Etudiante en anthropologie et passionnée de littérature, Fanny Charrasse écrit des romans aussi bien que des nouvelles et cherche, inlassablement, à travailler son style. C’est ici sa première publication et nous sommes convaincus que d’autres suivront, parce qu’elle vit par les textes, à travers leurs personnages, qu’il s’agisse des siens ou de ceux d’autres écrivains.
Son récit Chronique d’une croissance est l’occasion pour elle de montrer une certaine complicité entre ses problématiques et celles de Philip K. Dick ; le narrateur éprouve des doutes quant à la réalité qui s’offre à lui et mène une enquête dans l’espoir de faire la part des choses entre le réel et le fantasmé. Mais son enquête ne participe-t-elle pas déjà à la construction de la réalité ? La force de ce texte réside non seulement dans les questionnements, mais aussi dans le travail du verbe.
« En inscrivant les réponses dans des termes homogènes, alphabets et nombres, on va bénéficier de l’avantage technique essentiel du laboratoire : on va pouvoir contempler d’un coup d’œil un grand nombre d’épreuves écrites dans le même langage. On va pouvoir les montrer aux collègues d’un geste. S’ils discutent encore, on les acculera à regarder les courbes et les points et on leur demandera : Est-ce que vous voyez un point ? Est-ce que vous voyez une tache rouge ? Est-ce que vous voyez un bouton ? Ils seront obligés de dire oui, ou alors d’aller à l’asile. »
Latour B., Pasteur : Guerre et paix des microbes, Paris, La Découverte, 2011, p.137
Elsa m’a demandé si j’avais une règle. Je venais de jouir, allongé sur elle, le nez dans son cou. Je devais avoir les yeux fermés, je n’ai pas compris ce qu’elle voulait. T’as une règle ou pas ? Je n’ai pas bronché. Vacillant de plaisir, engourdi entre ses cuisses, nos sueurs se mêlant. Elle a insisté. J’ai répondu Mais non t’as pas tes règles ! Et elle m’a repoussé. Je n’aime pas ça, qu’elle me brusque après le sexe. J’aime la langueur de l’assouvissement, la paralysie du plaisir fuyant. Je te dis que j’ai besoin d’une règle ! Interloqué j’ai répété Une règle ? Pour quoi faire ? Elle m’a répondu qu’elle avait un grain de beauté bizarre sur le ventre, qu’elle voulait le mesurer. Et ça te prend comme ça, tout à coup, on fait l’amour et toi tu penses à tes boutons ? Elle me dit qu’elle avait l’impression qu’il avait grossi et qu’elle avait peur d’avoir un cancer. J’ai trouvé ça absurde Tu vas quand même pas te mettre à mesurer tous tes grains de beauté sous prétexte que tu pourrais avoir un cancer ? Avec le paquet que t’en as, tu vas passer ta vie une règle à la main ! Vexée, elle me dit qu’elle ne comptait pas tous les mesurer mais juste ce petit-là, au-dessus du nombril, et puis que, oui, elle préférait prendre des précautions plutôt que de mourir bêtement, si je voulais claquer par négligence, c’était mon problème, pas le sien. J’ai soupiré Avec la peur de mourir, on vit plus ! Et puis, je me suis levé pour la lui chercher, sa règle.
T’aurais pas un truc plus précis ? Je regardais mon double décimètre en bois. Elle le tenait sur son ventre. Long et solide, il devait lui paraître froid. De l’encre noire en avait taché les bords. Je me suis vu, enfant, m’appliquant à tirer un trait et me suis demandé si elle salissait l’instrument ou s’il la souillait. Son ventre immaculé, du sperme bavant sous elle. Elle m’avait fait jouir puis avait collé la règle de mon enfance sur sa peau brûlante. Elle a répété T’aurais pas un truc gradué au millimètre, par hasard ? Le grain de beauté avait la forme d’une poire. Elle est vraiment pas précise ta règle ! Il tenait entre deux graduations. J’ai calculé A peu près 0,3 cm. Bah, quand il atteindra le demi-centimètre, tu pourras le vérifier et t’en inquiéter ! Elle m’a jeté un regard noir T’as vraiment rien d’autre ? Je me suis énervé Non, je n’ai pas d’autre règle, et puis quoi encore, un compas pendant que t’y es ? Et, tiens, tourne-toi un peu voir, t’as remarqué que t’en avais plein les fesses, des trucs à mesurer ? Alors ça, c’est vraiment pas pratique ! Tu veux que je t’aide ? Je lui ai pris la règle et elle m’a repoussé, se roulant dans les draps pour ne pas que je l’attrape. Ok, si c’est comme ça, je vais mesurer autre chose, tiens, cette tache sur le mur, par exemple.
Rouge au-dessus de la tête de lit, je ne l’avais encore jamais remarquée, on aurait dit qu’une goutte de sang était tombée là, un moustique, qui sait ? et avait séché. Je l’ai mesurée et crié Environ un centimètre ! C’est vrai qu’elle n’est pas précise, cette règle ! 0,8 ou 0,9 cm ? Ça va me prendre la tête toute la journée ! Me tournant vers Elsa, je vis que mon cirque la faisait rire. Elle a rejeté les draps et, me présentant son corps nu, a crié Viens ici, espèce de nigaud ! Je me suis jeté sur elle et nous avons roulé, oubliant pour un temps son grain et ma tache.
Je m’en souviens bien, c’était un dimanche matin, même qu’après on a passé la journée ensemble. On s’est promenés sur les quais de Seine, on a mangé des frites dans un bistrot et bu de la bière belge. Puis on est passés voir un pote, Nico, avec qui on a discuté en fumant des joints. Le soir je suis rentré seul –Elsa n’aime pas qu’on dorme ensemble quand elle travaille le lendemain.
C’est au moment de me déshabiller que mes yeux sont tombés sur elle par inadvertance, ou peut-être que, pensant à la scène du matin, je la cherchais inconsciemment du regard. Elle n’avait pas bougé ni changé de couleur – ce qui aurait été encore plus étrange – mais j’eus la sensation qu’elle avait grossi. Je me suis approché pour mieux l’observer. Le rouge virait à l’ocre sur ses bords, détail que je n’avais pas remarqué plus tôt. Et puis, elle avait la forme d’un cœur retourné – ou plutôt d’une belle paire de seins – , ça non plus je n’y avais pas prêté attention. D’où venait-elle ? Mi-amusé, mi-curieux, j’ai ramassé la règle qui traînait par terre. Un peu plus de 1,0 cm. Avec un instrument gradué au demi-centimètre on ne peut pas faire plus précis, comme mesure. J’avais trouvé combien, le matin ? Un peu moins je crois ou… Je ne savais plus et de toute façon, qu’est-ce que ça pouvait me faire ?
Mon travail du lendemain m’a intéressé plus que de coutume. Est-ce à sa suite que mon inquiétude a commencé à naître ? Ou m’a-t-il intéressé du fait de mon inquiétude naissante ?
En tant que journaliste au Globe, j’étais chargé d’écrire un article pour la parution française du livre d’Erik Conway et Naomi Oreskes. Prédisant que, du fait du réchauffement climatique, l’humanité s’éteindrait avec le XXIe siècle, L’Effondrement de la civilisation occidentale dénonce notre aveuglement. La rigueur exagérée de la science est pointée du doigt. Selon les deux auteurs, par respect de l’intervalle de confiance de 95% – celui-là même qui fait qu’on juge erronée une assertion si on estime qu’il y a plus de 5% de chances qu’elle soit incorrecte – nos scientifiques se refuseraient à prendre au sérieux les conséquences désastreuses de l’augmentation de la température globale. Perte de bétail et de cultures, famines, étés perpétuels, incendies, cyclones, montée des eaux, migrations massives de populations, guerres, massacres… Effondrement. Lisant ces mots, je suis resté interdit. Courions-nous au désastre par précaution scientifique ? Etre rigoureux scientifiquement pouvait-il équivaloir à observer la venue du danger sans agir ? Une prise de conscience immédiate et un changement drastique de mode de vie nous permettraient-ils de nous en tirer ?
Le passage concernant le manque de lucidité de la science m’a tout particulièrement fasciné. Une phrase est restée gravée dans ma mémoire ‘Les scientifiques occidentaux ont fondé leur culture intellectuelle sur un postulat : croire à quelque chose qui n’existe pas est pire que ne pas croire à quelque chose qui existe.’ A combien d’êtres cette convention a-t-elle ôté la vie ? Et de phénomènes la reconnaissance ? Les jours suivants je n’ai cessé d’y repenser. Et moi, combien de fois ai-je préféré ne pas voir ce qui était plutôt que de remettre en cause ma propre vision du monde ?
La monotonie a emporté le reste de ma semaine. Journées qui se ressemblent. Enchaînement d’articles sans intérêt. Fatigues nocturnes et matins d’ennui. Jusqu’au vendredi soir. Je suis passé chez Nico. Comme toujours sa porte était ouverte. Je l’ai trouvé affalé dans sa chambre. Volets clos. Carcasses de bières et conserves sur la moquette. Des fringues traînant entre mégots et assiettes sales. Une forte odeur de pieds et de tabac froid. Mais t’as fait le ménage ou quoi ? Décollant les yeux de son PC, il m’a lancé un regard amusé Merde, si j’avais su que tu venais j’aurais ouvert la fenêtre ! Virant un peu de son bazar, j’ai approché une chaise du bureau Tu glandes quoi ? Je mate des trucs sur la schizo. Il m’a montré une liste d’une trentaine de films parmi lesquels The Machinist, The Tenant, Shutter Island, Fight Club, Dédales, Take Shelter, Repulsion, Shining, A Beautiful Mind, Lost Highway, Santa Sangre, Psycho. T’es obsédé ou quoi ? Se redressant, il m’expliqua que c’était pour un roman qu’il comptait écrire ; deux personnages, on suivait leurs vies parallèles avant de s’apercevoir qu’ils n’en étaient qu’un. Un peu cliché comme scénario, non ? Il soupira, c’était bien ça, le problème… Au début il avait trouvé l’idée géniale et maintenant, plus il s’informait, plus elle lui semblait plate.
Et ça t’est venu comment, cette histoire ? Il cherchait une vidéo sur youtube et n’a pas répondu à ma question. J’ai insisté Hé, ça t’est venu comment d’écrire là-dessus ? Les yeux rivés sur son écran il a pincé les lèvres. Je revois bien son profil, son nez droit, sa barbe de trois jours, et sa bouche un peu charnue. Après une hésitation, il a soupiré Si je te le dis, tu vas te foutre de ma gueule. Je ne sais plus comment je parvins à le convaincre mais je me souviens bien de son expression. Grave, les sourcils légèrement froncés, il me regardait droit dans les yeux. Puis, prenant un ton que je ne lui connaissais pas, il se mit à me parler de la mort de sa mère. De sa solitude. Des appels répétés de sa famille. Et puis, surtout, de ses visions à lui. Car elle lui apparaissait, m’expliqua-t-il. Au début sous forme de rêves. Puis, de façon plus déconcertante, dans le lointain, au détour d’une rue sombre, à l’arrière d’une voiture, à la fenêtre d’une maison. Il s’était mis à l’apercevoir de plus en plus fréquemment. Le temps d’une seconde, sa silhouette se détachait de la foule, son ombre se découpait d’un contre-jour, son expression déformait un visage… Se confiant à sa famille, il avait appris qu’il n’était pas le seul à l’apercevoir ponctuellement. Selon son père ce n’était qu’une pensée. Tu sais, comme quand on est obsédé par une meuf et qu’on croit la voir à tous les coins de rue !
Et c’est quoi le rapport avec ton histoire de schizo ? Au début, il comptait écrire un livre sur sa mère – dans le genre des Promesses de l’aube ou du Livre de ma mèrei —, mais il avait lâché l’affaire A moins d’être un Romain Gary ou un Albert Cohen, ce genre de récits tourne vite au nombrilisme pathétique ! Du coup, il s’était dit qu’il écrirait quelque chose de plus léger, de moins exclusivement dédié à sa mère. C’est ainsi que lui était venue l’idée de raconter sa propre histoire. Il souhaitait que ses visions soient autonomes, aussi réelles que le personnage-narrateur qui, tout à la fois, les produirait, les côtoierait, et serait influencé par elles. Qu’elles existent, en quelque sorte.
On a passé le reste de la soirée à fumer en regardant des vidéos sur YouTube. A un moment donné, je ne sais plus pourquoi, je lui ai parlé d’Elsa. Je ne me sentais pas inquiet pour elle, mais c’était plus fort que moi, il fallait que je lui en parle. Il m’a rassuré Tu sais comment elle est, Elsa, elle se prend la tête pour rien ! Je n’ai pas dénié Oui, c’est aussi ce que je pense, d’ailleurs je lui ai dit que ça devait pas être bien grave, son truc, mais des fois, je sais pas pourquoi, je me fais du souci pour elle.
Mon travail au journal me prenait de plus en plus de temps. Ou n’était-ce qu’une impression ? Quoi qu’il en soit, plus je faisais des découvertes concernant la menace du réchauffement climatique, plus je luttais avec mon inquiétude croissante et m’accusais de dramatisation. Si le danger était imminent, cela se saurait, non ? Et, pourtant je ne pouvais me départir d’une certaine angoisse.
Je me souviens avoir été marqué par mes découvertes sur le rôle joué par le réchauffement climatique dans l’extension et l’apparition de maladies infectieuses. Ecrivant sur le moustique tigre, je le vis profiter des inondations pour propager le chikungunya et la dengue dans le monde. Présentant le comportement de la tique de chien, je la visualisai excitée par l’augmentation de température s’attaquer à l’homme et lui transmettre la borréliose de Lyme ou la fièvre boutonneuse méditerranéenne. Et, signalant l’apparition du Pithovirus, j’imaginai d’autres virus, encore plus gros que celui-ci, s’échapper du permafrost fondu pour conquérir le monde et tuer des milliers d’individus. Bouleversé par ces images je me demandai soudain si l’homme survivrait à de telles invasions. Quelles seraient ses armes contre des êtres invisibles à l’œil nu ? D’autres apparitions s’ajouteraient-elles à celles-ci ? Quelles formes prendraient-elles ? Quand commencerions-nous à nous en inquiéter ? N’était-il pas déjà trop tard ? Quels autres dangers nous menaçaient ? Etions-nous en mesure de les percevoir ou préférions-nous notre aveuglement tranquille à une prise de décision immédiate ? Et, en fin de compte, tout cela n’était-il pas qu’une question de perception et d’appréciation du danger ?
Il a grossi. Constat abrupt, plus froid que la règle que je tenais plaquée contre son ventre. De combien ? Allongée sur mon lit, l’air serein mais dur, Elsa regardait le plafond. Dès son arrivée elle m’avait demandé mon avis, elle avait apporté une règle graduée au millimètre. Pour voir si je me fais des films, avait-elle dit avant d’ôter sa robe. La situation aurait pu prêter à rire. Penché sur son nombril, décimètre en main, je mesurais son grain. En fait c’est difficile à dire, il fait presque 0,5 cm, je crois que t’avais trouvé 0,3, la dernière fois, mais, vu la précision de ma règle, si ça se trouve il n’a pas bougé d’un millimètre… En plus t’es allongée, du coup t’étires la peau de ton ventre, et il paraît plus long, en fait j… Elle m’a coupé Dis pas de conneries, Phil, je l’ai mesuré toute la semaine et je te dis qu’il a grossi, j’avais besoin te le montrer, pas que tu me rassures avec des bobards. Je voulus lui répliquer que ce n’était pas ce qu’elle avait dit en arrivant chez moi, mais son ton n’admettait pas d’objection.
Pour éviter le conflit, je me suis éclipsé faire du thé. Depuis la cuisine, je l’entendis marmonner Du thé ? Tu crois vraiment que c’est le moment ? A mon retour, elle s’était rhabillée. En tailleur sur mon lit, elle faisait la moue. Posant la tasse sur la table de chevet, je m’assis face à elle. Droite, quoique le buste légèrement penché en avant. Les cheveux relevés en un chignon d’où s’échappaient quelques mèches rebelles. Elle avait quelque chose d’enfantin. Trop grandes, les bretelles de sa robe flottaient sur ses épaules. L’une d’elles avait glissé révélant une peau plus claire sous le tissu rouge. Pourquoi cette couleur ? Note tragique entre mes murs blancs. Elle s’est redressée et m’a regardé. Je lui trouvai l’air sombre. Les sourcils imperceptiblement froncés, les lèvres pincées. Fais pas cette tête, faut pas dramatiser non plus, si ça se trouve t’as rien de grave… Je n’ai pas su quoi ajouter. Après un long silence, elle me proposa d’aller faire un tour.
Dehors, il faisait chaud et lourd. La marche aidant, on se remit à parler. De tout et de rien, politique, musique, cinéma, littérature. Il y eut aussi de longs moments de silence durant lesquels, comme un nuage, l’image de son grain venait nous hanter. Je mis du temps à oser aborder la question. Elsa, y a un truc que je ne comprends pas… pourquoi cette angoisse, tout à coup ? Je veux dire, il y a dix jours t’en parlais pas et là tu… Non, décidément, les mots ne venaient pas. Nous avions commandé deux verres de rouge à la terrasse d’un café. On pouvait entendre des enfants jouer et un chien aboyer au loin. Elle a soupiré C’est dur à dire… depuis la mort de mes grands-parents, dans ma famille on a une obsession pour les cancers et puis, y a huit ans, mon oncle en est mort. Il avait un mélanome sur le cuir chevelu, quand on s’en est aperçus, il était trop tard… Mes parents m’ont toujours dit de me surveiller… Jusqu’à présent, je ne l’avais pas fait sérieusement, je crois que je trouvais ça un peu bête… s’inspecter le corps, se créer des problèmes, ça prend la tête ! Et puis, l’autre jour, je zappais quand je suis tombée sur une émission sur le cancer, il y avait plusieurs personnes qui témoignaient et… je crois que ça m’a rappelé de mauvais souvenirs, j’ai pris peur… alors j’ai pensé à ce grain un peu bizarre sur mon ventre et… c’est tout… Je suis désolée de t’embêter avec ça, si ça se trouve c’est rien de grave, mais, tu comprends, j’avais besoin d’en parler pour me sentir moins seule en attendant de consulter un dermato. En plus, tu sais comment c’est, on mesure une fois, puis deux, pour vérifier, et on se fait vite des films, alors ça commence à gratter, comme quand on connaît quelqu’un qui a des poux, rien que l’idée d’en avoir, ça nous démange…
De retour chez moi, je constatai qu’elle n’avait pas touché à son thé et oublié sa règle sur mon lit. Nous avions quitté les lieux hâtivement. Puis, après notre promenade, elle n’avait pas voulu que je la raccompagne chez elle. Décidément, je ne la comprenais pas, n’avait-elle pas besoin de réconfort ?
A la fois frustré de ne pas dormir à ses côtés et froissé de son refus, j’eus du mal à trouver le sommeil. Un rêve revint de façon récurrente. Je l’auscultais avec un microscope. Son grain de beauté grossissait, d’abord par le bas, il prenait des fesses, puis son tronc s’amenuisait pour se transformer en pointe, alors il se mettait à gonfler, à gonfler encore et il éclatait, faisant gicler du sang partout dans ma chambre.
J’ai fini par allumer la lumière. Réfléchie par le blanc des murs, elle m’a ébloui. Les yeux plissés et encore bouffis de sommeil, j’ai cherché la bouteille d’eau sur la table de nuit. Mes doigts y rencontrèrent quelque chose de dur et plat. Ne s’y attendant pas, ils mirent un moment à reconnaître la règle.
C’était celle, en plexiglas, d’Elsa. Ayant recouvré ma vue, je l’ai saisie et l’ai collée, machinalement, sur la tache rouge, juste au-dessus de moi. 2,6 cm. J’avais trouvé combien la dernière fois ? 1,2 cm, je crois… Merde alors, elle a pas pu prendre 1,4 cm en six jours ! Je suis resté scotché, règle en main, la considérant d’un œil hagard.
Puis, une fois la première stupeur passée, je me mis à prendre tout un tas de mesures. Transversalement, 2,9 cm, horizontalement, 3,0 cm, verticalement à gauche 2,6 cm, verticalement à droite 2,5 cm, verticalement au milieu 2,9 cm… Mais jamais, au grand jamais, 1,2 cm ! Avais-je manqué de précision ? Oublié le chiffre exact des mesures précédentes ? Possible, la première fois je blaguais, la seconde j’avais fumé… J’avais peut-être mesuré la largeur de la pointe ? Je n’étais plus sûr de rien… Et, me refusant à prendre cela trop au sérieux, je m’empêchais d’y réfléchir réellement. Pourtant j’y pensais, paresseusement, sans faire l’effort de mémoire nécessaire pour me souvenir de la façon dont j’avais pris les mesures précédentes, mais assez pour me tourner en dérision. Je charriais Elsa et son grain de beauté, mais moi j’étais pas mieux !
Le lendemain matin, les choses ne s’arrangèrent pas. Réveil tardif et difficile. La tache flottant parmi mes rêves. La tache ! Elle me tira du lit. Un peu nerveusement, maladroitement sans doute, je repris ses mesures. Entre 2,6 cm et 3,1 cm selon le positionnement de la règle. Comment être plus précis ? M’assurer que mes estimations étaient les bonnes ? Les mêmes doutes que la veille m’assaillirent. Avais-je oublié mes évaluations précédentes ? Après une hésitation je résolus de les prendre en note. Je dressai donc un tableau à double entrée. Cinq colonnes pour cinq types de mesures : transversale, horizontale, verticale à gauche, verticale à droite, et verticale au milieu. Une ligne par jour. A J1 je notai 3,0 cm, 3,1 cm, 2,7 cm, 2,6 cm, et 3,0 cm. Etrangement, cela me soulagea Voilà, désormais, je saurai à quoi m’en tenir !
Ces chiffres prirent plus d’importance que je ne l’avais escompté. Découverte matinale, ils bouleversèrent mes habitudes. Je ne me levais plus sans connaître l’appréhension de la mesure, sans craindre qu’elle ait changé, sans douter de sa justesse, sans frémir d’inquiétude, trépigner d’incertitude, enfin sans ajouter une ligne appliquée à mon tableau de collégien. Au bout du cinquième jour, il n’y eut plus de doute possible, la tache prenait, avec une régularité plus que déconcertante, deux millimètres par jour. Je le dis et le répète, ni plus, ni moins de deux millimètres quotidiens. J’avais eu beau douter de ses limites –fallait-il inclure ou non la frange ocre qui la bordait ?–, relativiser la précision de mon instrument –une règle graduée au millimètre, je vous jure !–, remettre en cause l’état de son évaluateur –étais-je bien éveillé, au moins ? –, la clarté de la pièce –rideaux tirés, lumière allumée ?–, ou celle de ma vue –et si je devenais presbyte ?–, en quelques mots faire de mes données des faits construits, cela n’y changeait rien, que je le veuille ou non, elle continuait de croître, de grossir encore et toujours, dévorant mon temps, me prenant la tête et avalant, nuit après nuit, l’intégralité de ma semaine.
Mon rapport au temps avait définitivement changé. Désormais, je ne pensais plus Tel jour, mais Le jour de telle mesure, plus Mercredi, mais Le quatrième jour. Ainsi mon avancée dans la semaine fut-elle réduite aux millimètres d’excroissance d’une tache rouge sur un mur blanc. Je ne cessais de me demander Grossira-t-elle demain ? Et ensuite ? Sa grossesse ralentira-t-elle ? S’accélèrera-t-elle ? Cessera-t-elle un jour ? Quand a-t-elle commencé ? En a-t-il toujours été ainsi ? Cette question, surtout, m’obsédait Et s’il y en avait partout, des taches qui gonflaient ? Pas seulement ici, sur ce mur, mais aussi là-bas à l’autre bout du monde ? Qui s’en rendrait compte ? Etais-je le seul à l’avoir remarqué ?
Le quatrième jour, je fis l’hypothèse d’un univers en expansion constante. Ayant déjà entendu parler d’un tel phénomène, je me mis à penser à ma tache comme à l’une de ses nombreuses conséquences. Et si tout grossissait à notre insu ? Non seulement cette tache, mais le reste du monde également ? Ce mur, cette chaise, cette table, la maison là-bas, ces voitures dans la rue, ces gens qui y passent, et nous aussi, enfin tout, vraiment tout ? Une chose clochait pourtant. Si tout était en expansion, alors les instruments de mesure le seraient également, et aucun accroissement ne serait donc mesurable. A moins que tous les éléments n’aient pas la même vitesse de croissance ? Mais alors est-ce la tache qui grandit ou la règle qui, ne grandissant pas aussi vite qu’elle, rétrécit par comparaison ? En fin de compte, tout rétrécissement n’est-il pas relatif à un repère ? C’est ainsi que je me mis à lire dans cette tache les signes d’un rétrécissement du monde. Chaque millimètre gagné par elle m’apparut désormais comme un millimètre perdu non seulement pour mon mur blanc mais pour la planète entière.
Le cinquième jour, un appel d’Elsa –m’avertissant qu’elle avait enfin pris rendez-vous chez un dermatologue– me mena à faire un second rapprochement : celui de ma tache avec un mélanome. Etrangement ce qui avait été, chronologiquement parlant, ma première pensée avait disparu sous l’effarement de la croissance de la tache rouge. Pourtant n’avais-je pas entrepris ces mesures alors même qu’Elsa entreprenait celles de son grain de beauté ? Pourquoi ne m’étais-je pas renseigné plus tôt sur le mode de propagation d’un cancer de la peau ? En quelques clics sur le net, j’appris que c’est la progression des cellules cancéreuses depuis l’épiderme jusqu’à l’hypoderme qui effectue la transition d’un cancer localisé à un cancer généralisé. Autrement dit, si le mélanome est extrait à fleur de peau, il ne se répandra pas. Sinon, gagnant le derme, l’hypoderme puis la couche basale, il donnera lieu à un cancer invasif capable de voyager à travers les vaisseaux sanguins et lymphatiques et donc de partir à la conquête de tout le corps du malade.
Prise de conscience. Panique de la découverte. Qu’adviendrait-il d’Elsa ? Etait-elle au courant ? Moi qui voulais la rassurer… Il fallait agir dès maintenant ! Tremblant face à mon ordinateur, j’hésitais à la rappeler. C’était absurde, je venais juste de l’avoir au téléphone. Quand avait-elle pris rendez-vous, déjà ? Et s’il était trop tard ? Je préférais ne pas y penser. Et si ma tache suivait la même progression, grossissant non seulement à la surface mais également à l’intérieur du mur ? Et si elle atteignait peu à peu, brique par brique, pièce par pièce, étage par étage, l’intégralité de mon immeuble ? De la rue ? Du quartier ? De la ville ? Du pays ? Du monde ? Etait-il encore temps de gratter la peinture et d’éviter sa propagation ?
Je n’en fis rien. C’était insensé, une petite tache de rien du tout. Un instant, la lecture de cet article, la pensée d’Elsa surtout, m’avaient fait perdre la tête. Il n’y avait aucun danger, un délire d’hypothèses, une extravagance logique, rien de plus. Ayant retrouvé mon calme, j’oubliai la tache jusqu’au lendemain matin.
Le sixième jour, j’ai rendu visite à Nico. C’était un vendredi. Suivant son rythme de croissance de deux millimètres par jour, ma tache avait pris douze millimètres depuis le dimanche.
Alors ça avance, tes affaires ? Je l’ai trouvé sur son lit, en train de lire. Il avait fait du rangement – le sol était moins jonché d’objets – , et ouvert la fenêtre. A ma vue il s’est redressé Quelles affaires ? Bah, ton histoire de schizo et tout… Il a souri Ça stagne pas mal depuis quelques jours… Et toi, ton boulot, alors ? Repensant à mes articles, je constatai pour la première fois que mes inquiétudes concernant le réchauffement climatique s’étaient comme déportées sur la tache rouge. C’est vrai ça, d’habitude tu me parles tout le temps de ton journal, d’écologie, et tout, mais là, ça doit bien faire trois semaines que t’en parles plus, t’es blasé ou quoi ? Comme je ne répondais pas, il a changé de sujet. Jusqu’au repas, le reste de soirée échappe à mon souvenir.
L’eau bouillait, la table était mise, j’étais assis, Nico debout, dos à la gazinière, quand je la vis. Toute petite au-dessous de la hotte, je ne lui aurais pas donné un centimètre. Comment avais-je pu la remarquer ? En tout cas, je devais la fixer d’un air bizarre car Nico s’est inquiété Eh oh ! Phil ! Ça va ? Tu regardes quoi, comme ça ? Sans hésiter, je répondis La tache rouge qu’est là-haut, tu l’as jamais remarquée ? Il s’est tourné vers la hotte Où ça ? Quelle tache ? De quoi tu parles ? J’ai fini par me lever pour la lui montrer Celle-là, tu la vois ? Il a acquiescé Tu veux dire l’éclaboussure de sauce tomates ? T’es devenu maniaque ou quoi ?
Ce n’était qu’une excuse. La vérité étant que j’avais impérativement besoin de me confier à lui. Le grain de beauté, la tache rouge, comment tout avait commencé, comment elle grossissait jour après jour… Je parlais et les mots s’engourdissaient dans ma bouche. Etait-ce la réaction de Nico ou la mise en mots de mes hypothèses qui me faisait peu à peu prendre conscience de l’absurdité de la situation et, probablement, de ma propre folie ? Quoi qu’il en fût, plus je parlais, plus je me sentais ridicule. Echo de mes paroles, le silence de Nico finit par me mettre mal à l’aise. J’avais besoin de conseils Dis quelque chose ! Les sourcils froncés, il s’est levé Les pâtes sont cuites !
Ce n’est qu’une fois à table qu’il m’a donné son avis Tu sais, Phil, je crois que t’as besoin de vacances… Elsa, Boulot, dodo, ça va un temps mais… Je sais pas, moi, sors, vas voir du monde ! Ou fais comme moi, tiens, glande un peu, merde ! Interloqué, je regardais le fond de mon assiette. Je n’avais plus faim. J’ai fini par lui demander Et sinon, ma tache, t’en penses quoi ? Il m’a fait les gros yeux. J’ai voulu protester Toi tu m’as bien par… Mais il m’a devancé Je sais ce que tu vas me dire, l’histoire de ma mère et tout, ça n’a rien à voir. Je suis en deuil, toi tu te surmènes.
J’ai senti qu’il n’y avait plus rien à ajouter. C’était absurde. Il ne pouvait pas me conseiller quelque chose au lieu de me faire la morale ? Est-ce que je me moquais de lui, moi, quand il me parlait de ses fantasmes ?
Le huitième jour, elle cessa de croître. Tableau de mesures et règle en main, j’en suis resté bouche-bée. Nous étions dimanche et, depuis vendredi, elle n’avait pas pris un millimètre. D’abord surpris, je m’étais mis à la mesurer plusieurs fois par jour. En vain. Elle ne bougeait plus. Ou, en tout cas, plus de façon perceptible.
Le neuvième jour, commençant à croire à un mauvais rêve, je donnai raison à Nico.
Le soir du dixième jour, Elsa a sonné à ma porte et soulevé son débardeur. Trois points de suture, la petite poire noire disparue. Je me suis agenouillé pour y déposer les lèvres. Le goût douçâtre de sa peau. Frisson de chair. Regain d’amour face à la mort.
Le réveil a sonné. Elle était là, près de moi, paisible. Je l’ai contemplée un moment. Ses cheveux longs, vagues sur ses épaules nues. Le petit poing serré de sa main droite près de son visage. L’ombre de ses cernes. Endormie, elle n’avait plus l’air de défiance que je lui connaissais. Cet air qui me mettait mal à l’aise, qui m’enchantait parfois, que j’admirais et haïssais tout à la fois. Son profil immobile et régulier était comme peint sur le drap blanc. J’ai observé la ligne de son front mourir au commencement de son nez. Un nez long et courbé vers ses lèvres entrouvertes. Je les vis s’affiner dans le sourire et se serrer dans l’amour.
Elsa a bougé et la ligne de son dos s’est ployée. Elle portait mon drap comme une jupe trop longue. Ses fesses y moulaient un tendre relief. M’approchant pour les embrasser, j’aperçus deux taches au niveau du coccyx. Imprimées sur le blanc du tissu, elles étaient rouges et avaient cette même frange ocre que celle tant de fois mesurée sur mon mur.
Ni l’un ni l’autre ne saignions. Entre le réveil et la douche, nous avions inspecté nos corps. Pas l’ombre d’une égratignure. Mais d’où provenaient ces taches, alors ? Au total, elles étaient cinq. Cinq à parsemer mon lit de leur honteuse rougeur. Mystère. Elsa m’a aidé à changer les draps. Et nous sommes partis au travail en vitesse.
L’incident m’a obsédé toute la journée. Je repensai à ce qu’Elsa m’avait dit une semaine auparavant : la sensation d’être envahie par les grains de beauté, d’en avoir plein les bras, les jambes, le dos, tout le corps. Etais-je victime du même phénomène ? Au journal je comptai quatre nouvelles taches. Une sur mon bureau, une sur la chaise de ma collègue, Céline, et deux sur la cuvette des toilettes. De retour chez moi, j’en découvris huit autres, toutes sur les murs de ma chambre. Cela faisait un total de dix-sept taches. Et encore, sans compter la première dont j’avais repris les mesures. Après avoir constaté qu’elle n’avait pas grossi depuis la dernière fois, j’ajoutai une colonne à mon tableau : Nombre de taches. De j1 à j10 j’inscrivis ‘1’. A j11, je notai ‘17’.
Le douzième jour, j’en comptai dix au bureau, vingt-deux dans ma chambre, une dans ma cuisine, trois dans mes toilettes. Soit un total de trente-six taches. Plus j’en voyais, plus j’en comptais. Ou était-ce l’inverse ? Je ne savais plus quoi penser et n’osais croire à un envahissement. Combien m’en fallait-il pour en être certain ?
Le treizième jour, je découvris quarante-quatre nouvelles taches chez moi –dont dix dans le couloir de mon immeuble– ainsi que trente autres à mon travail. J’en étais là de mon comptage, quand j’eus une idée. Demandant un stylo à Céline, je lui fis remarquer que son bureau était taché. Elle prit un air surpris Oui, et alors ?
Tout comme Elsa et Nico, elle pouvait les voir ! Les taches rouges étaient donc bien là, réelles, au vu et au su de tous, et pourtant ne semblaient préoccuper personne d’autre que moi. Le fait d’être le seul à prêter attention à un phénomène ne relève-t-il pas de l’hallucination ? En même temps qui pouvait se préoccuper de la présence de taches aussi minuscules ? En tant que journaliste écologiste, j’étais bien placé pour le savoir… Qui la fonte annuelle de milliers de tonnes de glaces à l’autre bout du monde inquiétait-elle, tant qu’elle ne faisait monter les eaux du fleuve le plus proche que de quelques centimètres par an ? Ravalant mes chiffres et mon inquiétude, je réfléchis que, franchement, ces petites taches rouges ne pouvaient intéresser personne d’autre qu’un journaliste obsédé par la prolifération des virus générés par le réchauffement climatique.
De retour chez moi je calculai qu’en tout et pour tout, j’avais découvert cent vingt-neuf taches rouges en l’espace de trois jours – et encore sans compter celles trouvées dans la rue et chez Nico. Ce nombre était-il suffisant pour tirer la sonnette d’alarme ? Serais-je pris au sérieux par Elsa si je lui en faisais part ? Un nombre peut-il faire office de preuve ? Cette réflexion me fit sourire. N’étais-je pas le premier à affirmer qu’un plus gros chiffre de délinquants ne signifiait pas nécessairement plus de délinquance ? Ma feuille de calculs en main, je me demandais comment je pourrais prouver l’apparition de nouvelles taches alors même que je n’avais jamais cherché à les compter auparavant. Il m’aurait fallu une photo de mes murs avant qu’ils ne fussent tachés… Je n’avais décidément aucune preuve. Pourtant, j’en étais certain, nous étions envahis.
Au matin du quatorzième jour, bercé par le clapotis de la pluie, je me suis blotti contre Elsa, elle a enfoui son visage dans mon cou, et j’ai ouvert les yeux. Alors, réveillé en sursaut par la vision de ma chambre, je l’ai secouée Elsa ! Elsa ! Elle a grommelé quelque chose et tourné le dos. Me levant d’un bond, j’ai insisté Elsa, regarde ! Roulant dans les draps, elle m’a considéré d’un air effaré C’est quoi ton problème ? Debout, irrité par son aveuglement, j’ai crié Les murs, ils sont tout rouges ! Elle a fait la grimace Bah, ils ont toujours été rouges, non ? puis s’est rendormie. Les bras m’en tombaient. Que faire ? Qui avertir ? J’ai gagné la fenêtre en titubant, tiré les rideaux pour voir ma ville, notre ville, engloutie sous un déluge de sang. C’était donc cela, la pluie ?
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