lundi 13 janvier 2014

Ariel SHARON : une vie comme une traînée de sang

Par Raoul-Marc Jennar


Les propos de François Hollande à propos de la mort d’Ariel Sharon sont
conformes au parti-pris du PS en faveur des politiques menées par le
gouvernement d’Israël. Les commentaires d’un grand nombre de médias gomment bien
entendu ce qui fut pourtant la réalité de la vie de cet homme qui aurait
dû être jugé pour crimes contre l’humanité. Mais qui, comme tout Isrélien responsable
de ce crime de masse, bénéficie scandaleusement de l’impunité la plus
totale et de la complaisance d’un très grand nombre de journalistes.

C’est bien pour échapper à la Justice et protéger Sharon que les USA et
Israël ont exercé des pressions intenses sur la Belgique afin qu’elle
vide de son sens sa loi dite de compétence universelle qui aurait permis à des
survivants des massacres de Sabra et Chatile d’obtenir justice devant
les tribunaux belges. C’est bien pour que les crimes commis par l’armée israélienne au
Liban et dans les territoires palestiniens occupés échappent à toute
justice que les USA ont exigé que la Cour Pénale Internationale ne puisse être
compétente que pour des faits commis après sa création alors que le
droit pénal international consacre l’imprescriptibilité des crimes de génocide, crimes de guerre
et crimes contre l’humanité. Des USA qui, comme Israël, ont finalement
refusé de ratifier le traité créant la CPI.

Voici la biographie de la vie de Sharon telle que je l’ai résumée en
2002 dans un document qui aurait du servir au procès de Bruxelles si les
autorités belges n’avaient pas cédé aux USA et à Israël. J’avais entre 1999 et
2002, effectué une enquête approfondie sur les massacres de Sabra et
Chatila, y compris en me rendant à plusieurs reprises au Liban. Le 18 juin 2001, à
Bruxelles, 23 personnes ont déposé plainte avec constitution de partie
civile en application de la législation belge relative à la répression des violations graves
du droit international humanitaire du chef de : actes de
génocide, crimes contre l’humanité et crimes portant atteinte aux personnes et aux biens
protégés par les conventions de Genève signées à Genève le 12 août . Les
plaignants se sont constitués parties civiles contre MM. Ariel Sharon, Amos Yaron et
autres responsables israéliens et libanais des massacres, tueries, viols
et disparitions de populations civiles qui ont eu lieu à Beyrouth, du jeudi 16 au samedi
18 septembre 1982 dans la région des camps de Sabra et Chatila. Il n’y a
pas eu de suite.

QUAND LA FIN JUSTIFIE TOUS LES MOYENS…

Pendant la campagne électorale, début 2001, Yitzhak Berman, qui fut
ministre de l’Energie dans le deuxième gouvernement  présidé par
Menachem Begin et collègue de Sharon, confiait au journal Ha’aretz « Pensai-je que Sharon
serait un jour candidat au poste de Premier Ministre ? La réponse est
non. Je ne crois pas que Sharon ait changé. Mais la majorité des citoyens de ce
pays ne se sentent pas concernés par l’Histoire. Ce qui s’est passé
avant n’a aucune espèce d’importance. Je ne pense même pas que les gens se souviennent
encore de la guerre du Liban. »

On a envie de nuancer le propos en indiquant que la mémoire des peuples
est très souvent sélective et qu’on s’empresse, sous toutes les
latitudes, d’oublier ce qui gène, de la même manière qu’on ne néglige rien dans le rappel de
ce qui peut servir le présent. On doit aussi constater que l’actuel
gouvernement israélien ne fait rien pour restituer fidèlement le récit des évènements
de 1982-1983. La biographie officielle du Premier Ministre Sharon est
étrangement muette sur les actes et propos du Ministre de la Défense Sharon en
1982-1983. Il convient donc, avant de tenter de cerner cette
personnalité, de restituer d’abord toutes les étapes de sa vie en se servant de sa propre
autobiographie, mais également de toutes les autres sources disponibles.

1. De l’Unité 101 à Sabra et Chatila : le parcours d’un homme de guerre

(Les numéros entre parenthèses renvoient aux pages de l’édition de 2001,
en anglais, de l’autobiographie de Sharon, intitulée de manière très
significative Warrior, New York, Simon and Schuster, 1984 et Touchstone, 2001)

Ariel Scheirnerman naît en 1928 dans le village – un moshav – de Kfar
Malal, à 25 kilomètres au nord-est de Tel Aviv, préféré par ses parents
à un kibbutz parce qu’ils « pourraient posséder leurs propres terres » (p.14). Son
père, Samuel, est agronome de formation. Sa mère, Véra, n’a pas pu
achever des études de médecine, suite à leur départ de Russie. Le jeune Ariel participe
activement aux travaux de la ferme. Vingt ans plus tard, lorsque Ben
Gourion exigera que les officiers portent un nom hébreu, il choisira de s’appeler Sharon.

Il a quatorze ans lorsqu’il  prête le serment d’adhésion à la Haganah
tout en éprouvant une grande admiration pour les groupes terroristes
juifs Irgoun et Stern qu’il appelle des« organisations militantes clandestines» (p.
33 et 37). Trois ans plus tard, il participe à un cours secret de
formation militaire de deux mois organisé par la Haganah en bordure du désert du Néguev. Au
terme de ce cours, destiné à de futurs chefs d’équipe, il est reçu comme
« soldat de première classe » et non comme caporal, ainsi qu’espéré (p.35). Il
rejoint la police qui protège les zones juives de peuplement.

Après des études secondaires dans un lycée de Tel Aviv, il vient de
s’inscrire à la Faculté d’Agronomie de l’Université Hébraïque de
Jérusalem lorsqu’en décembre 1947, il est mobilisé en permanence au sein de la Haganah suite
à l’adoption du plan de partage de la Palestine par l’ONU. Suite à son
rôle dans la prise du village palestinien de Bir Addas, il est promu chef de
section. Après la déclaration d’indépendance d’Israël, le 14 mai 1948,
sa section, qui fait partie du 32e bataillon de la Brigade Alexandroni, est transférée
au sein de la 7e Brigade créée pour prendre le contrôle de Latrun, une
ville stratégique sur la route de Jérusalem. La bataille de Latrun est la plus importante
de la guerre 1948-1949. Sharon est blessé pendant la première attaque,
le 26 mai.
Il réintègre son bataillon en juillet et participe à tous les combats,
en qualité d’officier de reconnaissance, jusqu’au cessez-le feu, en 1949.

Le nouvel Etat hébreu organise son armée baptisée Forces de Défense
d’Israël (FDI). Sharon commande la compagnie de reconnaissance de la
Brigade Golani.
En 1950, sa maîtrise des « techniques agressives de reconnaissance et de
renseignement » (p. 69) lui valent d’être promu au grade de capitaine.
Il est ensuite affecté comme officier de renseignement au quartier général du
commandement militaire central. L’année suivante, il nommé chef du
renseignement du commandement du secteur Nord. En 1952, il s’inscrit à la Faculté
d’Histoire du Moyen-Orient à l’Université Hébraïque de Jérusalem tout en
commandant un bataillon de réserve.

Qibya, Gaza

Un an plus tard, fin juillet, il fait un choix décisif. Il renonce à ses
études et accepte la proposition du Commandant en chef des FDI de créer
une unité spéciale antiterroriste hautement qualifiée dont il reçoit le
commandement. Cette unité est baptisée « Unité 101».

Après un entraînement intensif, cette unité opère contre ce que Sharon
appelle les « gangs arabes » et les « terroristes » (p. 85-86). Fin
août, elle tue vingt réfugiés du camp de Burayj, dans la bande de Gaza.

Le 13 octobre 1953, une grenade est lancée dans une maison de la colonie
israélienne Yehud, non loin de la frontière avec la Jordanie
(aujourd’hui, la Cisjordanie). Une mère et ses deux enfants sont tués. Ben Gourion et les
chefs des FDI confient une opération de représailles à Sharon sur le
village palestinien de Qibya. L’Unité 101 pénètre dans le village dans la nuit du 14 au 15
octobre et jette des grenades dans les maisons. Un massacre collectif
s’en suit dont rend compte le journal Ha’aretz du 26 octobre : « ils ont tiré sur
chaque homme, femme et enfant qu’ils trouvèrent. Et pour finir sur les
troupeaux de vaches. Ils dynamitèrent ensuite quarante-deux maisons, une école et
une mosquée. » Soixante-neuf personnes trouvent la mort, en majorité des
femmes et des enfants. Le Département d’Etat US, le 18 octobre, déclare que les
responsables « devraient être amenés à rendre des comptes». Le 25
novembre, le Conseil de Sécurité de l’ONU, unanime, condamne Israël pour ce massacre.
Ben Gourion félicite Sharon. L’Unité 101 incarne la volonté d’Israël de
s’imposer dans la région (p.90-91).

L’Unité 101 fusionne avec une unité de parachutistes. Sous le
commandement de Sharon, ces commandos vont s’illustrer dans des
opérations particulièrement meurtrières.

En représailles à des attaques de fedayin provenant de Gaza, les
commandos de Sharon, fin février 1955, attaquent le quartier général de
l’Armée égyptienne à Gaza, au cours d’une opération baptisée « flèche noire». Trente-huit
soldats égyptiens sont tués dans leur sommeil. En décembre, une
opération baptisée « feuilles d’olive » contre des positions syriennes le long du lac de
Tibériade se traduit par la mort de cinquante-six soldats syriens. Même
Ben Gourion trouve que ces actions sont « trop  réussies » (p.126), sans que Sharon
indique les raisons de cette étrange appréciation dans Warrior.

En octobre 1956, peu avant la campagne du Sinaï, une attaque israélienne
conduite par Sharon contre le quartier général des forces jordaniennes à
Kalkilia se traduit par un débat fondamental sur les méthodes de dissuasion à
employer contre les opérations qualifiées de terroristes. Sharon plaide
pour l’occupation de territoires nouveaux.

Le Sinaï

Pendant la campagne du Sinaï, Sharon, dont les unités sous son
commandement forment désormais la brigade 202, désobéit aux ordres et
fait entrer ses hommes,
conduits par les commandants de bataillon Motta Gur et Rafael Eytan
(bataillon 890), dans la Passe de Mitla où ils  tombent dans une
embuscade égyptienne.
Lorsque leurs soldats, au prix de lourdes pertes, viennent à bout de
leurs ennemis, ils massacrent les 49 Egyptiens qui ont été faits
prisonniers et ligotés.
Vingt-cinq ouvriers du département égyptien de la voirie, après avoir eu
les mains ligotées, sont également abattus. Lorsque la brigade de Sharon
poursuit son avance depuis la passe de Mitla vers le détroit de Charm el Cheik, à
Ras Sudar, le bataillon 890 massacre les 56 occupants – civils –
palestiniens d’un camion croisé sur la route. Peu après al-Tur, à 15 km du détroit,
le 4 novembre, il rencontre un régiment égyptien en déroute et massacre
les 168 soldats. Une enquête fut ouverte par les autorités militaires, mais elle
ne concernait que l’acte de désobéissance de Sharon devant la Passe de
Mitla.
Protégé par Ben Gourion, il ne fut pas blâmé, même si sa carrière en fut
considérablement ralentie.

En septembre de l’année suivante, il effectue des études à l’Académie
Militaire de Kimberley, dans le Surrey, en Grande-Bretagne et à son
retour dix mois plus tard, il est promu Colonel. Comme il est d’usage à l’époque pour
les officiers de son rang, il adhère au parti travailliste (p.224). Peu
après, il est nommé Commandant de l’Ecole d’infanterie tout en exerçant le
commandement d’une brigade d’infanterie de réserve. Il entreprend en
même temps des études à la Faculté de Droit de l’Université Hébraïque de Tel-Aviv.

En 1964, il est nommé Chef d’Etat-Major du commandement du secteur Nord
et deux ans plus tard il reçoit le grade de Major-Général et exerce la
direction du département de formation militaire tout en commandant une division
blindée de réserve, ce qui ne l’empêche pas d’obtenir la même année son
diplôme de droit.

A la veille de la guerre des Six Jours, il est basé dans le Néguev. Ses
exploits militaires pendant cette guerre-éclair lui valent une grande
popularité en Israël et dans les communautés juives à l’étranger. Lorsqu’il reprend
la direction du département de formation militaire, il procède au
transfert immédiat dans les Territoires occupés (p.208-209) de tous les établissements sous
son autorité (écoles d’infanterie, du génie, de la police militaire, des
parachutistes,
…).

En conflit avec Bar-Lev, le Commandant en Chef des FDI, la reconduction
de son engagement dans les FDI lui est refusée. Il fait connaître son
intention d’adhérer au parti libéral associé au Herut, le parti de Menachem Begin
et de participer aux élections qui doivent avoir lieu fin 1969. A la
suite de quoi, il est maintenu dans les FDI et obtient, après les élections, le poste
de Commandant du Secteur Sud, ce qui inclut l’autorité militaire sur la
Bande de Gaza.

Lorsqu’en septembre 1970, l’armée jordanienne massacre des milliers de
Palestiniens près d’Amman, la Syrie intervient militairement. Les USA
demandent à Israël d’exercer une menace sur la Syrie qui, dès lors, se retire de
Jordanie. Sharon désapprouve le soutien à la monarchie haschémite. Pour
lui, la chute de celle-ci aurait permis la constitution d’un Etat palestinien
(p.246) en Jordanie.

La Bande de Gaza

En 1971, sous son autorité sont lancés ce que le journaliste israélien
Yigal Mosko (Kol Ha’ir, du 30 juin 1995) appelle « les escadrons de la
mort d’Ariel Sharon ». Il s’agit d’unités du Sayeret Matkal, composées de para
commandos parlant l’arabe, ne portant pas d’uniforme et autorisés à
procéder à des assassinats, c’est-à-dire tuer des gens en dehors des combats (voir Glossaire). De
juillet 1971 à février 1972, il  y a 104 assassinats de Palestiniens.
Ces unités opèrent surtout dans la Bande de Gaza où des milliers de maisons sont
détruites dans les camps de réfugiés palestiniens (2.000 pour le seul
mois d’août 1971). Des puits d’eau sont bouchés. Sharon y installe 4 colonies de
peuplement. Des centaines de Palestiniens, y compris des femmes et des
enfants, sont emprisonnés.

Ayant compris qu’il n’obtiendrait jamais le poste de Chef d’Etat-Major,
Sharon quitte le service actif en 1973 et reçoit le commandement d’une
division blindée de réserve. Il la commande pendant la guerre d’octobre et lui
fait traverser le Canal de Suez vers l’Egypte, renversant ainsi le cours
de la guerre sur le front égyptien. Pour beaucoup d’Israéliens, il devient le « roi
Arik. »

Un guerrier en politique

Peu avant la guerre du Kippour, il avait lancé un appel à l’union des
partis opposés aux Travaillistes et avait conduit, aux côtés de Menachem
Begin, des négociations qui ont abouti à la création du Likoud. Fin décembre, alors
qu’il commande toujours sa division sur la rive ouest du Canal de Suez,
il est élu député à la Knesset sur la liste du Likoud. Un an plus tard, déçu
par la vie parlementaire, il démissionne de son mandat de député
(p.341-342).

Il se consacre à son exploitation agricole quand, en juin, le Premier
ministre Rabin lui propose le poste de conseiller spécial pour les
questions de sécurité.
La guerre civile vient d’éclater au Liban. Sharon recommande d’empêcher
toute présence syrienne dans ce pays (p. 423). C’est à ce moment
qu’Israël commence à soutenir le Major Saad Haddad (p.424). Rabin et Peres, ministre des
Affaires étrangères, nouent des liens avec les dirigeants chrétiens
libanais. Dans le même temps, Sharon prépare un plan de peuplement juif de la Cisjordanie.

Ayant goûté du pouvoir, Sharon veut voler de ses propres ailes. En
février 1976, alors que le gouvernement est affaibli par des scandales,
il quitte Rabin et, contre l’avis de la plupart de ses amis, il crée son propre parti :
le Shlomzion (Paix pour Sion). Très vite, il constate ses faibles
chances aux élections (p.348-353). Il tente alors, mais trop tardivement, d’intégrer son parti
dans le Likoud. Le Shlomzion ne remporte que 2 sièges aux élections de
1977. Le Likoud est le grand vainqueur du scrutin. Le 15 juillet, le premier
gouvernement Begin entre en fonction. Sharon est ministre de
l’Agriculture auquel, à sa demande (p. 354), on ajoute la présidence du comité ministériel de
la colonisation dans les Territoires Occupés. En octobre, il fait
approuver, malgré les réticences de Bégin, un plan de colonisation massive de la
Cisjordanie et des abords de Jérusalem. Il réalise ainsi un projet
auquel il pensait depuis dix ans (p. 361). A de multiples reprises, Sharon se fait le
porte-parole du Gush Emunim (« Bloc des Croyants »), groupe
d’extrémistes religieux ultra-nationalistes
à propos desquels « il ressent une profonde identification avec leurs
efforts pour établir une communauté juive dans la patrie juive
historique » (p. 362) et auxquels il veut garantir « le droit de vivre dans l’Israël
historique » (p. 368). Quatre années plus tard, 64 colonies
supplémentaires auront été créées
en Cisjordanie. Il intensifie aussi le peuplement juif de la Galilée
sans se soucier des droits des populations palestiniennes qui y vivent.

L’année suivante, Begin et Sadate signent, avec Jimmy Carter, les
Accords de Camp David. Sharon est opposé à la partie relative à
l’autonomie des Palestiniens.
Il pense qu’elle pourrait avoir l’effet d’une Déclaration Balfour pour
les Palestiniens et conduire à un second Etat palestinien, après la
Jordanie, ce qui est totalement inacceptable à ses yeux. « La Judée, la Samarie et
Gaza sont parties intégrantes de Eretz Israël » et l’autonomie accordée
ne peut l’être qu’aux personnes, sans leur concéder la moindre souveraineté
territoriale (p. 402-406).

A partir d’avril 1980, le ministre de l’Agriculture et des colonies de
peuplement va s’employer, avec Begin, de convaincre le gouvernement de
la nécessité de détruire le réacteur nucléaire irakien d’Osirak Quatorze mois plus
tard, c’est chose faite.

La législature s’achève et, en juin 1981, pendant la campagne
électorale, Sharon organise, pour 300.000 personnes, les « Sharon
Tours » : visites des montagnes
dans les Territoires occupés afin de convaincre les électeurs de leur
importance stratégique et de la nécessité d’annexer la Cisjordanie.
Après les élections, il devient ministre de la Défense dans le 2e gouvernement Begin, malgré
l’opposition de nombreux membres du Likoud qui le trouvent dangereux.

Avant même d’occuper ses nouvelles fonctions, il s’oppose au cessez-le
feu négocié par Philip Habib, diplomate américain, pour mettre fin aux
attaques de l’OLP dans le Liban Sud (contrôlé par Haddad) et en Galilée et aux
représailles israéliennes. Avant que l’Egypte retrouve sa souveraineté
sur le Sinaï, suite aux Accords de Camp David, il fait détruire complètement la ville
juive de Yamit, construite dix ans plus tôt, afin qu’elle ne devienne
pas une ville égyptienne. En octobre, il demande à l’Etat-Major des FDI de préparer
les plans d’une invasion du Liban. Ceux-ci sont arrêtés à la mi-décembre
(p. 436-437).
Il encourage la coopération militaire avec certains pays africains tels
le Soudan de Nimeiry, le Congo de Mobutu, l’Afrique du Sud de
l’apartheid, mais également avec les juntes militaires du Guatemala et d’El Salvador. En
décembre, il signe le premier accord de coopération stratégique avec les
USA.

L’année 1982 est entièrement consacrée à l’invasion du Liban (voir
chapitre Les Faits) qui conduit aux massacres de Sabra et Chatila et à
la création d’une commission d’enquête sous la pression de près de 400.000 manifestants.
Le 8 février 1983, la Commission Kahan publie son rapport. Sharon
considère qu’il s’agit de la « marque de Caïn contre le peuple juif » (p.520) et d’une
« trahison » (p.523). Le Conseil des Ministres approuve le Rapport Kahan
par 16 voix contre 1, celle de Sharon. Le 14 février, sa démission comme
ministre de la Défense est entérinée, mais il refuse de quitter le
gouvernement ou il reste comme ministre sans portefeuille. Six jours plus tard, il est
réintégré dans les comités ministériels de la défense et des
négociations relatives au Liban. Le 21 février, l’hebdomadaire américain Time Magazine publie
un article dans lequel il rapporte que, lors de l’entrevue du 15
septembre 1982 entre Pierre et Amin Gemayel et Sharon, ce dernier aurait « discuté de
la nécessité pour les Phalangistes de venger l’assassinat de Bechir
Gemayel». Sharon poursuit Time en justice pour diffamation et demande 50 millions de US $
de dommages et intérêts devant un tribunal de New York. Il affirme que
le Rapport Kahan a déterminé une responsabilité indirecte de sa part dans les
massacres. Une incitation à la vengeance signifierait une responsabilité
directe. Il nie avoir tenu de tels propos. Six mois plus tard, lors de la démission
de Begin, il se présente au sein du Likoud contre Shamir et obtient 42,5
des voix.
Il devient un des leaders influents du Likoud.

2. Le Grand Israël, à n’importe quel prix

L’histoire militaire retient des noms éminents et respectables, même
pour ceux que ne fascine pas « l’art de la guerre ». On ne les a jamais
confondus avec ces tueurs revêtus d’un uniforme qui émergent dans les situations
de crise. On ne peut résumer l’itinéraire de Sharon à celui de ces
militaires brillants qui ont laissé leur nom dans l’histoire. Ce fut, certes, à l’occasion,
un stratège audacieux capable de coups de génie, un peu à la manière
d’un Patton.
On ne peut pourtant se contenter de l’image de baroudeur sympathique que
se complaisent à offrir de lui la plupart des média occidentaux. Ces
portraits ne suffisent pas pour décrire le personnage. Il faut y ajouter des
traits beaucoup moins flatteurs qui font penser à ces généraux apparus
dans les divers camps qui se sont affrontés lors de l’éclatement de la Yougoslavie et
dont les rêves nationalistes ne pouvaient s’accomplir que par
l’élimination physique de ceux qui se trouvaient sur leur chemin.

Le rêve de Sharon, il ne s’en est jamais caché et son autobiographie le
confirme, c’est le sionisme accompli, c’est Eretz Israël, le grand
Israël, de la Méditerranée au Jourdain, incorporant la Cisjordanie (toujours dénommée
par les noms bibliques de Judée et Samarie) et Gaza (p. 402). Certes, il
n’est pas le seul dans son pays à penser de la sorte. L’extrémiste de droite
Sharon n’est pas différent du social-démocrate Shimon Peres qui, au
moment où le plan Sharon de colonisation des Territoires occupés devenait
réalité, déclarait, comme leader de l’opposition,: « Il n’y a pas de
discussion en Israël à propos de nos droits historiques sur la terre d’Israël. Le passé est
immuable et la Bible est le document décisif qui détermine le destin de
notre terre »
(The New York Times, 6 août 1978).

Mais, ce qui distingue Sharon, c’est sa propension à traduire en actes
sanglants une conviction qui nie l’existence du peuple palestinien et
qui entend, par tous les moyens, détruire le nationalisme palestinien sous toutes
ses formes. L’obstacle au sionisme de Sharon, ce sont les populations
qui habitent ces territoires depuis des siècles. Quand il évoque les civils, il ne
les appelle jamais des « Palestiniens », mais toujours des « Arabes » Et
leur place, selon lui, se trouve en Jordanie. Quand il parle des combattants
palestiniens, niant tout droit à la résistance, il les qualifie
systématiquement de « terroristes »
au point d’en faire une sorte de synonyme de Palestiniens. Les camps de
réfugiés sont, même lorsque nulle présence militaire n’est observée,
nécessairement à ses yeux des « camps terroristes. »

On ne s’étonnera donc pas de la leçon que Sharon tire des massacres
qu’il a perpétrés à Qibya. Alors que le monde entier s’émeut des
victimes innocentes, Sharon considère que «le raid de Qibya fut un tournant (…) les FDI
étaient de nouveau capables de trouver et de frapper des objectifs loin
derrière les lignes ennemies (…) avec Qibya, un nouveau sens de confiance en soi
prenait racine »(page 90).

Ce qui domine la biographie de Sharon, comme celles de Ben Gourion, de
Golda Meir, de Menachem Begin et d’Yitzhak Shamir, ces premiers
ministres sous lesquels il a servi et auxquels il se réfère, c’est le mépris du Palestinien
poussé jusqu’à sa plus extrême limite : sa négation qui autorise son
élimination et qui fonde une logique du massacre d’Etat. Son autobiographie en fait
foi, il partage sans réserve les propos d’un Ben Gourion, le fondateur
de l’Etat d’Israël, qui, à propos des réactions à toute forme de résistance à la politique
d’Israël notait dans son journal : « Faire sauter une maison ne suffit
pas. Ce qu’il faut, ce sont des réactions cruelles et fortes. (…) Nous devons frapper
sans pitié, y compris les femmes et les enfants. Autrement, les
réactions ne sont pas efficaces. A l’heure de la réaction, il n’y a pas de place pour
distinguer entre le coupable et l’innocent». (1 janvier 1948) ou de
Golda Meir, premier ministre, qui déclarait au Sunday Times (15 juin 1969) :« Il n’y a pas
de peuple palestinien.(…) Ils n’existent pas». ou encore de Menachem
Begin, qui n’hésitait pas à déclarer à la tribune du parlement israélien le 8 juin
1982 : « Les Palestiniens sont des animaux à deux pattes. »

Mais même de tels propos ne suffisent pas à Sharon. Il ne croit pas aux
contraintes juridiques. Il ne croit pas qu’Israël puisse confier sa
sécurité à des accords et garanties internationaux. Au « sionisme politique » de
Begin, il préfère le « sionisme pragmatique » que lui a enseigné son
père et  qui s’appuie sur la conviction que rien ne peut s’accomplir par des accords
de droit, si on ne s’est pas assuré en même temps des garanties sur le
terrain (p. 392). Comme Ben Gourion, Sharon est le partisan du fait accompli –
imposé par la force des armes – que viennent, seulement ensuite, et le
cas échéant, consolider les dispositions politiques et juridiques. L’homme qui
n’hésite pas à déclarer « Nos ancêtres ne sont pas venus ici pour
construire une démocratie,
mais pour construire un Etat juif » (Forward, 21 mai 1993) ne
s’embarrasse guère des règles de droit qui civilisent les sociétés
humaines. Evoquant la nécessité de prendre les terres et de créer les faits dans le réel, il
écrit dans son autobiographie qu’il adhère à cette formule répétée dans
le cercle familial : « ne parle pas de cela, fais en sorte que cela soit » (p.279).

A peine devenu Ministre de la Défense, Sharon a fait préparer des plans
pour l’invasion du Liban. Son objectif était triple : ainsi qu’il l’a
déclaré lui-même, il s’agissait de détruire l’OLP. Mais un deuxième objectif explique
mieux la barbarie organisée par les FDI. En effet, la campagne « La
Jordanie, c’est la Palestine » est venue confirmer les affirmations selon lesquelles un
des objectifs d’Israël dans la guerre du Liban était l’expulsion de tous
ses réfugiés palestiniens vers la Jordanie pour provoquer la chute du roi Hussein et
y établir l’Etat palestinien. Enfin, Sharon reprenait à son compte un
projet déjà formulé par Ben Gourion, le fondateur d’Israël. En mai 1948, à
l’occasion d’une discussion sur les stratégies à mettre en œuvre une
fois la guerre engagée avec les pays arabes, Ben Gourion déclarait à l’Etat-Major de la
Haganah : « …nous devrions nous préparer à passer à l’offensive…le point
faible est le Liban.(…). Un Etat chrétien devrait être établi, avec pour frontière Sud
le Litani. Nous ferons alliance avec lui… » L’invasion du Liban en 1982
poursuivait aussi le rêve de mettre en place un protectorat libanais contrôlé par la
famille Gemayel. Sharon n’a atteint aucun de ses objectifs. Mais, par
contre, des dizaines de milliers de personnes en sont mortes dans des souffrance
innommables.

Amos Perlmuytter, spécialiste israélo-américain d’histoire militaire et
analyste des questions stratégiques, écrivait dans Foreign
Affairs (automne 1982) :
« Begin et Sharon partagent le même rêve : Sharon est l’homme de main de
ce rêve. Ce rêve est d’anéantir l’OLP, d’éteindre le moindre vestige du
nationalisme
palestinien, d’écraser les alliés et les partisans de l’OLP en
Cisjordanie et, à la fin, de chasser les Palestiniens qui y sont vers la
Jordanie et de paralyser, sinon de mettre fin au mouvement nationaliste palestinien.
Tel était pour Sharon et Begin, l’objectif ultime de la guerre du Liban. »

Plus fondamentalement, on conviendra, avec Annette Levy-Willard, que
« Sharon est le meilleur représentant de cette génération d’Israéliens
pour qui – comme Begin – les mots de Juifs, d’Israël et de sécurité justifient
toutes les raisons d’Etat et tous les immoralismes…qu’importent les
moyens pourvu qu’on ait la fin » (Libération, 11 février 1983).

Philip Habib, qui fut une sorte d’anti-Kissinger de la diplomatie
américaine, déclarait après les massacres : « Sharon est un assassin,
animé par la haine contre les Palestiniens. J’ai donné à Arafat des garanties que les
Palestiniens ne seraient pas touchés, mais Sharon ne les a pas honorées.
Une promesse de cet homme ne vaut rien. (…) C’est le plus grand menteur, de ce
côté-ci de la Méditerranée ».

Toute la carrière d’Ariel Sharon indique que cet homme a partagé avec
certains dirigeants et une partie de la population de son pays la
conviction que la sécurité d’Israël nécessitait une extension de son territoire
jusqu’aux limites bibliques de la Palestine, l’homogénéité démographique
la plus grande et la transformation du Liban en un protectorat dirigé par une dictature
phalangiste. L’histoire d’Israël, dès 1947 jusqu’à nos jours, de même
que la biographie d’Ariel Sharon fournissent des informations incontestables sur certaines
méthodes auxquelles une partie de la classe politique et de
l’establishment militaire n’ont eu aucun scrupule à recourir pour réaliser ces objectifs : la
conquête militaire de territoires nouveaux, le nettoyage ethnique par la
terreur, l’invasion et l’occupation du Liban après plusieurs années d’ingérences directes et
de raids militaires, l’assimilation des populations civiles à l’ennemi.

C’est le constat que fait la Commission MacBride : « En d’autres mots,
l’actuel leadership de l’Etat d’Israël a été directement impliqué dans
des politiques terroristes à l’égard des populations civiles palestiniennes. La
Commission tire la conclusion que les massacres de Sabra et Chatila
constituent seulement un exemple culminant de ce type d’implication, renforçant avec
l’intensité historique notre appréciation que l’Etat d’Israël, ses
dirigeants civils et militaires, comme responsables officiels, portent en droit la
responsabilité de ces évènements et de la terrible tragédie qu’ils ont
provoquée. »

Dès le début de sa carrière, Sharon est de ceux qui ont fait le choix de
tels objectifs et de telles méthodes. Maître dans l’art d’imposer ses
vues par la force, après avoir dissimulé ou menti, il a très souvent placé sa
hiérarchie militaire, son premier ministre, ses collègues du
gouvernement et les alliés les plus inconditionnels de son pays devant des faits accomplis. Il
s’est presque toujours efforcé d’imposer des solutions militaires aux
problèmes politiques.

Ainsi remises en perspective, l’histoire d’Israël et la vie de Sharon
font apparaître les crimes perpétrés à Sabra et Chatila, non pas comme
un accident, non pas comme une exception malheureuse dans une continuité qui serait
par ailleurs conforme à la morale et au droit, mais bien comme une étape
dans une longue suite d’actions militaires extrêmement coûteuses en vies humaines
et amplement destructrices combinées à des opérations répétées de
massacres destinés
à terroriser et à faire fuir des populations niées dans leur droit à
l’existence, bafouées dans leurs droits fondamentaux et dans leur
dignité au point d’être traitées comme des « untermenschen» dont on justifie
l’élimination en les appelant systématiquement des « terroristes ».
Comme l’écrit Thomas Friedman, « les soldats israéliens n’ont pas vu des civils innocents en train d’être
massacrés et ils n’ont pas entendu les hurlements des enfants innocents
conduits à leur tombe. Ce qu’ils ont vu, c’est « l’infestation terroriste » qui est
« nettoyée » et des « infirmiers terroristes » qui s’enfuient et des
« teenagers terroristes » qui essaient de se défendre et ce qu’ils ont entendu sont
les hurlements de « femmes terroristes ».

Robert Fisk rappelle que, dans son journal, Anne Frank a décrit comment
Utrecht allait être « nettoyée » des Juifs par les Allemands. Comme si
les Juifs étaient des « cafards » ! s’indignait-elle. « Nettoyer », le verbe
utilisé par Sharon et Eytan à propos des Palestiniens. « Cafards », le
mot employé par Eytan, devant la Knesset en avril 1983, pour nommer les Palestiniens des
Territoires occupés…

Menahem Begin avait écrit dans ses Mémoires que le massacre de Deir
Yassine était une « victoire». Sharon, peu avant Sabra et Chatila, avait
rappelé aux Palestiniens de se souvenir de Deir Yassine. Sur ordre de Sharon, par
l’action coordonnée des Forces de Défense d’Israël et des milices
chrétiennes libanaises,
Sabra et Chatila ont été transformés en camps d’extermination.

De telles pratiques n’ont pas leur place dans un monde où doivent
prévaloir et s’imposer les valeurs qui fondent l’humanité. Ces pratiques
sont prohibées.
Elles ne peuvent l’être selon les opportunités politiciennes du moment,
selon que les bourreaux sont ou ne sont pas les amis de l’un ou l’autre
pays. Elles
doivent être sanctionnées, sous toutes les latitudes et quels que soient
les bourreaux. Les hommes qui en assument la responsabilité portent
atteinte à l’humanité tout entière et doivent être jugés et punis « afin de
défendre l’honneur ou l’autorité de celui qui a été lésé, afin que
l’absence de châtiment n’entraîne pas la dégradation de la victime», comme y invitait Grotius,
le père du droit international, cité lors du procès de Jérusalem contre
Eichmann.

Pour l’honneur d’Israël et du peuple juif, il s’est trouvé 400.000
personnes, un soir à Tel Aviv, pour refuser l’inacceptable. Il s’est
trouvé un Yeshayahu Leibovitz, professeur à l’Université Hébraïque et éditeur de
l’Encyclopedia Hebraica, pour assumer, en déclarant : « le massacre fut
accompli par nous.
Les Phalangistes sont nos mercenaires exactement comme les Ukrainiens,
les Croates et les Slovaques furent les mercenaires d’Hitler, qui les a
organisés en soldats pour faire le travail pour lui. De la même manière, nous
avons organisé les assassins au Liban en vue de tuer les Palestiniens. »

Il reste à trouver des magistrats courageux. Peu importe où, pourvu
qu’ils jugent au nom de l’humanité meurtrie par Sharon. Car « les
assassins modernes, serviteurs de l’Etat, auteurs de meurtres en série, doivent être
poursuivis parce qu’ils ont violé l’ordre de l’humanité » insistait
Hanah Arendt au terme de sa réflexion sur le procès Eichmann.

———————

Le texte qui précède date de 2002 ;  il ne s’est pas trouvé de
magistrats courageux pour juger celui qui a violé l’ordre de l’humanité…

Raoul Marc JENNAR

http://www.jennar.fr/?p=3281

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire