Source : le Bilan
Les grévistes prennent les gens en
otage, pour leur intérêt égoïste qui conduit à la ruine de la France :
tel est le concentré de l’argumentaire des opposants aux mobilisations
sociales, qui s’éveillent au moment où la pénurie de gazole s’étend sur
l’hexagone. Attaqués dans leur intérêt propre, alors qu’ils n’ont « rien demandé »,
les automobilistes crient au scandale alors même qu’ils sont une
majorité à s’opposer à la loi travail, à l’origine des troubles. A leur
argumentaire, préconçu par les médias dominants, nous devons opposer une
analyse de fond capable de répondre aux interrogations et aux
mécontentements.
Par Benoit Delrue. Lien court : http://wp.me/p6haRE-uQ
2 600 mots environ. Temps de lecture estimé : 15 minutes.
Au travail, entre amis ou en famille, il
peut être difficile d’assumer d’être gréviste et de soutenir le
mouvement social, à l’heure où la mobilisation dans les raffineries et
dépôts de gazole entraîne une pénurie d’essence qui affecte tous les
automobilistes. Les mêmes phrases, prémâchées par les médias dominants,
reviennent en boucle pour attaquer la légitimité des salariés en grève.
Voici quelques éléments de réponse à apporter lors des discussions
animées.
« Les grévistes prennent les gens en otage »
La formule, relativement récente dans
l’Histoire contemporaine de la France, est diffusée par les médias de
masse, à longueur de journée de grève, à destination de leurs lecteurs,
auditeurs ou spectateurs qui la reprennent telle quelle. Il s’agit d’une
expression « choc », pour marquer les esprits et représenter
le mécontentement de ceux qui subissent les grèves, usagers de
transports ou automobilistes sans essence. Utilisée de façon répétitive,
elle entraîne davantage d’impatiences, voire de tensions, entre le
public bloqué par les grèves et ceux qui mènent ces dernières.
Six mois après les attentats de Paris,
survenus le 13 novembre dernier, il est nécessaire de mettre en pièces
une formule des plus injurieuses, autant pour les grévistes que pour les
otages réels. Les désagréments subis par les grèves n’ont strictement
rien à voir avec une situation de prise d’otage, où les victimes sont
mises en joue par des tueurs professionnels et n’ont aucune possibilité
de mouvement, au risque de perdre la vie. Ce n’est pas drôle d’attendre
plusieurs heures son transport en commun ou de se retrouver sans gazole,
avec le risque de ne pas pouvoir se rendre au travail et d’en être
pénalisé – plus ou moins lourdement – par son employeur. Pour autant,
cela ne justifie en aucun cas le trait d’égalité formulé par les médias
dominants entre les victimes du terrorisme et les personnes contraintes
par un mouvement social. Dans un pays qui a récemment été le théâtre
d’actes meurtriers, organisés par des mouvances extrémistes, il est
indigne qu’une telle expression demeure dans le langage journalistique à
la mode ; elle doit atterrir dans les poubelles de l’Histoire pour
cesser la confusion dangereuse qui lui est liée.
« Les grévistes sont minoritaires »
Ce qui est vrai à l’échelle de la
France, s’avère faux à l’échelle des entreprises voire des branches
économiques. Lorsque les salariés d’une entreprise initient un mouvement
de grève, c’est lors d’une Assemblée Générale (AG) qui rassemble tous
les employés, choisissant ensemble les suites du mouvements, que l’arrêt
de travailler est décidé. La décision majoritaire est ensuite suivie
par l’ensemble des salariés, y compris ceux qui ont refusé ce choix, de
manière à bloquer entièrement et durablement la production. C’est le cas
dans les raffineries et les dépôts de gazole, comme chez les dockers ou
dans les usines industrielles.
Dans la fonction publique et le secteur
tertiaire, moins habitué aux arrêts généraux de travail, les salariés
choisissent individuellement de faire grève et il est vrai que les
grévistes sont généralement minoritaires. Dans les secteurs-clés de la
production nationale, cependant, qu’il s’agisse des raffineries de
pétrole, des usines sidérurgiques ou du débarquement des marchandises
depuis les bateaux, ce sont toujours des grèves majoritaires qui sont
menées – et c’est bien pour cela qu’elles ont un impact majeur sur
l’économie du pays.
« Les grévistes sont violents »
L’amalgame entre un travailleur en grève
et participant à une manifestation, et le casseur, est spécifiquement
entretenu par les médias dominants pour ajouter de la confusion à la
lecture de l’actualité. Les casseurs sont une réalité du mouvement
social ; pour autant, ils n’en sont en aucun cas l’émanation, car ils
s’organisent en marge des cortèges de manifestants, dont ils se fichent
des revendications et des mots d’ordre. Ceux qui les ont remarqués et
étudiés savent qu’il s’agit, chez leurs meneurs, de jeunes hommes blancs
issus d’un milieu relativement aisé, qui viennent « en découdre »
avec les forces de police pour satisfaire leur envie égoïste de poussée
d’adrénaline. En détruisant des vitrines de magasins, des voitures, ou
en lançant des pierres, des bouteilles voire des cocktails Molotov sur
les compagnies de CRS, les casseurs ne font qu’assouvir une pulsion
égocentrique et ne représentent en rien le mouvement. Cette réalité, les
médias dominants cherchent à la contredire en se concentrant, dans leur
traitement journalistique des mouvements sociaux, sur les « incidents »
commis lors des manifestations. Cela n’a rien d’étonnant : les médias
de masse sont aux mains d’une dizaine de milliardaires, qui ont intérêt à
ce que le public fasse l’amalgame entre manifestants et casseurs pour
décrédibiliser l’ensemble du mouvement de grève.
Cela étant, il serait insuffisant de
nier toute violence de la part des grévistes. Certains d’entre eux, en
particulier dans les entreprises qui cherchent à délocaliser leur
production, en viennent parfois à séquestrer leurs cadres dirigeants –
comme l’ont fait les 8 de Goodyear – ou à arracher la chemise d’un
directeur des ressources humaines – comme cela s’est passé à Air France.
Mais pour saisir ce qui anime cette violence, il faut impérativement
contextualiser l’acte et le mettre en parallèle avec la violence, certes
invisible mais autrement plus destructrice, du grand patronat qui n’a
que faire du destin des milliers de familles qui se retrouveront sans
emploi ni revenu après la délocalisation de l’unité de production. La
violence ouvrière, non celle des casseurs mais des salariés en lutte,
n’est qu’une petite réponse à la grande violence dont fait preuve la
bourgeoisie financière, certes sans éclat de voix ni geste déplacé,
lorsqu’elle voue au chômage et à la grande précarité des milliers de
familles de travailleurs.
« Les grévistes sont égoïstes »
Il serait faux de nier cette évidence.
C’est dans leur intérêt propre que des salariés se mettent en grève,
pour éviter un plan social, une dégradation de leurs conditions de
travail – comme les cheminots aujourd’hui – ou une loi scélérate comme
la loi travail portée par Manuel Valls et Myriam El Khomri. Les
grévistes n’ont pas intérêt à ce que ces reculs de leurs droits sociaux
surviennent, et se battent donc pour empêcher le gouvernement ou la
direction de l’entreprise de mener à bien ses décisions ravageuses pour
le monde du travail.
Pour autant, il faut mesurer une donnée
essentielle : ce n’est pas pour leur intérêt à court-terme que les
grévistes se battent, mais pour leur intérêt à long-terme. Le premier
est sévèrement mis à mal par la perte de revenu synonyme d’une journée
de grève, et c’est bien pour le second que des mouvements sociaux ont
lieu. Or, l’intérêt à long-terme des salariés mobilisés rejoint
l’intérêt à long-terme de tous les salariés. Ce ne sont pas seulement
leurs conquêtes sociales que les employés en grève défendent ; ce sont
nos conquêtes sociales, qui permettent de ne pas se tuer au travail,
d’avoir droit à des congés payés et à une sécurité sociale garantissant
un minimum de confort aux malades et aux vieux. Autrement dit, leur
intérêt à long-terme rejoint l’intérêt général de l’ensemble des
salariés et des privés d’emploi. Cela n’apparaît pas clairement aux
travailleurs pénalisés par les grèves, c’est pourtant une réalité
incontestable. Par leurs mobilisations, les grévistes cherchent à sauver
ce qu’il reste du droit du travail en France, dans l’intérêt de tous
les salariés et notamment des jeunes générations qui risquent de
connaître des conditions de travail plus difficiles que celles de leurs
aînés. C’est pour le bien commun que des grèves ont lieu, non pas pour
l’intérêt à court-terme – ni des usagers, ni des grévistes – mais pour
l’intérêt à long-terme de tous.
« Les grévistes s’en prennent aux mauvaises personnes »
C’est une incompréhension profonde, et
légitime au regard du faible niveau de conscience collective des
travailleurs français, qui s’exprime lorsque des blocages économiques
rendent plus difficiles le quotidien des usagers de transports ou des
automobilistes. Les grèves s’en prendraient aux mauvaises personnes, à
ceux qui n’ont « rien demandé », plutôt que de s’attaquer aux
véritables fauteurs de troubles – généralement identifiés comme le
pouvoir politique, en particulier le gouvernement qui fait passer des
lois scélérates. Pourquoi, dès lors, ne pas chercher à s’en prendre aux
ministères plutôt qu’au portefeuille du Français moyen ?
Malheureusement, l’analyse rigoureuse de
la réalité conduit à considérer que c’est en s’attaquant à l’économie
du pays, en cherchant à la bloquer – par la pénurie de gazole, entre
autres – que les grévistes se font le mieux entendre. Les ministères
sont des bâtiments sécurisés dans lesquels il est impossible pour un
cortège de manifestants de pénétrer ; il est toujours possible de
manifester devant, comme le font régulièrement des manifestations
sectorielles, mais il faut souligner que ce n’est pas ainsi que le
gouvernement ou les directions concernées plient devant une
mobilisation.
Le véritable pouvoir des salariés
français réside, non pas dans la consommation – comme les médias
dominants cherchent à le faire croire – mais dans la capacité de
production. C’est en bloquant la création de richesses que les employés,
par leur grève, brisent le petit quotidien d’un pays pour créer les
conditions d’une grande victoire populaire. En s’attaquant à la
distribution de gazole, les grévistes ne visent pas les travailleurs
automobilistes, même si ces derniers en pâtissent, mais les capitalistes
qui perdent un profit phénoménal chaque fois qu’un blocage a lieu. En
s’attaquant ainsi à la classe dominante, les salariés en grève peuvent, à
la condition d’être nombreux et organisés dans la durée, représenter
une perte de profit tellement grande pour les propriétaires de capitaux
que ces derniers pèseront le pour et le contre, jusqu’à renoncer aux
plans sociaux ou à presser le gouvernement de retirer une loi
anti-populaire. En s’attaquant à l’économie du pays, avec tous les
effets indésirables que cela peut produire sur les travailleurs, les
grévistes construisent les conditions de la victoire. Si le blocage
économique continue de s’amplifier dans les prochains jours, comme le
laissent entendre les déclarations des responsables syndicaux – avec la
grève illimitée à la RATP dès le 2 juin, par exemple – le gouvernement
sera mis face au mur et pourra décider, après même son adoption par le
Parlement, de retirer la loi travail pour retrouver le chemin de la paix
économique. Ainsi, c’est le pouvoir politique exécutif national qui
plonge le pays dans un blocage dur, en refusant de revenir sur une loi
pourtant décriée par une grande majorité de Français, et ce sera
précisément ce blocage qui pourra le conduire à retirer cette loi.
« Les grévistes ruinent la France »
Là encore, nous avons un bel exemple de
vocable directement asséné par les médias dominants, pour décrédibiliser
voire criminaliser l’action syndicale, en particulier de la
Confédération générale du Travail (CGT). Les syndicats seraient
responsables de l’ « immobilisme » de la France, de son « manque de compétitivité », de son coût du travail « trop élevé ». Ils seraient la cause de la « ruine »
du pays, et ce seraient même eux qui obligeraient les patrons à
délocaliser pour trouver une main d’œuvre moins chère et moins
combattante !
Cette formule permet un retournement de
situation total dans l’éventail des responsabilités économiques en
France. Le grand patronat, propriétaire des multinationales, aura
toujours intérêt à augmenter ses profits en baissant le coût de
production, et notamment celui du travail, en allant chercher la main
d’œuvre la moins chère possible à l’échelle du globe. C’est la haute
bourgeoisie financière qui est responsable des neuf millions de chômeurs
et de précaires en France, car c’est elle qui délocalise depuis
quarante ans la production industrielle vers l’Asie, le Maghreb et
l’Europe de l’Est. C’est précisément elle qui ruine la France, en
organisant une évasion fiscale de la part de ses individus et de ses
entreprises, transférant une partie du chiffre d’affaires vers les
paradis fiscaux, et en minimisant donc la valeur ajoutée réelle qui est
produite en France – en travestissant le PIB à la baisse ! Les salariés
qui se battent pour leurs droits ne font que réagir, et tout tenter,
pour empêcher justement que cette ruine s’avère catastrophique.
En creux, la mobilisation des employés
grévistes permet aussi de mesurer leur importance fondamentale dans la
production nationale française : ce sont les salariés qui font tourner
l’économie, et non les patrons ! En exerçant leur droit constitutionnel à
la grève, les petites mains des grandes industries démontrent que ce
sont bien les employés qui créent la richesse, et non la bourgeoisie qui
« offre » de l’emploi. Le capital appartient bien à la classe
dominante, qu’il s’agisse des terrains, des immeubles, des machines et
des outils – mais cela représente, finalement, le travail passé qu’il a
fallu pour les mettre en œuvre ; toutes les richesses de notre planète
proviennent des efforts passés et actuels des travailleurs, et la classe
capitaliste ne fait que s’en emparer pour dominer le monde.
Enfin, voir dans les grévistes des individus qui « ruinent la France »
est un discours patronal qui va à l’encontre de toute l’Histoire
contemporaine de notre pays. Ce sont des grèves de 1936 et de 1968,
fondamentales car majoritaires dans la population, que nous sont
parvenus les droits aux cinq semaines de congés payés, à la journée de
travail de 8 heures en moyenne, les comités d’entreprises, les tickets
restaurants, la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans, le salaire minimum
interprofessionnel relativement élevé – en comparaison avec d’autres
pays voisins – et ce sont des conquêtes ouvrières qui profitent
aujourd’hui à l’ensemble des salariés français. Personne ne renoncerait à
son droit au repos et à la vie familiale, et il s’agit pourtant de
revendications historiques de la classe ouvrière qui ont été acquises de
haute lutte par la grève, face à un patronat qui s’est déchaîné pour
maintenir le travail des enfants, des salaires de misère, des conditions
de travail déplorables et non sécurisées. Tout l’enjeu de la
mobilisation actuelle, comme des précédentes luttes des salariés, se
situe ici : favoriser le progrès humain et social, en lieu et place de
la grande dégradation annoncée de nos conditions de travail pour
chercher à concurrencer, sur un marché planétaire, les mains d’œuvres
des pays pauvres ou en voie de développement. Les grévistes ne ruinent
pas la France, tout au contraire, ils cherchent à assurer pour tous les
travailleurs et les jeunes générations un confort mérité, au regard des
gigantesques richesses qui existent dans le monde, bien qu’accaparées
aujourd’hui par la petite caste de la bourgeoisie milliardaire.
La fatigue et l’agacement d’une partie des travailleurs à l’encontre des grévistes est à considérer du point de vue de la faible conscience de classe des employés français. Cela étant, le blocage économique des salariés en lutte pour leurs droits, pour nos droits de travailleurs à tous, n’est qu’une réponse appropriée à la dégradation annoncée de nos conditions de travail, et matérialisée aujourd’hui dans la loi travail de Valls et El Khomri, qui représente un recul généralisé du progrès social pour le seul profit égoïste de la classe capitaliste. Nous devons défendre les grévistes contre les attaques de tous feux qu’ils subissent, car – contrairement à ce qui est seriné dans les médias dominants – ce sont eux qui créent la richesse et œuvrent au progrès social. Ce modeste contre-argumentaire pourra être enrichi par vos propres réflexions, pour mettre à bas le retournement de responsabilité que la propagande idéologique du patronat, du gouvernement et des journalistes aux ordres produit dans les consciences des travailleurs de France. Ceux qui bloquent notre quotidien et notre avenir, dans notre aspiration au progrès, ne sont pas les grévistes mais les décideurs économiques et politiques – et si mécontentement il doit y avoir, c’est vers eux qu’il doit être tourné.
B.D.
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