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(Illustrations : Frédérique Bertrand pour « Terra eco ». Photo :
Jean-Luc Bertini - Pasco)
Nous avions laissé Edgar Morin en 2011 inquiet de voir les hommes
avancer « comme des somnambules vers la catastrophe ». Trois ans plus
tard, le philosophe se dit affligé par la pauvreté de la pensée
contemporaine, mais affirme déceler sur la planète de multiples signes,
certes atomisés, qui augurent de futures métamorphoses. Pour lui qui a
traversé le XXe siècle, c’est dans « l’inespéré que réside l’espoir ». A
condition de maintenir la résistance face à la « double barbarie du
vichysme rampant et du néolibéralisme ».
Article publiédans le
N° 60 - septembre 2014
Notre futur, par Edgar Morin
Edgar Morin, comment va notre monde ?
Il va de mal en pis. Les processus qui nous poussent vers des
catastrophes – dont on ne peut prévoir ni la date ni l’ampleur, mais qui
seront certainement interdépendantes – continuent. Je pense à la
dégradation globale de la biosphère. Les Etats ne sont pas prêts à
quitter à la fois ce qui constitue leur égoïsme et leurs intérêts
légitimes. Je pense à la prolifération des armes nucléaires qui se
poursuit, au recours à l’énergie nucléaire pacifique, dont aucun effort
sensible, hormis quelques exemples locaux, comme en Allemagne (Le pays
va abandonner totalement l’atome d’ici à 2022, ndlr), ne vise la
réduction massive. Je pense, bien entendu, à l’économie, qui est non
seulement dérégulée, mais saute de crise en crise. Ce système est dirigé
par des économistes dominants qui représentent la doctrine officielle
pseudo-scientifique et continuent de nous assurer que tout va bien. Je
vois l’Europe toujours au bord de la décomposition, sans que l’élan
nouveau d’une métamorphose ne se produise. J’observe la domination
insolente de la finance sur le monde qui dure, y compris à l’intérieur
des partis politiques. Le poids de la dette que l’on fait peser sur nos
têtes sans que l’on essaie de réfléchir pour voir si elle est
remboursable et quelle est la part justifiée… Enfin, j’ajoute à cette
crise économique et de civilisation ce paradoxe incroyable qui fait que
l’on continue à apporter comme solution aux pays – qu’on appelle – en
voie de développement ou en cours d’émergence, la solution du monde
occidental, alors que notre civilisation elle-même est en crise. Notre
civilisation malade, voyez-vous, se propose comme une médecine pour les
autres ! Elle apporte avec elle la dégradation des solidarités.
Votre constat est très sombre…
Je ne vois pas, sinon dans l’inespéré, la lueur de l’espoir. Toutes ces
conditions critiques provoquent des angoisses tout à fait
compréhensibles, car il existe une perte d’espoir en l’avenir. La
précarité grandit. Pas seulement chez les jeunes et les vieux, mais
aussi au sein des classes moyennes qui se trouvent déclassées. La
précarité de tous les êtres humains grandit au rythme de la dégradation
de l’état de la planète. Et au fond cette précarité devient source
d’angoisses qui elles-mêmes emportent vers des régressions politiques et
psychologiques très graves.
Lesquelles ?
Nous en voyons les premiers symptômes avec l’émergence de ceux que l’on
appelle sottement les « populistes » car on n’a pas trouvé le mot pour
les qualifier. Ce sont des formes de recroquevillement sur des identités
nationales ou raciales, avec des phénomènes de rejet. Regardez la
France : les boucs émissaires y prolifèrent. Vous avez un fantasme
d’invasion de migrants africains, maghrébins et roms. J’y vois
personnellement un signe clair de la dégradation de l’esprit public.
Regardez les manifestations contre le mariage pour tous. L’état d’esprit
au moment de ce mouvement était tel qu’une grande partie de la
population attachée à l’idée du mariage, au lieu d’y voir une extension
de la sacralisation du mariage – puisque même les homosexuels en
voulaient –, y ont vu une profanation !
Le recroquevillement a même été plus loin…
Les familles – elles-mêmes en crise depuis des années avec la fin de la
grande famille, le fait que les vieux sont éjectés dans des asiles, que
les couples se séparent – sont allées chercher de nouveaux fantasmes.
Elles se sont jetées sur la rumeur de la disparition de l’enseignement
du sexe humain. Tout cela est tout à fait malsain. D’autant plus que ces
idées stupides se répandent au milieu d’un vide de la pensée politique,
un vide de la pensée sociologique et historique.
Ce que vous appelez notre « somnambulisme » gagne donc du terrain.
Les signes inquiétants se multiplient et s’aggravent. Pendant ce temps,
on agite nos gris-gris de la compétitivité et de la croissance. Nous
sommes enfermés dans des calculs qui masquent les réalités humaines. On
ne voit plus les souffrances, les peurs, les désespoirs des femmes, des
hommes, des jeunes, des vieux. Or, le calcul est l’ennemi de la
complexité, car il élimine les facteurs humains qu’il ne peut comprendre.
Nous sommes devenus aveugles. Pourquoi ?
On nous a enseigné à séparer les choses et les disciplines. Nos
connaissances sont compartimentées. S’il y a toujours eu des phénomènes
complexes, cette complexité s’est accrue avec la mondialisation.
Résultat, notre pensée s’avère de plus en plus incapable de traiter les
problèmes à la fois dans leur globalité et dans les rapports de cette
globalité avec les parties. Pour s’en sortir, il nous reste les rapports
d’experts, qui sont eux-mêmes des rapports de spécialistes… Et, comme
l’on souffre d’une absence de pensée, on arrive à se convaincre que l’on
va trouver des éléments d’information à l’intérieur de tableaux remplis
de chiffres. Or, plus on a recours aux chiffres pour comprendre la
réalité humaine, moins on la comprend, parce que les chiffres ne nous
parlent ni des souffrances, ni des humiliations, ni des malheurs, ni de
l’essentiel : la solidarité, l’amitié, l’amour.
Serions-nous aveugles et malades
?http://www.terraeco.net/local/cache-vignettes/L450xH300/42_DOSS-ouverture-e32ac.jpg
C’est un phénomène anthropologique. Héraclite dit : « Eveillés, ils
dorment. » Il nous dit cela, parce que dans le fond, l’Homo sapiens est
aussi un Homo demens. Il y a une capacité d’illusion et de délire chez
l’être humain. Les hommes ont créé des dieux, ils sont nés de nos
esprits, et pourtant, à peine nés, nous les supplions, nous les adorons,
nous leur léchons le cul et nous tuons s’ils nous demandent de tuer.
C’est ça, l’humanité ! C’est une chose bizarre.
On apprend et on enseigne donc mal ?
Regardez la Seconde Guerre mondiale. Pourquoi avons-nous marché comme
des somnambules vers cette catastrophe ? La réponse est simple : les
sources d’illusion, d’erreurs et de connaissances partiales sont très
répandues. A l’époque et à de multiples reprises dans l’histoire, nous
n’avons pas fait l’effort de lutter contre les possibilités d’illusion,
d’erreurs et de partialités. Il nous manque ce que j’ai appelé la
« connaissance de la connaissance ». Résultat, tout le monde tombe dans
ces pièges, et nous prenons conscience de la réalité de nos erreurs une
fois qu’elles sont très largement commises et qu’il est trop tard pour
les réparer.
Pourquoi ? Est-ce de la paresse ?
Oui, du laisser-aller. Et aussi l’absence d’un renouvellement de la
pensée. A d’autres époques, vous aviez tout de même des Karl
Marx (philosophe allemand, ndlr), Tocqueville (précurseur de la
sociologie français, ndlr) ou Max Weber (économiste et sociologue
allemand, ndlr)… Chacun, à sa façon, mettait le doigt sur un problème
réel. Aujourd’hui encore, leur pensée est en partie valable. Il faut les
relire et surtout apporter des éléments nouveaux. Comprendre, par
exemple, pourquoi Marx était aveugle sur l’Etat, tout en étant très
lucide sur la mondialisation, avant même qu’elle ne se développe. Je
pense que le monde cognitif de l’université et de l’école, en morcelant
toujours le savoir, nous empêche de comprendre les problèmes
fondamentaux et globaux. Il y a donc une forme de dérive et de désarroi.
Il y a aussi une profusion d’informations…
Nous sommes aujourd’hui incapables d’organiser l’incroyable
prolifération des informations qui, en plus, se succèdent jour après
jour sans interruption. Elle rend notre esprit de plus en plus incapable
de savoir et de comprendre ce qui se passe autour de nous. Et comme nous
vivons une évolution accélérée des choses et que, dans cette
accélération, il est déjà difficile de prendre conscience d’un
événement, nous avons besoin d’un certain temps de retard et de recul.
Que nous n’avons
pas…http://www.terraeco.net/local/cache-vignettes/L450xH300/45_DOSS_moniteurs-d6cf3.jpg
Que nous n’avons pas…
Mais regardez l’état du monde ! Il a énormément changé ! On peut nommer
tous ces processus « mondialisation », mais c’est seulement une façon de
les nommer. En réalité, rien que dans le cas de la France, nous avons
tout de même assisté en un seul demi-siècle à la fin du monde paysan, à
l’urbanisation de notre société, à la fin de notre monde industriel, à
l’apparition d’une civilisation de services, à une
hyperbureaucratisation qui enferme encore plus les gens, à une perte de
la notion de solidarité qui nous rend incapable d’être solidaires, pas
seulement à l’intérieur de notre propre pays, mais avec tous les autres
humains… Les causes profondes de notre aveuglement se combinent et se
multiplient. Et c’est vrai, il est difficile de se réveiller.
Nous sommes, dites-vous, dans une nouvelle forme de somnambulisme…
Oui. Le mal du XXe siècle s’est annoncé en 1914. Le mal du XXIe siècle
s’annonce dans l’accumulation des nuages noirs, les déferlements de
forces obscures,« l’aveuglement au jour le jour », écrivais-je récemment
dans une tribune. La comparaison ne porte pas sur la nature des
événements, qui sont tout à fait différents. Mais il y a quelque chose
de commun : c’est la crise économique. Celle de l’avant-guerre a surgi
avec une très grande brutalité sur l’Allemagne, qui était le pays le
plus industrialisé de l’époque. Vous aviez un phénomène d’aveuglement
énorme. En France, on ne s’est pas rendu compte qu’avec Hitler
l’Allemagne redevenait une puissance expansionniste qui allait devoir
chercher ses colonies dans le monde européen, alors que l’Angleterre et
la France les avaient déjà trouvées en Afrique et en Asie. Cet
expansionnisme, on pensait pouvoir l’arrêter ou faire des compromis. Or,
à chaque fois qu’on a cru l’arrêter, on l’a accru. Regardez l’exemple de
Munich. Nous avons nous-mêmes provoqué le pacte germano-soviétique
(signé en 1939 entre le IIIe Reich et l’URSS, ndlr) qui a tout
déclenché. Alors aujourd’hui, certes, il n’y a pas de puissance
expansionniste, sauf peut-être la Russie qui souhaiterait retrouver
d’anciens territoires. Mais les choses se placent sur un autre plan,
notamment à travers des conflits de toutes sortes, avec des connotations
ethno-religieuses.
Notre civilisation se cherche-t-elle un cap ?
Il y a eu l’effondrement du communisme. Pas seulement à travers
l’implosion de l’Union soviétique, mais avec la fin de cette immense
religion de salut terrestre, la seule immédiatement universelle ! Dans
le cas du christianisme ou de l’islam – avec leurs bourreaux, leurs
martyrs, leurs héros –, il a fallu beaucoup plus de temps. Cette immense
religion qu’est le communisme a donné de l’espoir et une croyance folle.
Mais malheureusement pour elle, on pouvait vérifier sur terre qu’elle
était fausse, car elle prétendait s’être déjà réalisée. Sa chute a ainsi
redonné leurs chances aux religions traditionnelles, dont on ne peut
vérifier leur réalisation dans le ciel. Au fond, il y a un besoin de
ferveur, de foi et de salut chez l’être humain. Ce besoin est à degrés
variables, selon l’individu et selon les périodes. Aujourd’hui, en
période de crise, vous pouvez assister à un déferlement des religions,
dont certains aspects sont fanatiques, comme la branche « al-qaïdiste »
ou les évangéliques américains, et, un peu partout, à des guerres à
composante religieuse, depuis la Yougoslavie en 1991 jusqu’au Soudan et
au Nigeria aujourd’hui. Si tous ces conflits semblent aujourd’hui
localisés, on oublie toutefois que celui de la Syrie est en fait une
guerre civile internationalisée. L’Arabie saoudite, le Qatar, la Russie,
l’Iran, les Occidentaux – même chichement –, tout le monde intervient
déjà dans cette histoire ! On va vers des conflits à la fois locaux et
internationaux, de la même façon que l’a été la guerre d’Espagne à une
autre époque (1).
En Ukraine ?
On en revient à la question de notre aveuglement. Non seulement l’Europe
n’a pas de moyens militaires pour faire pression sur la Russie, mais
elle n’a pas du tout envie de mettre en place des sanctions économiques.
L’Europe, tout en ayant un discours de matamore à l’attention de
Vladimir Poutine, continue de commercer avec la Russie. On menace et on
demande du gaz, on vitupère et on offre trois navires de guerre. On n’a
pas de stratégie, on n’a pas de pensée, on n’a pas de politique, et cela
concourt à l’aggravation des choses.
Où sont les penseurs, les enseignants, les médias, les politiques ?
Où sont les penseurs, les enseignants, les médias, les
politiques ?http://www.terraeco.net/local/cache-vignettes/L450xH300/46_DOSS60-dominos-65f1e.jpg
Où sont les penseurs, les enseignants, les médias, les politiques ?
Vous savez, les responsables sont irresponsables. Il y a eu une usure
totale de la pensée politique. A gauche, notamment. A droite, il n’y
avait pas réellement de besoin. Il leur suffisait d’administrer les
choses telles qu’elles sont. Mais, pour tous ceux qui se proposaient
d’améliorer ne serait-ce qu’un peu le monde, il y avait besoin d’une
pensée. Tout cela s’est vidé. Et non seulement cela s’est vidé, mais ce
vide s’est rempli avec de l’économie, qui n’est pas n’importe laquelle.
C’est une doctrine néolibérale qui s’est prétendue science au moment où
les perroquets répétaient que les idéologies étaient mortes parce que le
communisme était mort ! Cette nouvelle idéologie portait l’idée que le
marché est solution et salut pour tous problèmes humains. Et ces
politiques y ont cru. Jusqu’à aujourd’hui où ils rêvent de la
croissance… Ils n’ont même pas l’intelligence d’imaginer ce qui peut
croître et ce qui peut décroître en essayant ensuite de combiner les deux.
Comment notre civilisation peut-elle se réveiller et aller de l’avant ?
Comme souvent dans l’histoire, les forces de changement sont marginales,
périphériques et déviantes. Nous les voyons dans le monde et en France.
Je pense aucourant convivialiste, par exemple. Ce courant prône que les
gens doivent bien vivre les uns avec les autres. On le retrouve partout
où l’on peut noter un réveil de la vitalité créative, comme dans
l’agroécologie et ses différents rameaux : l’agriculture raisonnée, le
retour de l’agriculture fermière avec l’apport de la science, le bio.
Dans le courant de l’économie sociale et solidaire, avec une
revitalisation des coopératives et des mutuelles. Dans l’économie
circulaire, où les énergies classiques sont renouvelées avec de
l’énergie propre. Dans les villes qu’il faut entièrement dépolluer et
déstresser, les campagnes qu’il faut révolutionner pour les faire
revenir à une échelle humaine et biologique. Une formidable révolution
est en marche, mais elle se manifeste par des éléments très dispersés :
des petits bouts d’écoquartiers ici, des fermes des Amanins par
là (centre d’agroécologie créé par Pierre Rabhi dans la Drôme, ndlr)…
Cette transition douce peut-elle suffire ?
Nous partons de quasiment zéro. Nous sommes dans la préhistoire d’un
mouvement naissant qui ne demande qu’à se développer. Bien entendu que
c’est insuffisant, mais tous les exemples historiques de transformation
véritable ont été déviants au départ et parfois même incompris et
persécutés. Ce n’est pas seulement vrai pour Bouddha, Jésus ou Mahomet,
c’est vrai pour les débuts du socialisme. Marx et Proudhon (économiste
français, ndlr) étaient isolés et méprisés par des intellectuels. Même
chose pour les débuts du capitalisme. Nous sommes engagés dans une
course de vitesse. Et, dans cette course, les processus négatifs sont
beaucoup plus rapides que les processus positifs, qui eux-mêmes
hésitent. A un moment donné, nous pourrons passer une vitesse
supérieure. Ce sera le temps, j’espère, où les idées nouvelles se
répandront de façon équitable.
Un exemple ?
Nous sommes, je crois, quelques-uns à penser que les produits de
l’agriculture industrialisée sont insipides, standardisés et porteurs de
pesticides. Il y a quelques années, un courant de commerce écologique a
commencé à se créer. Des magasins bios sont apparus et les grandes
surfaces ont commencé a se doter de rayons spécifiques. Ce courant,
cherchant une nourriture saine et authentique, a permis l’émergence des
Amap (Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne) un peu
partout. Voyez comme ces phénomènes naissants se développent,
s’agrègent. Regardez la ministre de la Santé, Marisol Touraine, qui veut
apposer des étiquettes de couleur – des feux tricolores –, selon le
degré de sucre des produits. Voilà un chemin ! Ce que je veux dire,
c’est qu’il existe un début de prise de conscience malgré l’inertie. Si
ce courant continue sa progression, si on limite les grandes surfaces et
que l’on rend possible la restitution des commerces de proximité, et que
l’on parvient au moment critique où un phénomène micro devient macro, eh
bien, y compris sur le plan des idées, les bonnes volontés se
rassembleront et se développeront.
Nous n’en sommes pas encore là !
Regardez la favela Conjunto Palmeiras, dans le Nordeste, au Brésil, où
l’on a créé une communauté de 20 000 habitants dotés d’une monnaie
spécifique. Il y a comme ça des exemples incroyables partout dans le
monde. Mais on ne les relie pas. On ne les connaît pas. L’avenir va se
faire dans la conjonction. Les ruisseaux se rencontrent pour former des
rivières, les rivières, des fleuves, et c’est de cette façon que l’on
arrive finalement à changer de voie. Mais on ne peut pas changer de voie
par décret. Il faut oser aller dans le mouvement avec des chances de
réussite et des risques d’échec. Cela ne sera pas la première fois que
l’on échoue. Quand j’étais adolescent, j’étais de ceux qui avaient
compris qu’il fallait chercher la troisième voie. Pourquoi ? La voie du
communisme stalinien n’était pas bien, celle du fascisme non plus, celle
de la démocratie était en crise pourrie… Nous cherchions la
troisième voie qui permette la liberté, qui soit sociale. La guerre est
arrivée et a tout cassé. Je me suis engagé dans la résistance
communiste, alors que j’étais antistalinien… Je vous raconte cela, parce
qu’il y a des moments où il faut savoir changer de voie. Aujourd’hui, il
faut explorer de nouvelles voies ! Est-ce que nous allons réussir ? Je
ne sais pas. Mais il faut encourager tous ceux qui veulent aller vers ce
chemin, qui acceptent de « conscientiser » – comme peut le
faire Terra eco – sur tout ce qui se passe, de la consommation à la
production, sur la vie quotidienne et le sens de la vie.
C’est d’une révolution que vous parlez ?
Dans mon ouvrage La Voie, j’ai essayé de montrer qu’il fallait tout
réformer en même temps. Et pas seulement sur le plan des objectifs
économiques et sociaux, mais aussi notre façon de vivre ! Pas seulement
sur un plan subjectif et moral, mais sur la famille, les solidarités,
les amitiés et même la mort ! Vous observerez qu’alors que nous sommes
ici dans un monde laïc, il n’y a même pas de cérémonie pour accompagner
nos morts.
Les Indignés, les « printemps arabes » ont fait long feu…
La tendance lourde nous envoie vers la catastrophe, mais nous avons des
signes, malheureusement dispersés et minoritaires, qui nous permettent
de penser que nous pouvons apercevoir des voies de salut. A l’époque des
printemps arabes, on a eu, comme en 1789, un lever de soleil. Mais la
Révolution a ensuite été suivie de la Terreur et de Bonaparte… Alors, ne
simplifions pas les choses. Cessons d’applaudir puis ensuite de gémir.
Nous sommes dans l’aventure historique, et elle est complexe. Ce qui a
manqué aux printemps arabes, qui véhiculaient une magnifique aspiration
à la liberté et à la fraternité, c’est une pensée. Une fois la tyrannie
cassée, les initiateurs – une jeunesse laïcisée accompagnée de non-laïcs
ouverts – se sont retrouvés perdus, divisés. Ils ne savaient plus quoi
faire. Pour les Indignés (mouvement qui a vu le jour en Espagne, ndlr),
c’est pareil. Ils étaient mus par une aspiration des plus justes, en
allant même parfois assez loin, comme aux Etats-Unis avec le mouvement
Occupy Wall Street, mais il manquait, là aussi, une pensée.
En France, ce fut le calme plat…
Ici, Nicolas Sarkozy a réussi à tuer le mouvement dans l’œuf. Il y a eu
une tentative d’occupation autour de La Défense où des tentes ont été
plantées. La police a tout balayé. Vous savez, une bonne dictature sait
tuer dans l’œuf la dissidence. Maintenant, il est vrai que nous avons un
problème en France. Jusqu’à présent, la jeunesse était de gauche et
révolutionnaire. Le symbole, c’était Mai 1968. Or, on a vu pour la
première fois une partie importante de la jeunesse dans les
manifestations contre le mariage pour tous. Il s’agissait d’une jeunesse
de droite et pas seulement extrémiste. Quant à la culture de gauche chez
les jeunes, on assiste à son dépérissement. C’est un phénomène que je
considère comme catastrophique. Au début du XXe siècle, cette culture
était transmise par les instituteurs de campagne, mais il n’y a plus de
campagnes, ni d’instituteurs. Les enseignants du secondaire sont
aujourd’hui des bureaucrates enfermés dans leur discipline. Les partis
politiques qui formaient aux idées d’internationalisme et d’ouverture
sur le monde ont soit disparu, comme le Parti communiste, soit se sont
dévitalisés, comme le Parti socialiste. Il n’y a plus rien pour
entretenir la flamme née en 1789 et qui, à travers des aventures
historiques, a toujours ressuscité. Nous faisons partie du désastre. Et
il est très difficile de résister.
Contre qui ? Contre quoi ?
On n’a pas trouvé le mot pour qualifier l’ennemi. On l’appelle
« populisme ». C’est dommage, parce que c’est un très joli mot. En
Amérique latine, les premiers grands mouvements de lutte contre les
féodaux et les militaires étaient les mouvements populistes : des
mouvements populaires contre les féodalités. Alors, quand je vois qu’ici
on prend ce mot-là, ça me fait mal. C’est un contresens à contre-emploi.
Vous savez, les grandes batailles se gagnent sur le vocabulaire. Quand
on est incapable de nommer correctement les choses, on ne va pas très
loin. Moi, je parle d’un vichysme rampant sans occupation. Mais ce n’est
pas une vraie définition. Cette deuxième France, vaincue sous la
IIIe République et minoritaire, ressort aujourd’hui avec tous ses
fantasmes : le racisme, la peur de l’étranger, de l’autre. Avant,
c’était l’antisémitisme, aujourd’hui, c’est l’anti-islam.
Ce mouvement, qui s’est illustré par la victoire du Front national aux
européennes en mai dernier, semble profond. Le terreau d’une
insurrection des idées s’est-il évanoui ?
Nous sommes dans une époque de régression. C’est ce qui est inquiétant
et cela fait partie du courant catastrophiste dont j’ai parlé.
L’abstention et le FN se sont partagés la victoire, la démocratie a subi
la défaite.
Comment aider à faire basculer les choses ?
Comment aider à faire basculer les choses ?
Ne cherchons pas de recettes de cuisine. Il n’y a pas de solution, mais
il y a une voie. Si on emprunte cette voie, alors tout devient possible.
Vous savez, c’est un poète allemand qui a dit : « Le but et le chemin se
confondent. » Nous devons nous trouver sur un chemin, et c’est dans ce
chemin que les transformations se feront. Alors, tant que les chemins ne
sont pas constitués, il faut essayer de livrer un message par les moyens
dont on dispose. Dans le temps, des orateurs allaient de ville en ville.
Aujourd’hui, on utilise les radios, les revues, Internet… Regardez le
message chrétien. Il est parti de Paul. C’est un message qui a incubé
pendant trois siècles dans l’Empire romain avant de rencontrer des
circonstances favorables, quand la mère de l’empereur Constantin,
devenue chrétienne, a fait qu’il se convertisse, ce qui a accéléré le
processus. Là, il faudrait que la mère de François Hollande se mette au
bio, peut-être ! Il y a donc des événements inattendus, inespérés qui
arrivent.
Ce sont les cinq principes d’espérance que vous énoncez dans votre
ouvrage La Voie…
Oui. Je suis incapable de les réciter, mais il y a l’inattendu, les
capacités créatrices de l’esprit humain, il y a le fait que là où croît
le péril, croît aussi ce qui sauve… Sinon, qu’est-ce qu’on peut faire ?
Ne surtout pas se laisser décourager. Continuer.
D’où tirez-vous votre force, Edgar Morin ?
Je crois que, malgré l’adversité, je me sens stimulé de voir que l’on a
affaire à deux vieilles barbaries. Celle que l’on connaît, l’ancienne
– de la cruauté, de la haine, du mépris –, et la nouvelle – glacée – des
calculateurs et des éconocrates. Nous devons résister aux barbaries,
qu’elles s’appellent vichysme rampant ou néolibéralisme. Cette
résistance me rend vivant. La force qui m’anime vient d’une certitude.
Je sens présente en moi l’humanité dont je fais partie. Non seulement je
suis une petite partie dans le tout, mais le tout est à l’intérieur de
moi-même. C’est peut-être cela qui me donne l’énergie de continuer sur
la voie qui est la mienne. Et à un moment donné, sans que vous ne
sachiez pourquoi, c’est comme une catalyse, quelque chose se passe, se
transforme, bascule… C’est cela, l’espoir.
Et l’humanisme ?
Ce que j’appelle l’humanisme va plus loin que de considérer que tout
être humain peut être reconnu comme tel. Le mot « reconnaissance » est
un mot très important. Réfléchissez à cela : être « reconnu » dans sa
qualité humaine… Montaigne a dit : « Je vois en tout homme mon
compatriote ». C’est une chose fondamentale qu’il faut maintenir contre
vents et marées, surtout à une époque régressive comme la nôtre, où le
somnambulisme est de retour. Pour moi, l’humanisme va toutefois au-delà.
C’est le sentiment que je fais partie d’une aventure qui est l’aventure
humaine. Une aventure incroyable sortie de l’hominisation de la
Préhistoire, de la chute des empires… Parvenue jusqu’à nos jours où les
possibilités scientifiques permettent une vitesse vertigineuse de
l’information. Nous sommes dans cette aventure inouïe et encore
inconnue. Et, dans cette aventure, je crois qu’il faut jouer ce rôle que
l’on peut assumer : la solidarité.
La transition est donc possible ?
Pensez à l’Europe médiévale qui est passée en quelques siècles de
l’obscurité à l’Europe moderne. Vous aviez un monde féodal et, à partir
du XIIIe siècle, tout cela a commencé à s’agiter. Les nations modernes
se sont formées, les villes se sont élevées, le capitalisme s’est
développé, avec la Renaissance, la pensée a grandi et dans tout ce
processus sont apparues les sciences, les techniques, la machine à
vapeur… Aujourd’hui, ce que j’appelle la métamorphose de notre société
doit se faire à l’échelle de la planète. Une société-monde doit naître
en respectant les différences, les nations, les territoires. Et, pour
avancer sur ce chemin, il faut penser des vérités contraires : la
croissance et la décroissance, par exemple. Ou le fait que plus on
mondialise, plus on doit sauver les territoires dans leur singularité.
Ce chemin est donc très difficile et il faut pour l’emprunter parvenir à
un niveau de pensée que le monde de l’élite intellectuelle,
malheureusement, ne favorise pas. Au contraire, il encourage les idées
particulières. Quant à la philosophie officielle… C’est malheureusement
une philosophie qui encule les mouches.
Edgar Morin, la poésie peut-elle nous sortir de notre somnolence ?
(Sourire) La vie a deux pôles : le prosaïque – les choses qui nous
emmerdent et que nous sommes contraints de faire pour survivre – et le
poétique. Or, la vie, c’est la poésie ! C’est de l’effusion, de la
communion, de l’amour, de la fraternité. Et c’est précisément cette
poésie que les politiques ont perdue de vue. Donnons un sens prophétique
au vers d’Hölderlin : « Poétiquement l’homme habite la terre » ! —
(1) Cet entretien a eu lieu avant le conflit à Gaza.
EDGAR MORIN EN DATES
Philosophe et sociologue, il a résisté au stalinisme, au nazisme pendant
la Seconde Guerre mondiale, à la guerre d’Algérie et à bien d’autres
formes de barbarie.
1921 Naissance à Paris
1939 Rejoint la Résistance, puis entre au Parti communiste, avant d’en
être exclu en 1951
1977 Publication du premier tome de La Méthode (Le Seuil)
2011 Publication de La Voie (Fayard)
Septembre 2014 Publication de Enseigner à vivre (Actes Sud)
L’entretien avec Edgar Morin publié par Terra eco en 2011
(Illustrations : Frédérique Bertrand pour « Terra eco ». Photo :
Jean-Luc Bertini - Pasco)
Nous avions laissé Edgar Morin en 2011 inquiet de voir les hommes
avancer « comme des somnambules vers la catastrophe ». Trois ans plus
tard, le philosophe se dit affligé par la pauvreté de la pensée
contemporaine, mais affirme déceler sur la planète de multiples signes,
certes atomisés, qui augurent de futures métamorphoses. Pour lui qui a
traversé le XXe siècle, c’est dans « l’inespéré que réside l’espoir ». A
condition de maintenir la résistance face à la « double barbarie du
vichysme rampant et du néolibéralisme ».
Article publiédans le
N° 60 - septembre 2014
Notre futur, par Edgar Morin
Edgar Morin, comment va notre monde ?
Il va de mal en pis. Les processus qui nous poussent vers des
catastrophes – dont on ne peut prévoir ni la date ni l’ampleur, mais qui
seront certainement interdépendantes – continuent. Je pense à la
dégradation globale de la biosphère. Les Etats ne sont pas prêts à
quitter à la fois ce qui constitue leur égoïsme et leurs intérêts
légitimes. Je pense à la prolifération des armes nucléaires qui se
poursuit, au recours à l’énergie nucléaire pacifique, dont aucun effort
sensible, hormis quelques exemples locaux, comme en Allemagne (Le pays
va abandonner totalement l’atome d’ici à 2022, ndlr), ne vise la
réduction massive. Je pense, bien entendu, à l’économie, qui est non
seulement dérégulée, mais saute de crise en crise. Ce système est dirigé
par des économistes dominants qui représentent la doctrine officielle
pseudo-scientifique et continuent de nous assurer que tout va bien. Je
vois l’Europe toujours au bord de la décomposition, sans que l’élan
nouveau d’une métamorphose ne se produise. J’observe la domination
insolente de la finance sur le monde qui dure, y compris à l’intérieur
des partis politiques. Le poids de la dette que l’on fait peser sur nos
têtes sans que l’on essaie de réfléchir pour voir si elle est
remboursable et quelle est la part justifiée… Enfin, j’ajoute à cette
crise économique et de civilisation ce paradoxe incroyable qui fait que
l’on continue à apporter comme solution aux pays – qu’on appelle – en
voie de développement ou en cours d’émergence, la solution du monde
occidental, alors que notre civilisation elle-même est en crise. Notre
civilisation malade, voyez-vous, se propose comme une médecine pour les
autres ! Elle apporte avec elle la dégradation des solidarités.
Votre constat est très sombre…
Je ne vois pas, sinon dans l’inespéré, la lueur de l’espoir. Toutes ces
conditions critiques provoquent des angoisses tout à fait
compréhensibles, car il existe une perte d’espoir en l’avenir. La
précarité grandit. Pas seulement chez les jeunes et les vieux, mais
aussi au sein des classes moyennes qui se trouvent déclassées. La
précarité de tous les êtres humains grandit au rythme de la dégradation
de l’état de la planète. Et au fond cette précarité devient source
d’angoisses qui elles-mêmes emportent vers des régressions politiques et
psychologiques très graves.
Lesquelles ?
Nous en voyons les premiers symptômes avec l’émergence de ceux que l’on
appelle sottement les « populistes » car on n’a pas trouvé le mot pour
les qualifier. Ce sont des formes de recroquevillement sur des identités
nationales ou raciales, avec des phénomènes de rejet. Regardez la
France : les boucs émissaires y prolifèrent. Vous avez un fantasme
d’invasion de migrants africains, maghrébins et roms. J’y vois
personnellement un signe clair de la dégradation de l’esprit public.
Regardez les manifestations contre le mariage pour tous. L’état d’esprit
au moment de ce mouvement était tel qu’une grande partie de la
population attachée à l’idée du mariage, au lieu d’y voir une extension
de la sacralisation du mariage – puisque même les homosexuels en
voulaient –, y ont vu une profanation !
Le recroquevillement a même été plus loin…
Les familles – elles-mêmes en crise depuis des années avec la fin de la
grande famille, le fait que les vieux sont éjectés dans des asiles, que
les couples se séparent – sont allées chercher de nouveaux fantasmes.
Elles se sont jetées sur la rumeur de la disparition de l’enseignement
du sexe humain. Tout cela est tout à fait malsain. D’autant plus que ces
idées stupides se répandent au milieu d’un vide de la pensée politique,
un vide de la pensée sociologique et historique.
Ce que vous appelez notre « somnambulisme » gagne donc du terrain.
Les signes inquiétants se multiplient et s’aggravent. Pendant ce temps,
on agite nos gris-gris de la compétitivité et de la croissance. Nous
sommes enfermés dans des calculs qui masquent les réalités humaines. On
ne voit plus les souffrances, les peurs, les désespoirs des femmes, des
hommes, des jeunes, des vieux. Or, le calcul est l’ennemi de la
complexité, car il élimine les facteurs humains qu’il ne peut comprendre.
Nous sommes devenus aveugles. Pourquoi ?
On nous a enseigné à séparer les choses et les disciplines. Nos
connaissances sont compartimentées. S’il y a toujours eu des phénomènes
complexes, cette complexité s’est accrue avec la mondialisation.
Résultat, notre pensée s’avère de plus en plus incapable de traiter les
problèmes à la fois dans leur globalité et dans les rapports de cette
globalité avec les parties. Pour s’en sortir, il nous reste les rapports
d’experts, qui sont eux-mêmes des rapports de spécialistes… Et, comme
l’on souffre d’une absence de pensée, on arrive à se convaincre que l’on
va trouver des éléments d’information à l’intérieur de tableaux remplis
de chiffres. Or, plus on a recours aux chiffres pour comprendre la
réalité humaine, moins on la comprend, parce que les chiffres ne nous
parlent ni des souffrances, ni des humiliations, ni des malheurs, ni de
l’essentiel : la solidarité, l’amitié, l’amour.
Serions-nous aveugles et malades
?http://www.terraeco.net/local/cache-vignettes/L450xH300/42_DOSS-ouverture-e32ac.jpg
C’est un phénomène anthropologique. Héraclite dit : « Eveillés, ils
dorment. » Il nous dit cela, parce que dans le fond, l’Homo sapiens est
aussi un Homo demens. Il y a une capacité d’illusion et de délire chez
l’être humain. Les hommes ont créé des dieux, ils sont nés de nos
esprits, et pourtant, à peine nés, nous les supplions, nous les adorons,
nous leur léchons le cul et nous tuons s’ils nous demandent de tuer.
C’est ça, l’humanité ! C’est une chose bizarre.
On apprend et on enseigne donc mal ?
Regardez la Seconde Guerre mondiale. Pourquoi avons-nous marché comme
des somnambules vers cette catastrophe ? La réponse est simple : les
sources d’illusion, d’erreurs et de connaissances partiales sont très
répandues. A l’époque et à de multiples reprises dans l’histoire, nous
n’avons pas fait l’effort de lutter contre les possibilités d’illusion,
d’erreurs et de partialités. Il nous manque ce que j’ai appelé la
« connaissance de la connaissance ». Résultat, tout le monde tombe dans
ces pièges, et nous prenons conscience de la réalité de nos erreurs une
fois qu’elles sont très largement commises et qu’il est trop tard pour
les réparer.
Pourquoi ? Est-ce de la paresse ?
Oui, du laisser-aller. Et aussi l’absence d’un renouvellement de la
pensée. A d’autres époques, vous aviez tout de même des Karl
Marx (philosophe allemand, ndlr), Tocqueville (précurseur de la
sociologie français, ndlr) ou Max Weber (économiste et sociologue
allemand, ndlr)… Chacun, à sa façon, mettait le doigt sur un problème
réel. Aujourd’hui encore, leur pensée est en partie valable. Il faut les
relire et surtout apporter des éléments nouveaux. Comprendre, par
exemple, pourquoi Marx était aveugle sur l’Etat, tout en étant très
lucide sur la mondialisation, avant même qu’elle ne se développe. Je
pense que le monde cognitif de l’université et de l’école, en morcelant
toujours le savoir, nous empêche de comprendre les problèmes
fondamentaux et globaux. Il y a donc une forme de dérive et de désarroi.
Il y a aussi une profusion d’informations…
Nous sommes aujourd’hui incapables d’organiser l’incroyable
prolifération des informations qui, en plus, se succèdent jour après
jour sans interruption. Elle rend notre esprit de plus en plus incapable
de savoir et de comprendre ce qui se passe autour de nous. Et comme nous
vivons une évolution accélérée des choses et que, dans cette
accélération, il est déjà difficile de prendre conscience d’un
événement, nous avons besoin d’un certain temps de retard et de recul.
Que nous n’avons
pas…http://www.terraeco.net/local/cache-vignettes/L450xH300/45_DOSS_moniteurs-d6cf3.jpg
Que nous n’avons pas…
Mais regardez l’état du monde ! Il a énormément changé ! On peut nommer
tous ces processus « mondialisation », mais c’est seulement une façon de
les nommer. En réalité, rien que dans le cas de la France, nous avons
tout de même assisté en un seul demi-siècle à la fin du monde paysan, à
l’urbanisation de notre société, à la fin de notre monde industriel, à
l’apparition d’une civilisation de services, à une
hyperbureaucratisation qui enferme encore plus les gens, à une perte de
la notion de solidarité qui nous rend incapable d’être solidaires, pas
seulement à l’intérieur de notre propre pays, mais avec tous les autres
humains… Les causes profondes de notre aveuglement se combinent et se
multiplient. Et c’est vrai, il est difficile de se réveiller.
Nous sommes, dites-vous, dans une nouvelle forme de somnambulisme…
Oui. Le mal du XXe siècle s’est annoncé en 1914. Le mal du XXIe siècle
s’annonce dans l’accumulation des nuages noirs, les déferlements de
forces obscures,« l’aveuglement au jour le jour », écrivais-je récemment
dans une tribune. La comparaison ne porte pas sur la nature des
événements, qui sont tout à fait différents. Mais il y a quelque chose
de commun : c’est la crise économique. Celle de l’avant-guerre a surgi
avec une très grande brutalité sur l’Allemagne, qui était le pays le
plus industrialisé de l’époque. Vous aviez un phénomène d’aveuglement
énorme. En France, on ne s’est pas rendu compte qu’avec Hitler
l’Allemagne redevenait une puissance expansionniste qui allait devoir
chercher ses colonies dans le monde européen, alors que l’Angleterre et
la France les avaient déjà trouvées en Afrique et en Asie. Cet
expansionnisme, on pensait pouvoir l’arrêter ou faire des compromis. Or,
à chaque fois qu’on a cru l’arrêter, on l’a accru. Regardez l’exemple de
Munich. Nous avons nous-mêmes provoqué le pacte germano-soviétique
(signé en 1939 entre le IIIe Reich et l’URSS, ndlr) qui a tout
déclenché. Alors aujourd’hui, certes, il n’y a pas de puissance
expansionniste, sauf peut-être la Russie qui souhaiterait retrouver
d’anciens territoires. Mais les choses se placent sur un autre plan,
notamment à travers des conflits de toutes sortes, avec des connotations
ethno-religieuses.
Notre civilisation se cherche-t-elle un cap ?
Il y a eu l’effondrement du communisme. Pas seulement à travers
l’implosion de l’Union soviétique, mais avec la fin de cette immense
religion de salut terrestre, la seule immédiatement universelle ! Dans
le cas du christianisme ou de l’islam – avec leurs bourreaux, leurs
martyrs, leurs héros –, il a fallu beaucoup plus de temps. Cette immense
religion qu’est le communisme a donné de l’espoir et une croyance folle.
Mais malheureusement pour elle, on pouvait vérifier sur terre qu’elle
était fausse, car elle prétendait s’être déjà réalisée. Sa chute a ainsi
redonné leurs chances aux religions traditionnelles, dont on ne peut
vérifier leur réalisation dans le ciel. Au fond, il y a un besoin de
ferveur, de foi et de salut chez l’être humain. Ce besoin est à degrés
variables, selon l’individu et selon les périodes. Aujourd’hui, en
période de crise, vous pouvez assister à un déferlement des religions,
dont certains aspects sont fanatiques, comme la branche « al-qaïdiste »
ou les évangéliques américains, et, un peu partout, à des guerres à
composante religieuse, depuis la Yougoslavie en 1991 jusqu’au Soudan et
au Nigeria aujourd’hui. Si tous ces conflits semblent aujourd’hui
localisés, on oublie toutefois que celui de la Syrie est en fait une
guerre civile internationalisée. L’Arabie saoudite, le Qatar, la Russie,
l’Iran, les Occidentaux – même chichement –, tout le monde intervient
déjà dans cette histoire ! On va vers des conflits à la fois locaux et
internationaux, de la même façon que l’a été la guerre d’Espagne à une
autre époque (1).
En Ukraine ?
On en revient à la question de notre aveuglement. Non seulement l’Europe
n’a pas de moyens militaires pour faire pression sur la Russie, mais
elle n’a pas du tout envie de mettre en place des sanctions économiques.
L’Europe, tout en ayant un discours de matamore à l’attention de
Vladimir Poutine, continue de commercer avec la Russie. On menace et on
demande du gaz, on vitupère et on offre trois navires de guerre. On n’a
pas de stratégie, on n’a pas de pensée, on n’a pas de politique, et cela
concourt à l’aggravation des choses.
Où sont les penseurs, les enseignants, les médias, les politiques ?
Où sont les penseurs, les enseignants, les médias, les
politiques ?http://www.terraeco.net/local/cache-vignettes/L450xH300/46_DOSS60-dominos-65f1e.jpg
Où sont les penseurs, les enseignants, les médias, les politiques ?
Vous savez, les responsables sont irresponsables. Il y a eu une usure
totale de la pensée politique. A gauche, notamment. A droite, il n’y
avait pas réellement de besoin. Il leur suffisait d’administrer les
choses telles qu’elles sont. Mais, pour tous ceux qui se proposaient
d’améliorer ne serait-ce qu’un peu le monde, il y avait besoin d’une
pensée. Tout cela s’est vidé. Et non seulement cela s’est vidé, mais ce
vide s’est rempli avec de l’économie, qui n’est pas n’importe laquelle.
C’est une doctrine néolibérale qui s’est prétendue science au moment où
les perroquets répétaient que les idéologies étaient mortes parce que le
communisme était mort ! Cette nouvelle idéologie portait l’idée que le
marché est solution et salut pour tous problèmes humains. Et ces
politiques y ont cru. Jusqu’à aujourd’hui où ils rêvent de la
croissance… Ils n’ont même pas l’intelligence d’imaginer ce qui peut
croître et ce qui peut décroître en essayant ensuite de combiner les deux.
Comment notre civilisation peut-elle se réveiller et aller de l’avant ?
Comme souvent dans l’histoire, les forces de changement sont marginales,
périphériques et déviantes. Nous les voyons dans le monde et en France.
Je pense aucourant convivialiste, par exemple. Ce courant prône que les
gens doivent bien vivre les uns avec les autres. On le retrouve partout
où l’on peut noter un réveil de la vitalité créative, comme dans
l’agroécologie et ses différents rameaux : l’agriculture raisonnée, le
retour de l’agriculture fermière avec l’apport de la science, le bio.
Dans le courant de l’économie sociale et solidaire, avec une
revitalisation des coopératives et des mutuelles. Dans l’économie
circulaire, où les énergies classiques sont renouvelées avec de
l’énergie propre. Dans les villes qu’il faut entièrement dépolluer et
déstresser, les campagnes qu’il faut révolutionner pour les faire
revenir à une échelle humaine et biologique. Une formidable révolution
est en marche, mais elle se manifeste par des éléments très dispersés :
des petits bouts d’écoquartiers ici, des fermes des Amanins par
là (centre d’agroécologie créé par Pierre Rabhi dans la Drôme, ndlr)…
Cette transition douce peut-elle suffire ?
Nous partons de quasiment zéro. Nous sommes dans la préhistoire d’un
mouvement naissant qui ne demande qu’à se développer. Bien entendu que
c’est insuffisant, mais tous les exemples historiques de transformation
véritable ont été déviants au départ et parfois même incompris et
persécutés. Ce n’est pas seulement vrai pour Bouddha, Jésus ou Mahomet,
c’est vrai pour les débuts du socialisme. Marx et Proudhon (économiste
français, ndlr) étaient isolés et méprisés par des intellectuels. Même
chose pour les débuts du capitalisme. Nous sommes engagés dans une
course de vitesse. Et, dans cette course, les processus négatifs sont
beaucoup plus rapides que les processus positifs, qui eux-mêmes
hésitent. A un moment donné, nous pourrons passer une vitesse
supérieure. Ce sera le temps, j’espère, où les idées nouvelles se
répandront de façon équitable.
Un exemple ?
Nous sommes, je crois, quelques-uns à penser que les produits de
l’agriculture industrialisée sont insipides, standardisés et porteurs de
pesticides. Il y a quelques années, un courant de commerce écologique a
commencé à se créer. Des magasins bios sont apparus et les grandes
surfaces ont commencé a se doter de rayons spécifiques. Ce courant,
cherchant une nourriture saine et authentique, a permis l’émergence des
Amap (Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne) un peu
partout. Voyez comme ces phénomènes naissants se développent,
s’agrègent. Regardez la ministre de la Santé, Marisol Touraine, qui veut
apposer des étiquettes de couleur – des feux tricolores –, selon le
degré de sucre des produits. Voilà un chemin ! Ce que je veux dire,
c’est qu’il existe un début de prise de conscience malgré l’inertie. Si
ce courant continue sa progression, si on limite les grandes surfaces et
que l’on rend possible la restitution des commerces de proximité, et que
l’on parvient au moment critique où un phénomène micro devient macro, eh
bien, y compris sur le plan des idées, les bonnes volontés se
rassembleront et se développeront.
Nous n’en sommes pas encore là !
Regardez la favela Conjunto Palmeiras, dans le Nordeste, au Brésil, où
l’on a créé une communauté de 20 000 habitants dotés d’une monnaie
spécifique. Il y a comme ça des exemples incroyables partout dans le
monde. Mais on ne les relie pas. On ne les connaît pas. L’avenir va se
faire dans la conjonction. Les ruisseaux se rencontrent pour former des
rivières, les rivières, des fleuves, et c’est de cette façon que l’on
arrive finalement à changer de voie. Mais on ne peut pas changer de voie
par décret. Il faut oser aller dans le mouvement avec des chances de
réussite et des risques d’échec. Cela ne sera pas la première fois que
l’on échoue. Quand j’étais adolescent, j’étais de ceux qui avaient
compris qu’il fallait chercher la troisième voie. Pourquoi ? La voie du
communisme stalinien n’était pas bien, celle du fascisme non plus, celle
de la démocratie était en crise pourrie… Nous cherchions la
troisième voie qui permette la liberté, qui soit sociale. La guerre est
arrivée et a tout cassé. Je me suis engagé dans la résistance
communiste, alors que j’étais antistalinien… Je vous raconte cela, parce
qu’il y a des moments où il faut savoir changer de voie. Aujourd’hui, il
faut explorer de nouvelles voies ! Est-ce que nous allons réussir ? Je
ne sais pas. Mais il faut encourager tous ceux qui veulent aller vers ce
chemin, qui acceptent de « conscientiser » – comme peut le
faire Terra eco – sur tout ce qui se passe, de la consommation à la
production, sur la vie quotidienne et le sens de la vie.
C’est d’une révolution que vous parlez ?
Dans mon ouvrage La Voie, j’ai essayé de montrer qu’il fallait tout
réformer en même temps. Et pas seulement sur le plan des objectifs
économiques et sociaux, mais aussi notre façon de vivre ! Pas seulement
sur un plan subjectif et moral, mais sur la famille, les solidarités,
les amitiés et même la mort ! Vous observerez qu’alors que nous sommes
ici dans un monde laïc, il n’y a même pas de cérémonie pour accompagner
nos morts.
Les Indignés, les « printemps arabes » ont fait long feu…
La tendance lourde nous envoie vers la catastrophe, mais nous avons des
signes, malheureusement dispersés et minoritaires, qui nous permettent
de penser que nous pouvons apercevoir des voies de salut. A l’époque des
printemps arabes, on a eu, comme en 1789, un lever de soleil. Mais la
Révolution a ensuite été suivie de la Terreur et de Bonaparte… Alors, ne
simplifions pas les choses. Cessons d’applaudir puis ensuite de gémir.
Nous sommes dans l’aventure historique, et elle est complexe. Ce qui a
manqué aux printemps arabes, qui véhiculaient une magnifique aspiration
à la liberté et à la fraternité, c’est une pensée. Une fois la tyrannie
cassée, les initiateurs – une jeunesse laïcisée accompagnée de non-laïcs
ouverts – se sont retrouvés perdus, divisés. Ils ne savaient plus quoi
faire. Pour les Indignés (mouvement qui a vu le jour en Espagne, ndlr),
c’est pareil. Ils étaient mus par une aspiration des plus justes, en
allant même parfois assez loin, comme aux Etats-Unis avec le mouvement
Occupy Wall Street, mais il manquait, là aussi, une pensée.
En France, ce fut le calme plat…
Ici, Nicolas Sarkozy a réussi à tuer le mouvement dans l’œuf. Il y a eu
une tentative d’occupation autour de La Défense où des tentes ont été
plantées. La police a tout balayé. Vous savez, une bonne dictature sait
tuer dans l’œuf la dissidence. Maintenant, il est vrai que nous avons un
problème en France. Jusqu’à présent, la jeunesse était de gauche et
révolutionnaire. Le symbole, c’était Mai 1968. Or, on a vu pour la
première fois une partie importante de la jeunesse dans les
manifestations contre le mariage pour tous. Il s’agissait d’une jeunesse
de droite et pas seulement extrémiste. Quant à la culture de gauche chez
les jeunes, on assiste à son dépérissement. C’est un phénomène que je
considère comme catastrophique. Au début du XXe siècle, cette culture
était transmise par les instituteurs de campagne, mais il n’y a plus de
campagnes, ni d’instituteurs. Les enseignants du secondaire sont
aujourd’hui des bureaucrates enfermés dans leur discipline. Les partis
politiques qui formaient aux idées d’internationalisme et d’ouverture
sur le monde ont soit disparu, comme le Parti communiste, soit se sont
dévitalisés, comme le Parti socialiste. Il n’y a plus rien pour
entretenir la flamme née en 1789 et qui, à travers des aventures
historiques, a toujours ressuscité. Nous faisons partie du désastre. Et
il est très difficile de résister.
Contre qui ? Contre quoi ?
On n’a pas trouvé le mot pour qualifier l’ennemi. On l’appelle
« populisme ». C’est dommage, parce que c’est un très joli mot. En
Amérique latine, les premiers grands mouvements de lutte contre les
féodaux et les militaires étaient les mouvements populistes : des
mouvements populaires contre les féodalités. Alors, quand je vois qu’ici
on prend ce mot-là, ça me fait mal. C’est un contresens à contre-emploi.
Vous savez, les grandes batailles se gagnent sur le vocabulaire. Quand
on est incapable de nommer correctement les choses, on ne va pas très
loin. Moi, je parle d’un vichysme rampant sans occupation. Mais ce n’est
pas une vraie définition. Cette deuxième France, vaincue sous la
IIIe République et minoritaire, ressort aujourd’hui avec tous ses
fantasmes : le racisme, la peur de l’étranger, de l’autre. Avant,
c’était l’antisémitisme, aujourd’hui, c’est l’anti-islam.
Ce mouvement, qui s’est illustré par la victoire du Front national aux
européennes en mai dernier, semble profond. Le terreau d’une
insurrection des idées s’est-il évanoui ?
Nous sommes dans une époque de régression. C’est ce qui est inquiétant
et cela fait partie du courant catastrophiste dont j’ai parlé.
L’abstention et le FN se sont partagés la victoire, la démocratie a subi
la défaite.
Comment aider à faire basculer les choses ?
Comment aider à faire basculer les choses ?
Ne cherchons pas de recettes de cuisine. Il n’y a pas de solution, mais
il y a une voie. Si on emprunte cette voie, alors tout devient possible.
Vous savez, c’est un poète allemand qui a dit : « Le but et le chemin se
confondent. » Nous devons nous trouver sur un chemin, et c’est dans ce
chemin que les transformations se feront. Alors, tant que les chemins ne
sont pas constitués, il faut essayer de livrer un message par les moyens
dont on dispose. Dans le temps, des orateurs allaient de ville en ville.
Aujourd’hui, on utilise les radios, les revues, Internet… Regardez le
message chrétien. Il est parti de Paul. C’est un message qui a incubé
pendant trois siècles dans l’Empire romain avant de rencontrer des
circonstances favorables, quand la mère de l’empereur Constantin,
devenue chrétienne, a fait qu’il se convertisse, ce qui a accéléré le
processus. Là, il faudrait que la mère de François Hollande se mette au
bio, peut-être ! Il y a donc des événements inattendus, inespérés qui
arrivent.
Ce sont les cinq principes d’espérance que vous énoncez dans votre
ouvrage La Voie…
Oui. Je suis incapable de les réciter, mais il y a l’inattendu, les
capacités créatrices de l’esprit humain, il y a le fait que là où croît
le péril, croît aussi ce qui sauve… Sinon, qu’est-ce qu’on peut faire ?
Ne surtout pas se laisser décourager. Continuer.
D’où tirez-vous votre force, Edgar Morin ?
Je crois que, malgré l’adversité, je me sens stimulé de voir que l’on a
affaire à deux vieilles barbaries. Celle que l’on connaît, l’ancienne
– de la cruauté, de la haine, du mépris –, et la nouvelle – glacée – des
calculateurs et des éconocrates. Nous devons résister aux barbaries,
qu’elles s’appellent vichysme rampant ou néolibéralisme. Cette
résistance me rend vivant. La force qui m’anime vient d’une certitude.
Je sens présente en moi l’humanité dont je fais partie. Non seulement je
suis une petite partie dans le tout, mais le tout est à l’intérieur de
moi-même. C’est peut-être cela qui me donne l’énergie de continuer sur
la voie qui est la mienne. Et à un moment donné, sans que vous ne
sachiez pourquoi, c’est comme une catalyse, quelque chose se passe, se
transforme, bascule… C’est cela, l’espoir.
Et l’humanisme ?
Ce que j’appelle l’humanisme va plus loin que de considérer que tout
être humain peut être reconnu comme tel. Le mot « reconnaissance » est
un mot très important. Réfléchissez à cela : être « reconnu » dans sa
qualité humaine… Montaigne a dit : « Je vois en tout homme mon
compatriote ». C’est une chose fondamentale qu’il faut maintenir contre
vents et marées, surtout à une époque régressive comme la nôtre, où le
somnambulisme est de retour. Pour moi, l’humanisme va toutefois au-delà.
C’est le sentiment que je fais partie d’une aventure qui est l’aventure
humaine. Une aventure incroyable sortie de l’hominisation de la
Préhistoire, de la chute des empires… Parvenue jusqu’à nos jours où les
possibilités scientifiques permettent une vitesse vertigineuse de
l’information. Nous sommes dans cette aventure inouïe et encore
inconnue. Et, dans cette aventure, je crois qu’il faut jouer ce rôle que
l’on peut assumer : la solidarité.
La transition est donc possible ?
Pensez à l’Europe médiévale qui est passée en quelques siècles de
l’obscurité à l’Europe moderne. Vous aviez un monde féodal et, à partir
du XIIIe siècle, tout cela a commencé à s’agiter. Les nations modernes
se sont formées, les villes se sont élevées, le capitalisme s’est
développé, avec la Renaissance, la pensée a grandi et dans tout ce
processus sont apparues les sciences, les techniques, la machine à
vapeur… Aujourd’hui, ce que j’appelle la métamorphose de notre société
doit se faire à l’échelle de la planète. Une société-monde doit naître
en respectant les différences, les nations, les territoires. Et, pour
avancer sur ce chemin, il faut penser des vérités contraires : la
croissance et la décroissance, par exemple. Ou le fait que plus on
mondialise, plus on doit sauver les territoires dans leur singularité.
Ce chemin est donc très difficile et il faut pour l’emprunter parvenir à
un niveau de pensée que le monde de l’élite intellectuelle,
malheureusement, ne favorise pas. Au contraire, il encourage les idées
particulières. Quant à la philosophie officielle… C’est malheureusement
une philosophie qui encule les mouches.
Edgar Morin, la poésie peut-elle nous sortir de notre somnolence ?
(Sourire) La vie a deux pôles : le prosaïque – les choses qui nous
emmerdent et que nous sommes contraints de faire pour survivre – et le
poétique. Or, la vie, c’est la poésie ! C’est de l’effusion, de la
communion, de l’amour, de la fraternité. Et c’est précisément cette
poésie que les politiques ont perdue de vue. Donnons un sens prophétique
au vers d’Hölderlin : « Poétiquement l’homme habite la terre » ! —
(1) Cet entretien a eu lieu avant le conflit à Gaza.
EDGAR MORIN EN DATES
Philosophe et sociologue, il a résisté au stalinisme, au nazisme pendant
la Seconde Guerre mondiale, à la guerre d’Algérie et à bien d’autres
formes de barbarie.
1921 Naissance à Paris
1939 Rejoint la Résistance, puis entre au Parti communiste, avant d’en
être exclu en 1951
1977 Publication du premier tome de La Méthode (Le Seuil)
2011 Publication de La Voie (Fayard)
Septembre 2014 Publication de Enseigner à vivre (Actes Sud)
L’entretien avec Edgar Morin publié par Terra eco en 2011
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