jeudi 26 mai 2016

Les minoritaires sont en réalité au gouvernement

Fabrice Angeï (CGT)

Médiapart - 25 mai 2016



Où va la CGT ? Dans le mur ou vers la victoire ? Fabrice Angeï, chargé du suivi de la loi sur le travail au sein du syndicat, répond aux anathèmes lancé par le gouvernement et une bonne partie de la classe politique.
Le gouvernement met clairement en scène un affrontement privilégié entre la CGT et lui. Vous seriez « radicaux » et « inconscients », bientôt responsables des chiffres du chômage, selon Stéphane Le Foll. Comment analysez cette tension et que répondez-vous à la critique principale qui vous est adressée, celle d’être minoritaire dans votre positionnement pour une grève dure ?
Fabrice Angeï. D’abord, il faut remettre quelques pendules à l’heure : la CGT est vilipendée, montrée du doigt, mais nous avons aussi été force de proposition, en sortantun code du travail du XXIe siècle, une proposition que l’on a souhaité mettre en discussion mais que le gouvernement n’a jamais voulu examiner. Au contraire, il est passé en force sur un texte qui a contre lui la majorité des salariés et contesté par la majorité des citoyens, en passant par le 49-3.
Myriam El Khomri dit aussi que Philippe Martinez, secrétaire national, a refusé de la rencontrer, ce qui ne jouerait pas en faveur du dialogue que vous évoquez…
Ce n’est pas vrai. Par contre, le projet de loi a bien été déposé sans avoir été discuté et là-dessus, la position des syndicats est unanime. Aujourd’hui, nous demandons simplement que des négociations s’ouvrent non pas sur des « amendements », mais sur tout à fait d’autres bases. Cela dit, il n’est pas question non plus d’un statut quo ou du retrait « point barre », mais bien de discuter d’un autre texte.
Donc si la ministre dit « stop », et ouvre un round de négociation sur un nouveau projet de loi, vous êtes partant ?
Oui, mais je n’entends pas trop la ministre là-dessus, ni ne voit des actes dans ce sens. Revenons sur le fait d’être minoritaire : cette mobilisation est soutenue par les salariés et les citoyens, on ne cesse de le répéter. Ensuite, l’arrêt du travail, si on prend l’exemple des raffineries, est décidé par les salariés, par des votes qui regroupent en général les trois équipes, du jour, du soir, de la nuit, pour une industrie qui tourne en 3×8. Les minoritaires sont en réalité au gouvernement, avec un ministre de l’économie, un premier ministre et un président qui sont en concurrence et sur la ligne de départ pour 2017 et jouent la surenchère au détriment de leur population. Et puis on oublie de dire que plusieurs secteurs appellent à la grève, à l’appel de plusieurs organisations syndicales différentes, avec le soutien d’organisations syndicales européennes, qui ont elles-mêmes vécu des transformations du marché du travail, et nous renseignent sur l’accroissement de la pauvreté et de la précarité.
Lesquelles ?
Des syndicats allemands, belges, italiens… Je rappelle également qu’il y a depuis quelques jours une grève en Belgique et qu’une grande manifestation a eu lieu mardi, contre la réforme du marché du travail, qui s’appelle la loi Peeters, et l’ensemble des organisations syndicales étaient présentes. Vous changez Peeters par El Khomri et on y est : il s’agit donc bien d’une action concertée, au niveau national et européen, pour plus de dumping social et de mise en concurrence des salariés.  
Néanmoins, en France, la mayonnaise prend pour le moment dans les grands bastions CGT que sont la chimie, les portuaires, la raffinerie, les cheminots… Des secteurs où l’industrie fonctionne encore avec de grands corps ouvriers. Au-delà, il y a un certain nombre d’entreprises où la grève n’est pas un sujet. Surenchère gouvernementale ou pas, est-ce que cela ne dévoile pas les limites de votre organisation et de votre stratégie ?
Bien sûr, là où nous sommes au contact des salariés, le texte de loi est plus facile à expliquer et les actions plus faciles à mener. Mais là encore, il faut entendre les retours du terrain : quand on sait que 40 % des salariés disent avoir peur de se syndiquer en prévision des mesures de rétorsion ou de répression, tout concourt à une telle situation. Ensuite, il y a aussi tout ce qu’on ne voit pas, les entreprises où il n’y a pas de représentation syndicale, qui se sont pourtant mises en grève. Des cadres qui appellentl’Ugict, l’organisation CGT qui leur est dédiée, pour demander comment on se met en grève, selon quelles modalités… On observe, dans les entreprises lors des journées de mobilisation, des prises de RTT ou de congés pour venir manifester. Au bout du compte, comment fait-on pour comptabiliser tout ça, tout ce qui est petit et peu visible par vous les médias ? Enfin, quand on a une pétition qui a recueilli plus de 1 million de signatures, c’est un vrai signal sur le fond, qui n’est pas non plus pris en compte. C’est pour toutes ces raisons que l’intersyndicale va organiser prochainement une votation citoyenne, afin de permettre à l’ensemble des salariés, que l’on soit présent ou pas dans les entreprises, de s’exprimer.
Cette votation veut-elle dire que vous prenez acte du fait que vous devez faire valider votre position ?
Non, cela veut plutôt dire qu’il y a une expression majoritaire contre ce projet de loi qui n’est pas entendue. On veut donc la matérialiser, contrairement au gouvernement qui n’a pas fait voter le projet de loi et qui a utilisé le 49-3. On va faire voter dans les entreprises, les associations de retraités ou des privés d’emploi pour démontrer que les salariés rejettent ce projet, toujours dans cette idée de maintenir la pression et d’élargir au maximum le mouvement. À moins que le gouvernement ne choisisse la sagesse et ne retire le texte.
Quelles vont être les modalités d’une telle votation ?
Une profession de foi, un vote, des urnes, dans les entreprises, tout cela contrôlé par les organisations syndicales, comme on l’avait fait pour la votation sur La Poste. Jeudi 26 mai, l’intersyndicale doit valider l’argumentaire puisqu’il ne s’agit pas seulement de la CGT dans cette histoire, contrairement à ce qui se raconte. Ensuite, on pourra lancer très vite la votation, afin d’avoir des résultats significatifs pour la prochaine journée de mobilisation, le 14 juin.
La fonction publique est une autre clé de l’amplification et du succès du mouvement. Vous expliquez-vous qu’elle ne se lance pas davantage dans les appels à la grève, alors même que certains de ses membres sont de plus en plus précarisés ? Et comment évaluez-vous la position de la FSU, plutôt très prudente, dans l’intersyndicale ?
Il n’y a rien qui nous sépare de la FSU, elle n’est pas en retrait. Mais c’est vrai, je partage cette analyse, les agents publics ne sont pas au niveau de la mobilisation. C’est plus compliqué pour eux de faire le lien avec le côté néfaste de ce projet de loi, par rapport au statut de la fonction publique, même s’ils subissent aujourd’hui un certain nombre d’attaques en termes d’effectifs ou de temps de travail, notamment dans la fonction publique territoriale. La votation citoyenne a aussi pour but de déclencher la prise de conscience et la mobilisation dans ce secteur.
Ce que je peux dire aujourd’hui et ce qui nous remonte, c’est que de plus en plus d’agents viennent aux assemblées générales, notamment dans la santé ou encore dans le domaine du ramassage et du traitement des ordures ménagères. Lundi dernier, les travailleurs sociaux étaient en manifestation, et ils ont dû faire face à une violente répression, puisqu’ils ont été gazés, « nassés » alors qu’ils venaient défendre leurs qualifications, une question contenue dans la loi El Khomri puisque la primauté de l’accord d’entreprise concerne aussi l’accord de branche en termes de qualification professionnelle.
Les raffineurs disaient hier qu’il n’était pas question qu’ils aillent « au charbon », en prévenant que si le reste des salariés n’embraie pas, ils arrêteront le mouvement. Comment évaluez-vous le risque de repli corporatiste ?
On ne le voit pas du tout comme une menace ou un chantage. On comprend au contraire parfaitement et pour la CGT, il est hors de question d’être sur des grèves par délégation ou par procuration. En clair, que les raffineurs soient le fer de lance et que tout le monde regarde. C’est pour ça qu’on travaille à l’élargissement, à généraliser la grève dans l’ensemble des secteurs. Sans ça, effectivement, on sera dans une radicalisation d’un mouvement minoritaire. Mais vous avez vu les appels qui sont lancés un peu partout, ce n’est pas ce qui est en train de se passer. Le soutien, la solidarité aux raffineurs passent par là.
Qu’est-ce qui se passe à la CGT, en tant qu’organisation, si le gouvernement ne retire pas la loi ?
On n’en est pas encore là. On l’a dit, on l’a écrit, le gouvernement n’a pas d’autre issue que de reculer. Mais quand on voit ce que l’on a déjà obtenu, si rapidement, des avancées sérieuses pour les jeunes, dernièrement les garanties données aux routiers sur les heures supplémentaires, c’est la preuve que la mobilisation a joué ! La solution, c’est la lutte.
Mais si l’intersyndicale échoue, que ce soit de votre fait ou pas, cela peut aussi se lire comme une forme de sanction sur le syndicalisme de lutte dont vous vous réclamez et qui est clairement revendiqué ces dernières semaines par la CGT ?
Ce ne sera jamais un échec car il y a une multitude de mouvements locaux, dans l’ombre de la loi El Khomri, des négociations salariales, entre autres, qui ont été gagnées. Ça aussi, c’est notre travail, de lier les cahiers revendicatifs des entreprises à la lutte contre ce projet de loi. Ensuite, c’est le gouvernement qui porte la responsabilité de l’issue de ce conflit social, c’est lui qui a les clefs de la négociation.
On ne peut pas mener un tel mouvement, avec une montée en puissance pareille ces deux dernières semaines, sans penser un seul instant au jour d’après ? Ça ne suffit pas de dire que le gouvernement a la main, il s’agit aussi de savoir combien on pèse dans le rapport de force ?
Il y a déjà eu des gains, il y a eu des bougés sur la loi, donc rien n’aura été vain. Mais pour nous le texte reste inamendable. Ensuite, je le répète, le gouvernement est comptable de la situation politique dans laquelle nous vivons.   vouloir passer en force, à ne pas écouter, à vouloir adopter coûte que coûte ce texte, dans le cadre de la désespérance sociale que l’on connaît, il prend le risque de se retrouver (et l’Autriche vient de montrer l’exemple) avec une poussée encore plus forte de l’extrême droite. On ne peut pas dire, il y a une urgence sociale dans ce pays et faire des lois de régressions.
Si je prends l’exemple de 2010 et du mouvement sur les retraites, oui, on peut dire qu’à l'époque le mouvement social a échoué. Mais celui qui a chuté, au bout du compte, lors des élections deux ans plus tard, c’est un président de la République qui s’appelait Nicolas Sarkozy. Bien sûr qu’on ne sort pas indemne d’un tel rapport de force, mais ça vaut aussi pour le gouvernement.
Vous parlez de désespérance sociale, vous ne craignez pas la désaffectation, la désaffiliation syndicale ? D’autant plus que la CGT, première organisation syndicale de France, pourrait être fragilisée lors de la prochaine mesure de la représentativité en 2017 au profit de la CFDT ?
C’est un risque, mais connexe. Ce que l’on observe aussi depuis trois mois est un regain d’adhésion, et des réussites, notamment dans le domaine du commerce aux élections professionnelles. Pour nous, c’est plutôt un renforcement de la CGT dans la période. Les adhésions en ligne ont triplé par exemple.
Lors du congrès, Philippe Martinez a quasiment enterré le syndicalisme rassemblé avec la CFDT, les militants eux-mêmes n’ayant pas été tendres avec l’organisation dirigée par Laurent Berger. Comment mener à la fois un syndicalisme de lutte, voire un syndicalisme de classes, et en même temps un syndicalisme d’expansion ?
On le gère car il n’y a aucune contradiction, c’est bien de luttes et de classes qu’il s’agit. Quand on voit ce qui se passe en Belgique, ce qui se passe en Europe, dans le monde d’après les retours de l’Organisation internationale du travail, on est bien sur un affrontement de classes, c’est une réalité. Il y a le travail et le capital, et le déséquilibre entre les deux ne bouge pas. Sur le syndicalisme rassemblé, peut-être qu’en effet on est allé plus loin dans la définition, mais le syndicalisme rassemblé ne peut pas être le plus petit dénominateur commun, ou la compromission.
Le syndicalisme rassemblé, par ailleurs, peut être très concret, et très précis. Le 31 mai, on va enfin avoir chez les cheminots une grève unitaire où se retrouveront la CGT, Sud Rail, l’Unsa et la CFDT. Et on est bien, même sans le dire, dans le contexte de la loi El Khomri, puisque l’unité s’est faite sur la nécessité d’une convention collective de haut niveau, dans le domaine ferroviaire, pour le salarié du public ou du privé.
L’unité syndicale existe davantage, et ce n’est pas un gros mot dans ma bouche, sur des mouvements corporatistes que sur des thématiques nationales, à tonalité politique forte. Pourquoi ?
Vous avez raison, l’unité syndicale se fait à la base, sur des cahiers revendicatifs précis, dans des entreprises et des professions. C’est plus difficile d’avoir des discussions au sommet, et d’ailleurs ça ne marche pas comme ça. La logique unitaire est dans notre ADN, mais ne se fait pas à n’importe quel prix. Nous, on considère que c’est par la mobilisation qu’on peut négocier. Là encore, il faut sortir de la caricature, il n’y a pas d’un côté ceux qui négocient et les autres : la CGT signe dans les entreprises un certain nombre d’accords. Mais si on parle de progrès social, certaines organisations considèrent aujourd’hui qu’on ne peut plus influer sur la marche des choses et qu’il faut donc sauver les meubles au maximum et accompagner. Ce n’est pas notre stratégie.
Le risque, c’est quand même de marcher dans la stratégie du gouvernement qui est de diviser le monde syndical ?
Ça n’empêche pas que dans les luttes, il y a des périmètres d’intersyndicales autres que celui choisi pour la loi El Khomri. La réalité aussi, c’est que des syndicats CFDT participent, avec leur banderole, aux défilés contre la loi sur le travail et ces syndicats-là ne sont pas sifflés, bien au contraire.
Enfin, regrettez-vous ce qui s’est passé lors de certaines manifestations parisiennes, une forme d’hostilité manifeste entre des manifestants et les services d’ordre FO et CGT ? Et ces images, terribles, de militants CGT armés de bâton, entre les forces de l’ordre et le reste du cortège ?
On l’a déjà dit, il y a eu, je crois, quelques ambiguïtés des pouvoirs publics sur la façon dont a été organisée la sécurité des cortèges et donc une instrumentalisation de la violence. Mais ce qui s’est passé aussi, c’est qu’on a un service d’ordre qui s’est fait agresser dans la manifestation par les casseurs, et il a fallu prendre des mesures pour protéger le cortège et notre service d’ordre. Je constate également que, bizarrement, ce petit jeu du gouvernement qui consiste à instrumentaliser la violence, à pourrir les manifestations, ne marche pas partout. Il y a eu plus de 200 manifestations partout en France à plusieurs reprises, et 190 qui se passent bien, où tout le monde peut venir, y compris en famille. La dernière manifestation, à Paris, s’est déroulée plus que convenablement.

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