaines tentent ainsi de mesurer la timidité sociale qu’elles éprouvent parfois elles-mêmes. Sur un ensemble de trois boutiques de luxe, elles repèrent « 85 personnes qui s’arrêtent devant les boutiques pour scruter les vitrines et les biens qui y sont mis en valeur. Les deux tiers ne pousseront pas la porte d’entrée du magasin, que ce soit celle de la chocolaterie ou des boutiques de haute couture. Résultat impressionnant : à Saint-Denis, les personnes intéressées entrent d’ordinaire dans la boutique. Ni les pâtisseries ni les commerces textiles n’y suscitent un tel mélange de fascination et d’embarras ».
Ce mélange instable d’ingéniosité et d’ingénuité conduit à des impasses que le livre ne met pas sous le tapis, mais produit aussi, parfois, des moments que n’aurait sans doute pas recueillis un enquêteur patenté, sans doute incapable de ce genre de question, pourtant instructive : « Est-ce que, vu que vous et votre famille avez côtoyé des bourgeois assez célèbres, vous connaissez des personnes qui sont inscrites dans le Bottin mondain ? »
Les comparaisons sont évidemment intéressantes, comme lorsque, face à une femme qui explique avoir acheté son appartement 1,25 million d'euros, Nicolas Jounin explique que « pour des étudiants du 93, il n’y a pas que l’énormité des montants qui creuse la distance. Alors que nombre d’entre eux vivent dans des logements sociaux, dont l’attribution laisse peu de choix quant au lieu d’habitation, il y a aussi un décalage qui tient à la liberté de demeurer là où on le souhaite ».
Mais comparaison n’est pas raison, et la force du livre est de mettre à nu cette maïeutique sociale et pédagogique où des étudiants, qui ne connaissaient rien aux rallyes ou aux scouts, « découvrent ainsi progressivement un groupe social éloigné du leur, qui n’apparaît pas homogène uniquement parce qu’on le regarde de loin : en son sein, des institutions et des pratiques travaillent à l’homogénéiser ».
Qu’apprend-on alors de la haute bourgeoisie et du VIIIe arrondissement ? L’ethnographie reste souvent en surface, contrainte par le temps et le cadre scolaire, et les questions posées sont plus nombreuses que les réponses. Non seulement parce que les enquêteurs sont des novices, mais surtout parce qu’on comprend vite que si le monde des riches et des puissants est moins enquêté que celui des pauvres, c’est d’abord parce qu’il est difficile d’accès. Les portes restent souvent fermées, y compris celles des institutions publiques, tel le commissariat, « alors qu’en démocratie rendre des comptes, ce n’est pas seulement créer un service de presse diffusant des communiqués et quelques données statistiques produites en interne », commente le professeur.
En outre, plusieurs interlocuteurs de ces apprentis sociologues les désarçonnent ou les paralysent parce qu’ils sont habitués à manier la parole et sont méfiants vis-à-vis d’étudiants d’une discipline dont ils connaissent les méthodes et les penchants. Le directeur du cabinet du maire, avec lequel Nicolas Jounin avait sollicité un entretien, lui demande ainsi s’il a l’ambition « de faire comme les Pinçon-Charlot ».
Le couple de sociologues de la haute bourgeoisie, dont les livres se vendent comme des petits pains depuis la présidence Sarkozy, constitue en effet la figure tutélaire de cette enquête, où tout est prétexte à observation, en premier lieu la difficulté d’accès aux toilettes publiques. « Le VIIIe en est singulièrement dépourvu : il n’en compte que douze, c’est-à-dire trois au kilomètre carré, ou encore six pour 100 000 habitants et travailleurs. En comparaison, le XVIIIe arrondissement en compte douze au kilomètre carré, vingt-quatre pour 100 000 habitants et travailleurs. (…) Ce n’est probablement pas sans lien avec la volonté de tenir à l’écart les plus indésirables des usagers de ces équipements : les sans-domicile fixe. » Vu le prix des cafés, il vaut donc mieux « parier sur la capacité des étudiants à se retenir », commente Nicolas Jounin.
En fin de compte, parmi les différents éléments plus ou moins saisissants qui émaillent ce texte, on peut en relever trois particulièrement saillants. Le premier est la profonde réticence à l’installation de logements sociaux, justifiée par le souci que celle-ci poserait aux populations elles-mêmes… Le maire du VIIIe évoque les errements absurdes et provocateurs de la municipalité socialiste qui impose des logements sociaux en ces termes : « Est-ce bien rendre service à leurs occupants, questionne-t-il, alors que l’épicerie la plus proche s’appelle Hédiard, où le paquet de biscuit coûte une quinzaine d’euros ? » Une manière de penser répercutée par une habitante, qui affirme que ce serait une mauvaise idée « parce qu’on ne trouve pas de grande surface facilement dans le VIIIe, si vous voulez, donc j’ai peur que cette politique se retourne contre la population qu’on va installer ».
Le deuxième est le sentiment que ces mondes privilégiés sont des lieux hyper-concurrentiels où même la fortune ne met pas à l’abri de l’envie sociale. La dame, qui avait fini par lâcher devant l’insistance des étudiantes qui l’interrogeaient qu’elle avait payé son logement 1 250 000 euros, finit par avouer son tourment d’avoir des voisins plus riches qu’elle. « J’ai deux types de voisins. Une famille très bourgeoise qui ne dit même pas bonjour car elle se sent supérieure aux autres. Cette famille possède un chauffeur et pas nous. Elle a aussi des nounous pour ses enfants. Et moi je n’ai qu’une fille au pair (…). Quand mes enfants ont su que l’enfant des voisins avait un orchestre, elles me disaient : "Maman, moi aussi je veux un orchestre pour mon anniversaire." Eh ben… bon, écoute. Voilà, tout n’est pas possible dans la vie. En fait, tout est possible, si on y croit il y a 80 % de la bataille qui est gagnée. Après le reste… après c’est une histoire de chance, il y en a qui ont quand même plus de chance que d’autres, mais, avec de la volonté on peut tous… on peut tous y arriver. »
Le troisième est de voir vivre les individus qui incarnent le constat fait par les sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot : « classe en soi et classe pour soi, la bourgeoisie est la seule aujourd’hui à prendre ce caractère qui fait la classe réelle, à savoir d’être mobilisée». C’est particulièrement frappant dans la visite que parviennent à faire deux étudiantes d’un hôtel particulier du parc Monceau : « Nous comptons cinq pièces uniquement du côté droit du deuxième étage. Chaque étage est partagé en deux, avec un côté droit et un côté gauche, ce qui ferait donc dix pièces pour un seul étage. Sachant qu’il y a quatre étages, plus le rez-de-chaussée, nous arriverions à un total de cinquante pièces dans l’hôtel. »
Le propriétaire qui les reçoit explique : « On fait partie de ces familles qui ont des châteaux un peu partout. (…) C’est une caractéristique assez courante dans le quartier, disons. La plupart des gens ont un hôtel particulier dans le quartier, et en général un château à 150 ou 200 km de Paris. » Avant de déposséder les apprentis sociologues de leur questionnaire avec un cinglant : « Ce n’est pas très malin ce que vous me dites là, quand vous avez une maison qui a été construite, que votre famille a depuis 1885, vous ne vous posez pas la question de savoir si c’est sympa ou pas le quartier, non ? »
Le lecteur qui voit se dérouler sous ses yeux de telles interactions se reprend à penser à la phrase du milliardaire américain Warren Buffet : « C’est une guerre de classes, et c’est ma classe qui est en train de gagner… »
« Grand écart »
Toutefois, c’est certainement quand il met en contact, même sous forme de « grand écart », des mondes que tant de choses séparent, que ce livre s’avère le plus fécond. C’est vrai pour le foulard, que portent plusieurs des étudiantes de Paris 8 et qui change de signification en même temps qu’elles descendent du métro dans les beaux quartiers.
« Au milieu des boutiques de luxe du VIIIe arrondissement, les foulards qui déambulent n’ont pas les mêmes porteuses et donc pas les mêmes significations. Dans le département de la Seine-Saint-Denis, le foulard symbolise et cristallise un conflit entre des fonctionnaires représentant l’État (notamment des enseignants) et une fraction des usagers (notamment des élèves et leurs parents), souvent d’origine populaire. Avenue Montaigne ou rue du Faubourg-Saint-Honoré, les Saoudiennes ou les Qataries incarnent une clientèle fortunée dont les signes religieux ostensibles paraissent dès lors plus aimables. »
Pour Nicolas Jounin, « en déplaçant leur foulard (et leur peur d’être mise à l’écart) jusque dans le VIIIe arrondissement, les étudiantes concernées donnent et découvrent en même temps une leçon sociologique : la signification des signes est le produit d’un contexte et d’une interaction ».
C’est vrai aussi pour les rapports entre hommes et femmes. À plusieurs occasions, y compris lors de certains rituels dont elles ignorent jusqu’à l’existence, comme celui des catherinettes, les étudiantes découvrent que la domination masculine n’est pas l’apanage de la Seine-Saint-Denis, et qu’un sexisme de prestige existe dans les beaux quartiers. « Ces formes d’accommodement avec la domination masculine ne sont au fond pas très originales, et on en trouve des formes analogues dans d’autres milieux. Si les étudiants sont étonnés de trouver des formes de discrimination aussi explicites et codifiées, c’est qu’ils ont été habitués à entendre que le sexisme sans nuance est l’apanage des “quartiers” plutôt que des quartiers bourgeois », commente Nicolas Jounin.
« Tandis que, de manière répétitive, les enquêtes soulignent que les formes violentes de sexisme, par exemple, traversent toutes les classes sociales, un discours politique et médiatique a constitué les quartiers d’où nous venons comme le lieu naturel de l’oppression des femmes », poursuit-il, sans volonté de minimiser les réalités dionysiennes, mais en rappelant que « des faits équivalents survenus dans d’autres sphères sociales sont invisibilisés. »
C’est vrai enfin des questions de race, où les apprentis sociologues éprouvent la difficulté de nommer ce qui est à la fois flagrant et trompeur et n’est pas pris en compte par les statistiques républicaines. « Pour ne pas dire “race” ou “couleur de peau”, les étudiants recourent à des paraphrases qui empruntent au vocabulaire de la nationalité, des origines, de la culture », note Nicolas Jounin. Avant de rappeler que « la race est une notion qui biologiquement n’a pas de sens », mais que les « races existent, sociologiquement et non biologiquement, parce que le racisme les fait exister ».
Tout un chapitre est alors consacré à la difficulté de nommer, et surtout de ne pas oublier que si on nomme la race biologique, il ne faut pas oublier de nommer aussi les « Blancs ». « C’est pourquoi je recommande aux étudiants de dire “Noir” et “Arabe” si ce sont les catégories qui leur semblent adéquates, mais surtout de ne pas oublier leur correspondant : le “Blanc”, tellement moins nommé dans les discours ordinaires », explique Nicolas Jounin.
Au maire du VIIIe qui répétait comme une plaisanterie à leur professeur de veiller à ce que ses étudiants « n’aillent pas directement dans les immeubles » parce qu’ils « risqueraient de se faire tirer dessus », les apprentis sociologues de Nicolas Jounin apportent une cinglante réponse. Non seulement, ils n’essuient aucun tir, mais ils parviennent à faire parler les murs, les habitants et les passants. Si l’enquête est un geste d’insolence et de prétention, « à l’heure où l’université massifiée est menacée, accusée de tous les maux et soumise à un régime amaigrissant, pendant que les grandes écoles demeurent grasses et intouchables, il faut travailler à une répartition égalitaire de cette insolence et de cette prétention », affirme Nicolas Jounin.
Pour cela, il aura fallu arpenter une distance sociale « dans le double sens du mot : la mesurer et la parcourir ». Le ton de ce livre se veut en effet aussi une prise de position politique au sein de l’espace inégalitaire de l’enseignement supérieur, alors que l’ENS de Paris dispose d’un budget par étudiant de plus de 60 000 euros, Sciences-Po de 15 000 et Paris 8 d’un peu moins de 6 000. Pour Nicolas Jounin, « Sciences-Po et l’ENS puisent dans les classes déjà dominantes ceux qui domineront plus tard, qui détiendront des positions de pouvoir et d’explication du monde social ».
Alors même que « chaque personne est porteuse d’un bout de réalité du monde social, donc d’un bout de vérité de la discipline sociologique » et que le professeur espère encore qu’un « jour nous serons égaux, c’est-à-dire que n’importe qui pourra étudier n’importe qui ».
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