« La trace d’un rêve n’est pas moins réelle que celle d’un pas »
En France, l’opposition à la réforme du code du travail et l’occupation des places par le mouvement Nuit debout ont convergé dans le refus d’une vision étriquée de la politique : évanouissement des espérances collectives dans le trou noir électoral, aménagement à la marge de l’ordre social. Assiste-t-on à la fin d’un cycle marqué par des revendications toujours plus limitées et jamais satisfaites ?
Demander
peu et attendre beaucoup : dix-huit ans après la création de
l’association Action pour une taxe Tobin d’aide aux citoyens (Attac), en
juin 1998, le prélèvement de 0,01 % à 0,1 % sur les transactions financières inspiré par l’économiste James Tobin pour « jeter du sable dans les rouages » des marchés tarde à voir le jour (lire « En attendant la taxe Tobin »).
La forme édulcorée que négocient sans enthousiasme les cénacles
européens rapporterait une fraction du montant (plus de 100 milliards
d’euros) initialement escompté.
Mais, au fait, pourquoi avoir placé la barre si bas ? Pourquoi avoir tant bataillé pour l’introduction d’une si légère friction dans la mécanique spéculative ? Le confort du regard rétrospectif et les enseignements de la grande crise de 2008 suggèrent que l’interdiction pure et simple de certains mouvements de capitaux parasitaires se justifiait tout autant.
Cette prudence revendicative reflète l’état d’esprit d’une époque où le crédit d’une organisation militante auprès d’un public urbain et cultivé se mesurait à sa modération. Avec l’effondrement de l’Union soviétique, la fin de la guerre froide et la proclamation par les néoconservateurs américains de la « fin de l’histoire », toute opposition frontale au capitalisme de marché se trouvait frappée d’illégitimité, non seulement aux yeux de la classe dirigeante, mais aussi auprès des classes moyennes désormais placées au centre du jeu politique. Pour convaincre, pensait-on, il fallait se montrer « raisonnable ».
Certes, la fameuse taxe infradécimale — 0,1 % — présente dans son inaboutissement même une vertu pédagogique incontestable : si l’ordre économique s’obstine à refuser un aménagement aussi modique, c’est qu’il est irréformable — et donc à révolutionner. Mais pour provoquer cet effet de révélation, il fallait jouer le jeu et se placer sur le terrain de l’adversaire, celui de la « raison économique ». L’idée d’un ordre à contester avec modération s’imposait en France avec d’autant plus d’évidence que l’initiative politique avait changé de camp. Depuis le tournant libéral du gouvernement de Pierre Mauroy, en mars 1983, non seulement la gauche a cessé d’avancer des propositions susceptibles de « changer la vie », mais les dirigeants politiques de toutes obédiences font pleuvoir sur le salariat une grêle de restructurations industrielles, de contre-réformes sociales, de mesures d’austérité budgétaire. En l’espace de quelques années, le rapport à l’avenir bascule.
La révolte des sidérurgistes de Longwy contre les fermetures d’usines en 1978-1979 traçait, par son inventivité, l’épure d’une contre-société (1). Celle tout aussi massive des ouvriers du fer en 1984 ne caresse plus le rêve de transformation sociale. L’heure des combats défensifs a sonné, au début des années 1980 en France comme en Allemagne après la mise au pas de l’opposition extraparlementaire, en 1985 au Royaume-Uni après l’échec de la grande grève des mineurs. Il s’agit dès lors de rendre la vie un peu moins dure, de se retrancher pour atténuer le rythme et l’impact des déréglementations, des privatisations, des accords commerciaux, de la corrosion du droit du travail. Indispensable préalable, la sauvegarde des conquêtes sociales dicte son urgence et s’impose peu à peu comme l’horizon indépassable des luttes.
L’approche internationale de ce mouvement, son calendrier de rassemblements et ses nouvelles manières de militer reposaient sur un principe distinct à la fois des affrontements idéologiques post-soixante-huitards et des indignations morales façon Restos du cœur : la contre-expertise, appuyée sur des analyses savantes bien faites pour convaincre des sympathisants plus familiers des amphithéâtres que des chaînes de montage. Avec ses économistes et ses sociologues, son sigle en pourcentage et ses déchiffrages, ses antimanuels et ses universités d’été, Attac se donnait pour mission de populariser une critique experte de l’ordre économique. A chaque décision gouvernementale affaiblissant les services publics, à tout accord de libre-échange concocté en douce par les institutions financières internationales répondaient d’impeccables argumentaires, des dizaines d’ouvrages, des centaines d’articles.
Qu’il s’agisse d’inégalités, de politique internationale, de racisme, de domination masculine, d’écologie, chaque secteur protestataire exhibe depuis cette époque ses penseurs, ses universitaires, ses chercheurs, dans l’espoir de crédibiliser ses choix politiques par l’onction de la légitimation savante. Cette critique, conjuguée à la dégradation des conditions de vie, a permis de mobiliser des populations politiquement inorganisées, mais qui se découvraient vulnérables à une mondialisation dont la violence se concentrait jusque-là sur le monde ouvrier.
Le mouvement, auquel Le Monde diplomatique fut étroitement associé, aura convaincu de son sérieux, remporté des victoires dans le monde intellectuel, dans les livres, dans la presse, et même percé l’écran des journaux télévisés. Il aura passé un temps infini à répéter des évidences tandis que ses adversaires, sans scrupules et sans relâche, mettaient en œuvre leurs « réformes ». Comme l’avait suggéré la vague contre-culturelle des années 1970, un ordre politique de droite s’accommode fort bien de best-sellers de gauche. Opposer sa bonne volonté savante à la mauvaise foi politique de l’adversaire aura sans doute rendu la critique plus audible. Mais pas plus efficace, comme en fera l’amère expérience, en 2015, le ministre des finances grec Yanis Varoufakis, dont les raisonnements académiquement homologués ne pesèrent pas bien lourd face à l’acharnement conservateur de l’Eurogroupe (2).
Sur la fresque idéologique qui couvre la période 1995-2015 coexistent deux éléments contradictoires. D’un côté, une repolitisation frémissante, puis bouillonnante, qui se traduit par une succession de luttes et de mouvements sociaux massifs : 1995 (Sécurité sociale), 1996 (sans-papiers), 1997-1998 (chômeurs), 2000-2003 (sommet de la vague altermondialiste), 2003 (retraites), 2005 (banlieues, campagne contre le traité constitutionnel européen), 2006 (étudiants précaires), 2010 (retraites à nouveau), 2016 (droit du travail), rejet des grands projets inutiles (en particulier depuis 2012). De l’autre, des institutions contestataires fragilisées : forces syndicales dos au mur, mouvement social tourné — ou détourné — vers l’expertise, partis de la gauche radicale enlisés dans les sables d’un jeu institutionnel discrédité. Le souffle, les espoirs, l’imagination et la colère des uns ne résonnent pas dans les slogans, les livres et les programmes des autres.
Tout se passe comme si trente années de batailles défensives avaient privé les structures politiques de leur capacité à proposer, fût-ce dans l’adversité, une visée de long terme désirable et enthousiasmante — ces « jours heureux » qu’avaient imaginés les résistants français au début de l’année 1943. Dans un contexte infiniment moins sombre, nombre d’organisations et de militants se sont résignés à ne plus convoiter l’impossible, mais à solliciter l’acceptable ; à ne plus aller de l’avant, mais à souhaiter l’arrêt des reculs. A mesure que la gauche érigeait sa modestie en stratégie, le plafond de ses espoirs s’abaissait jusqu’au seuil de la déprime. Ralentir le rythme des régressions : tâche nécessaire, mais perspective d’autant moins encourageante qu’elle fait ressembler l’« autre monde possible » au premier, en un peu moins dégradé. Symbole d’une époque, la précarité a déteint sur le combat idéologique — « précaire », du latin precarius : « obtenu par la prière »…
Assiste-t-on à l’achèvement de ce cycle ? La germination de mouvements observée sur plusieurs continents depuis le début des années 2010 a fait émerger un courant, minoritaire mais influent, las de ne demander que des miettes et de ne récolter que du vent. A la différence des étudiants d’origine bourgeoise de Mai 68, ces contestataires ont connu ou connaissent la précarité dès leurs études. Et, contrairement aux processionnaires des années 1980, ils ne redoutent guère l’assimilation du radicalisme aux régimes du bloc de l’Est ou au « goulag » : tous ceux qui, parmi eux, ont moins de 27 ans sont nés après la chute du mur de Berlin. Cette histoire n’est pas la leur. Souvent issus des franges déclassées des couches moyennes produites en masse par la crise, ils et elles font retentir au cœur des assemblées générales, des sites Internet dissidents, des « zones à défendre », des mouvements d’occupation de places, et jusqu’aux marges des organisations politiques et syndicales, une musique longtemps mise en sourdine.
Ils disent : « Le monde ou rien » ; « Nous ne voulons pas les pauvres soulagés, nous voulons la misère abolie », comme l’écrivit Victor Hugo ; pas seulement des emplois et des salaires, mais contrôler l’économie, décider collectivement ce que l’on produit, comment on le produit, ce qu’on entend par « richesse ». Non pas la parité femmes-hommes, mais l’égalité absolue. Non plus le respect des minorités et des différences, mais la fraternité qui élève au rang d’égal quiconque adhère au projet politique commun. Point d’« écoresponsabilité », mais des rapports de coopération avec la nature. Pas un néocolonialisme économique habillé en aide humanitaire, mais l’émancipation des peuples. En somme : « Nous voulons tout », ambition qui déborde si largement le champ de vision politique habituel que beaucoup l’interprètent comme l’absence de toute revendication.
Si placer la barre au ciel plutôt qu’au sol n’accroît pas d’un pouce les chances de réussite, ce déplacement présente un double intérêt. Confinée pour le moment sur les bas-côtés de la contestation et hostile par principe à l’organisation politique, la résurgence radicale influence les partis par capillarité, à l’instar du fil qui relie le mouvement Occupy Oakland — le plus ouvrier du genre aux Etats-Unis — aux militants qui soutiennent le candidat démocrate Bernie Sanders dans le cadre très institutionnel de la campagne présidentielle. Mais surtout, ce regain renforce les batailles défensives quand ceux qui les mènent dans des conditions difficiles peuvent à nouveau s’appuyer sur une visée de longue portée et, à défaut de projet tout ficelé, sur des principes de transformation qui illuminent l’avenir. Car vouloir tout, quand bien même on n’obtiendrait rien dans l’immédiat, c’est s’obliger à définir ce que l’on désire vraiment plutôt que ressasser ce que l’on ne supporte plus.
On aurait tort de voir dans cette bascule un glissement de l’action revendicative vers un idéalisme incantatoire : elle rétablit en réalité la lutte sur ses bases classiques. Que la gauche n’évolue plus qu’en formation défensive fait figure d’exception historique. Depuis la fin du XVIIIe siècle, les partis politiques, puis les syndicats, ont toujours tâché d’articuler objectifs stratégiques de long terme et batailles tactiques immédiates. En Russie, les bolcheviks assignent le premier rôle au parti et confinent les organisations de travailleurs au second. En France, les anarcho-syndicalistes intègrent « cette double besogne, quotidienne et d’avenir ». D’un côté, explique en 1906 la charte d’Amiens de la CGT, le syndicalisme poursuit « l’œuvre revendicatrice quotidienne (…) par la réalisation d’améliorations immédiates ». De l’autre, « il prépare l’émancipation intégrale, qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste ».
Comme l’observait l’historien Georges Duby, « la trace d’un rêve n’est pas moins réelle que celle d’un pas ». En politique, le rêve sans le pas se dissipe dans le ciel brumeux des idées, mais le pas sans le rêve piétine. Le pas et le rêve dessinent un chemin : un projet politique.
A cet égard, les idées mises au clou par la gauche et réactivées par les mouvements de ces dernières années prolongent une tradition universelle de révoltes égalitaristes. En avril, un panneau destiné à collecter les propositions des participants à la Nuit debout, place de la République à Paris, proclamait : « Changement de Constitution », « Système socialisé de crédit », « Révocabilité des élus », « Salaire à vie ». Mais aussi : « Cultivons l’impossible », « La nuit debout deviendra la vie debout » et « Qui a du fer a du pain » — aux accents blanquistes.
La tâche, de nos jours, s’annonce assurément moins rude. Un siècle et demi de luttes et de critiques sociales a clarifié les enjeux et imposé au cœur des institutions des points d’appui solides. La convergence tant désirée entre classes moyennes cultivées, monde ouvrier établi et précaires des quartiers relégués ne s’opérera pas autour des partis sociaux-démocrates expirants, mais autour de formations qui se doteront d’un projet politique capable de faire briller à nouveau le « soleil de l’avenir ». La modération a perdu ses vertus stratégiques. Etre raisonnable, rationnel, c’est être radical.
Mais, au fait, pourquoi avoir placé la barre si bas ? Pourquoi avoir tant bataillé pour l’introduction d’une si légère friction dans la mécanique spéculative ? Le confort du regard rétrospectif et les enseignements de la grande crise de 2008 suggèrent que l’interdiction pure et simple de certains mouvements de capitaux parasitaires se justifiait tout autant.
Cette prudence revendicative reflète l’état d’esprit d’une époque où le crédit d’une organisation militante auprès d’un public urbain et cultivé se mesurait à sa modération. Avec l’effondrement de l’Union soviétique, la fin de la guerre froide et la proclamation par les néoconservateurs américains de la « fin de l’histoire », toute opposition frontale au capitalisme de marché se trouvait frappée d’illégitimité, non seulement aux yeux de la classe dirigeante, mais aussi auprès des classes moyennes désormais placées au centre du jeu politique. Pour convaincre, pensait-on, il fallait se montrer « raisonnable ».
Certes, la fameuse taxe infradécimale — 0,1 % — présente dans son inaboutissement même une vertu pédagogique incontestable : si l’ordre économique s’obstine à refuser un aménagement aussi modique, c’est qu’il est irréformable — et donc à révolutionner. Mais pour provoquer cet effet de révélation, il fallait jouer le jeu et se placer sur le terrain de l’adversaire, celui de la « raison économique ». L’idée d’un ordre à contester avec modération s’imposait en France avec d’autant plus d’évidence que l’initiative politique avait changé de camp. Depuis le tournant libéral du gouvernement de Pierre Mauroy, en mars 1983, non seulement la gauche a cessé d’avancer des propositions susceptibles de « changer la vie », mais les dirigeants politiques de toutes obédiences font pleuvoir sur le salariat une grêle de restructurations industrielles, de contre-réformes sociales, de mesures d’austérité budgétaire. En l’espace de quelques années, le rapport à l’avenir bascule.
La révolte des sidérurgistes de Longwy contre les fermetures d’usines en 1978-1979 traçait, par son inventivité, l’épure d’une contre-société (1). Celle tout aussi massive des ouvriers du fer en 1984 ne caresse plus le rêve de transformation sociale. L’heure des combats défensifs a sonné, au début des années 1980 en France comme en Allemagne après la mise au pas de l’opposition extraparlementaire, en 1985 au Royaume-Uni après l’échec de la grande grève des mineurs. Il s’agit dès lors de rendre la vie un peu moins dure, de se retrancher pour atténuer le rythme et l’impact des déréglementations, des privatisations, des accords commerciaux, de la corrosion du droit du travail. Indispensable préalable, la sauvegarde des conquêtes sociales dicte son urgence et s’impose peu à peu comme l’horizon indépassable des luttes.
Définir ce que l’on désire vraiment
En 1995, à la veille de l’élection présidentielle, même les partis qui s’étaient réclamés du communisme se résignent à ne plus mettre en avant que des revendications comme l’interdiction des licenciements, l’augmentation du salaire minimum et la baisse du temps de travail dans un cadre salarial inchangé. Emmené par la Confédération générale du travail (CGT) et Solidaires, le mouvement victorieux de novembre-décembre 1995 contre la réforme de la Sécurité sociale conduite par M. Alain Juppé souleva un temps l’hypothèse d’un passage de relais d’une gauche politique exsangue à une gauche syndicale revigorée. La suite fut plutôt marquée par l’essor de l’altermondialisme.L’approche internationale de ce mouvement, son calendrier de rassemblements et ses nouvelles manières de militer reposaient sur un principe distinct à la fois des affrontements idéologiques post-soixante-huitards et des indignations morales façon Restos du cœur : la contre-expertise, appuyée sur des analyses savantes bien faites pour convaincre des sympathisants plus familiers des amphithéâtres que des chaînes de montage. Avec ses économistes et ses sociologues, son sigle en pourcentage et ses déchiffrages, ses antimanuels et ses universités d’été, Attac se donnait pour mission de populariser une critique experte de l’ordre économique. A chaque décision gouvernementale affaiblissant les services publics, à tout accord de libre-échange concocté en douce par les institutions financières internationales répondaient d’impeccables argumentaires, des dizaines d’ouvrages, des centaines d’articles.
Qu’il s’agisse d’inégalités, de politique internationale, de racisme, de domination masculine, d’écologie, chaque secteur protestataire exhibe depuis cette époque ses penseurs, ses universitaires, ses chercheurs, dans l’espoir de crédibiliser ses choix politiques par l’onction de la légitimation savante. Cette critique, conjuguée à la dégradation des conditions de vie, a permis de mobiliser des populations politiquement inorganisées, mais qui se découvraient vulnérables à une mondialisation dont la violence se concentrait jusque-là sur le monde ouvrier.
Le mouvement, auquel Le Monde diplomatique fut étroitement associé, aura convaincu de son sérieux, remporté des victoires dans le monde intellectuel, dans les livres, dans la presse, et même percé l’écran des journaux télévisés. Il aura passé un temps infini à répéter des évidences tandis que ses adversaires, sans scrupules et sans relâche, mettaient en œuvre leurs « réformes ». Comme l’avait suggéré la vague contre-culturelle des années 1970, un ordre politique de droite s’accommode fort bien de best-sellers de gauche. Opposer sa bonne volonté savante à la mauvaise foi politique de l’adversaire aura sans doute rendu la critique plus audible. Mais pas plus efficace, comme en fera l’amère expérience, en 2015, le ministre des finances grec Yanis Varoufakis, dont les raisonnements académiquement homologués ne pesèrent pas bien lourd face à l’acharnement conservateur de l’Eurogroupe (2).
Sur la fresque idéologique qui couvre la période 1995-2015 coexistent deux éléments contradictoires. D’un côté, une repolitisation frémissante, puis bouillonnante, qui se traduit par une succession de luttes et de mouvements sociaux massifs : 1995 (Sécurité sociale), 1996 (sans-papiers), 1997-1998 (chômeurs), 2000-2003 (sommet de la vague altermondialiste), 2003 (retraites), 2005 (banlieues, campagne contre le traité constitutionnel européen), 2006 (étudiants précaires), 2010 (retraites à nouveau), 2016 (droit du travail), rejet des grands projets inutiles (en particulier depuis 2012). De l’autre, des institutions contestataires fragilisées : forces syndicales dos au mur, mouvement social tourné — ou détourné — vers l’expertise, partis de la gauche radicale enlisés dans les sables d’un jeu institutionnel discrédité. Le souffle, les espoirs, l’imagination et la colère des uns ne résonnent pas dans les slogans, les livres et les programmes des autres.
Tout se passe comme si trente années de batailles défensives avaient privé les structures politiques de leur capacité à proposer, fût-ce dans l’adversité, une visée de long terme désirable et enthousiasmante — ces « jours heureux » qu’avaient imaginés les résistants français au début de l’année 1943. Dans un contexte infiniment moins sombre, nombre d’organisations et de militants se sont résignés à ne plus convoiter l’impossible, mais à solliciter l’acceptable ; à ne plus aller de l’avant, mais à souhaiter l’arrêt des reculs. A mesure que la gauche érigeait sa modestie en stratégie, le plafond de ses espoirs s’abaissait jusqu’au seuil de la déprime. Ralentir le rythme des régressions : tâche nécessaire, mais perspective d’autant moins encourageante qu’elle fait ressembler l’« autre monde possible » au premier, en un peu moins dégradé. Symbole d’une époque, la précarité a déteint sur le combat idéologique — « précaire », du latin precarius : « obtenu par la prière »…
Assiste-t-on à l’achèvement de ce cycle ? La germination de mouvements observée sur plusieurs continents depuis le début des années 2010 a fait émerger un courant, minoritaire mais influent, las de ne demander que des miettes et de ne récolter que du vent. A la différence des étudiants d’origine bourgeoise de Mai 68, ces contestataires ont connu ou connaissent la précarité dès leurs études. Et, contrairement aux processionnaires des années 1980, ils ne redoutent guère l’assimilation du radicalisme aux régimes du bloc de l’Est ou au « goulag » : tous ceux qui, parmi eux, ont moins de 27 ans sont nés après la chute du mur de Berlin. Cette histoire n’est pas la leur. Souvent issus des franges déclassées des couches moyennes produites en masse par la crise, ils et elles font retentir au cœur des assemblées générales, des sites Internet dissidents, des « zones à défendre », des mouvements d’occupation de places, et jusqu’aux marges des organisations politiques et syndicales, une musique longtemps mise en sourdine.
Ils disent : « Le monde ou rien » ; « Nous ne voulons pas les pauvres soulagés, nous voulons la misère abolie », comme l’écrivit Victor Hugo ; pas seulement des emplois et des salaires, mais contrôler l’économie, décider collectivement ce que l’on produit, comment on le produit, ce qu’on entend par « richesse ». Non pas la parité femmes-hommes, mais l’égalité absolue. Non plus le respect des minorités et des différences, mais la fraternité qui élève au rang d’égal quiconque adhère au projet politique commun. Point d’« écoresponsabilité », mais des rapports de coopération avec la nature. Pas un néocolonialisme économique habillé en aide humanitaire, mais l’émancipation des peuples. En somme : « Nous voulons tout », ambition qui déborde si largement le champ de vision politique habituel que beaucoup l’interprètent comme l’absence de toute revendication.
Si placer la barre au ciel plutôt qu’au sol n’accroît pas d’un pouce les chances de réussite, ce déplacement présente un double intérêt. Confinée pour le moment sur les bas-côtés de la contestation et hostile par principe à l’organisation politique, la résurgence radicale influence les partis par capillarité, à l’instar du fil qui relie le mouvement Occupy Oakland — le plus ouvrier du genre aux Etats-Unis — aux militants qui soutiennent le candidat démocrate Bernie Sanders dans le cadre très institutionnel de la campagne présidentielle. Mais surtout, ce regain renforce les batailles défensives quand ceux qui les mènent dans des conditions difficiles peuvent à nouveau s’appuyer sur une visée de longue portée et, à défaut de projet tout ficelé, sur des principes de transformation qui illuminent l’avenir. Car vouloir tout, quand bien même on n’obtiendrait rien dans l’immédiat, c’est s’obliger à définir ce que l’on désire vraiment plutôt que ressasser ce que l’on ne supporte plus.
On aurait tort de voir dans cette bascule un glissement de l’action revendicative vers un idéalisme incantatoire : elle rétablit en réalité la lutte sur ses bases classiques. Que la gauche n’évolue plus qu’en formation défensive fait figure d’exception historique. Depuis la fin du XVIIIe siècle, les partis politiques, puis les syndicats, ont toujours tâché d’articuler objectifs stratégiques de long terme et batailles tactiques immédiates. En Russie, les bolcheviks assignent le premier rôle au parti et confinent les organisations de travailleurs au second. En France, les anarcho-syndicalistes intègrent « cette double besogne, quotidienne et d’avenir ». D’un côté, explique en 1906 la charte d’Amiens de la CGT, le syndicalisme poursuit « l’œuvre revendicatrice quotidienne (…) par la réalisation d’améliorations immédiates ». De l’autre, « il prépare l’émancipation intégrale, qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste ».
Comme l’observait l’historien Georges Duby, « la trace d’un rêve n’est pas moins réelle que celle d’un pas ». En politique, le rêve sans le pas se dissipe dans le ciel brumeux des idées, mais le pas sans le rêve piétine. Le pas et le rêve dessinent un chemin : un projet politique.
A cet égard, les idées mises au clou par la gauche et réactivées par les mouvements de ces dernières années prolongent une tradition universelle de révoltes égalitaristes. En avril, un panneau destiné à collecter les propositions des participants à la Nuit debout, place de la République à Paris, proclamait : « Changement de Constitution », « Système socialisé de crédit », « Révocabilité des élus », « Salaire à vie ». Mais aussi : « Cultivons l’impossible », « La nuit debout deviendra la vie debout » et « Qui a du fer a du pain » — aux accents blanquistes.
Espoirs de convergence
Au-delà des socialismes européens, utopique, marxiste ou anarchiste, un pointillé thématique relie les radicaux contemporains à la cohorte des silhouettes insurgées qui hantent l’histoire des luttes de classes, de l’Antiquité grecque aux premiers chrétiens, des qarmates d’Arabie (Xe-XIe siècle) aux confins de l’Orient. Quand le paysan chinois Wang Xiaobo prend en 993 la tête d’une révolte à Qingcheng (Sichuan), il déclare qu’il est « las de l’inégalité qui existe entre les riches et les pauvres » et qu’il veut « la niveler au profit du peuple ». Les rebelles appliqueront sur-le-champ ces principes. Presque un millénaire plus tard, la révolte des Taiping, entre 1851 et 1864, conduira à la formation temporaire d’un Etat chinois dissident fondé sur des bases analogues (3). Tout comme en Occident, ces insurrections faisaient converger des intellectuels utopistes opposant de nouvelles idées à l’ordre établi et des pauvres révoltés décidés à imposer l’égalité à coups de fourche.La tâche, de nos jours, s’annonce assurément moins rude. Un siècle et demi de luttes et de critiques sociales a clarifié les enjeux et imposé au cœur des institutions des points d’appui solides. La convergence tant désirée entre classes moyennes cultivées, monde ouvrier établi et précaires des quartiers relégués ne s’opérera pas autour des partis sociaux-démocrates expirants, mais autour de formations qui se doteront d’un projet politique capable de faire briller à nouveau le « soleil de l’avenir ». La modération a perdu ses vertus stratégiques. Etre raisonnable, rationnel, c’est être radical.
Pierre Rimbert
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(1) Lire Pierre Rimbert et Rafaël Trapet, « La Commune de Longwy », Le Monde diplomatique, octobre 1997.
(2) Lire Yanis Varoufakis, « “Leur seul objectif était de nous humilier” », Le Monde diplomatique, août 2015.
(3) Cf. « Les traditions égalitaires et utopiques en Orient », dans Jacques Droz (sous la dir. de), Histoire générale du socialisme, tome 1, Presses universitaires de France, Paris, 1972.
Article modifié le 11 mai 2016 pour ajouter la campagne contre le
traité constitutionnel européen (TCE) au mobilisations de l’année 2005.
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