jeudi 21 mai 2015

Affaire Kerviel: des parlementaires veulent «tout reprendre à zéro»

Source Mediapart

Par Dan Israel et Mathieu Magnaudeix et Ellen Salvi

Ils sont députés ou sénateurs, membres du PS, du PCF, de l'UDI ou de l'UMP. Tous demandent que le scandale Société générale/Kerviel soit revisité de fond en comble, après les récentes révélations de Mediapart. Par une révision du procès; par une commission d'enquête parlementaire; par de nouvelles enquêtes judiciaires. Entretiens avec Charles de Courson (UDI), Yann Galut (PS), Georges Fenech (UMP) et Éric Bocquet (PCF).

Quatre parlementaires, députés ou sénateurs et membres des principaux partis (PS, UMP, UDI, Front de gauche). Interrogés par Mediapart au lendemain de nos révélations sur le témoignage de la commandante de police qui a dirigé l'enquête, tous demandent que le dossier Société générale/Kerviel soit rouvert. Entretiens.
  • Yann Galut (PS): «Il faut tout reprendre à zéro»
Le député socialiste du Cher Yann Galut, rapporteur de la loi de lutte contre la fraude fiscale à l’Assemblée nationale, a été le premier à demander une commission d’enquête après les révélations de Mediapart sur l’affaire Kerviel. Il s’en explique.
Suite aux révélations de Mediapart, vous avez parlé de « dysfonctionnements particulièrement graves dans le système judiciaire de notre pays ». Pourquoi ?
Ce témoignage n’est pas celui d’une subalterne : la cheffe enquêtrice de la brigade financière Nathalie Le Roy a dirigé l’enquête, c’est elle qui connaît le mieux le dossier Kerviel. Elle a passé des années avec ce dossier. Sa déposition devant un juge fait l’effet d’une bombe. Convoquée par un juge d’instruction après la plainte de Jérôme Kerviel en escroquerie au jugement, elle a le courage d’avouer qu’elle s’est trompée, qu’elle n’a pas eu les moyens de son enquête et qu’elle a sûrement été manipulée.
Elle sait très bien qu’elle va être attaquée, qu’on va peut-être lui reprocher d’avoir mal mené son enquête. Elle se met en danger pour faire éclater la vérité. Le rôle du Parquet dans cette affaire est posé. En tant que son supérieur hiérarchique, c’est le Parquet qui a orienté son enquête, lui a dit comment la mener, a indiqué les réquisitions complémentaires et les auditions à faire. Nathalie Le Roy dit au juge qu’elle était d’abord convaincue de la culpabilité de Kerviel, puis qu’elle a acquis la conviction que sa hiérarchie savait, et qu’alors à ce moment-là on ne lui a pas donné les moyens de le démontrer. Le Parquet s’est-il dit dès le départ que la Société générale ne pouvait pas avoir sa part de responsabilité ? La question de la sincérité du procès est posée. Si le juge Le Loire fait corroborer ses éléments par d’autres témoignages, alors Jérôme Kerviel ne pourra pas être tenu comme le seul responsable. Dans ce cas, le procès Kerviel tombe et il faut tout reprendre à zéro.
Le juge Le Loire doit donc auditionner de nouveaux témoins ?
Ce n’est pas à moi en tant que parlementaire de dire au juge ce qu’il doit faire. Mais comment imaginer que le salarié évoqué par Mediapart qui a alerté plusieurs mois à l’avance ses supérieurs sur les agissements de Jérôme Kerviel en envoyant un mail avec une tête de mort ne soit pas entendu ? Que les cadres supérieurs qui ont apparemment été séquestrés dans le bureau du directeur financier jusqu’à ce qu’ils signent un accord de confidentialité ne soient pas auditionnés ? Qu’il n’y ait pas de perquisitions, notamment pour savoir ce que disent ses fameuses clauses de confidentialité ? Qu’on n’interroge pas le fameux directeur financier, tous les cadres de la Société générale ? La vérité doit éclater. Car si ce que dit Kerviel est exact, si ce que dit la cheffe enquêtrice est exact, on est face à un scandale d’État.
Yann GalutYann Galut © DR
Vous réclamez une commission d’enquête parlementaire. On va vous répondre que ce n’est pas possible sur une affaire judiciaire en cours – c’est toujours ainsi au Parlement, même si le règlement de l’Assemblée ne le stipule pas. Sur quoi porterait-elle donc ?
Il ne s’agit pas de rentrer dans le détail de l’affaire. Mais il faut vérifier quelle a été l’influence de la Société générale sur le pouvoir politique. J’ai l’impression que les ministres des finances se sont laissé influencer par la Société générale qui s’est posée en seule victime. Cette thèse a été prise pour argent comptant, et tout ce qui pouvait la démentir a été balayé.
Il faut absolument qu’on puisse déterminer s’il n’y a pas eu des pressions, s’il n’y a pas eu des contre-vérités avancées. Et notamment en vertu de quelles garanties le ministère de l’économie et des finances a octroyé 2,2 milliards d’euros de ristourne fiscale à la société générale pour combler ses pertes. D’ailleurs, le chiffre lui-même de 5 milliards de pertes avancé par la Société générale n’a été validé par personne d’autre que la banque. Le parlementaire que je suis, le membre de la commission des finances qui se bat tous les jours pour récupérer 20 millions par-ci, 50 millions d’euros par là a le droit de savoir pourquoi on a fait un gros cadeau fiscal de 2,2 milliards d’euros à la Société générale.
S’il est avéré que la Société générale a sa part de responsabilité, comme je le subodore, alors elle devra rembourser cette somme. Je vais envoyer une lettre en ce sens dans les prochaines heures au ministre du budget (Michel Sapin), au secrétaire d’État au budget (Christian Eckert), à la rapporteure générale du budget à la commission des finances (la députée PS Valérie Rabault) et au président de la commission des finances (l’UMP Gilles Carrez).

Selon vous, que dit cette affaire des relations entre le pouvoir et les banques ?

Elle pose la question de la puissance des banques et de leur contrôle. Dans cette affaire, a-t-on voulu retenir la thèse d’un seul et unique responsable pour ne pas déstabiliser une banque française au moment de la crise des subprimes ? De façon générale, quelles sont les véritables relations des banques avec le pouvoir politique ? Pourquoi ne remet-on jamais en cause ce qu’elles disent ? On l’a vu sur la loi bancaire [finalement de portée très réduite - ndlr], sur la lutte contre les implantations des banques françaises dans les paradis fiscaux, sur la taxe contre les transactions financières que Bercy voulait minime pour « ne pas déstabiliser les banques françaises ».
Vous demandez également la révision du procès Kerviel
Oui, la question doit être posée. Jérôme Kerviel a été condamné pour ses agissements personnels, qu’il a reconnus. Mais il a toujours précisé que sa hiérarchie savait, et même que la Société générale couvrait ses agissements. Il a d’ailleurs fait gagner beaucoup d’argent à la banque dans les mois précédents avant que cela se retourne contre lui. S’il n’est pas, comme il le dit, le seul coupable, alors les indemnités civiles doivent être partagées, et la responsabilité pénale de Kerviel n’est pas la même s’il a été couvert par sa hiérarchie. Si l’enquête prospère, et je pense que le juge Le Loire va aller jusqu’au bout au vu de ce témoignage, il faudra bien que le procès Kerviel soit révisé.

Vous estimez que Nathalie Le Roy est une lanceuse d’alerte. Est-elle menacée ?

Dans les heures qui viennent, cette commandante de police va devenir une cible pour toute une série de gens. Je demande officiellement la protection de sa réputation et de son intégrité. Elle doit bénéficier du statut du lanceur d’alerte pour qu’il n’y ait pas de sanction de sa hiérarchie, pas de pression sur elle. Si elle se considère en danger professionnel ou personnel, si elle subit des pressions, elle doit être protégée par les programmes de protection des lanceurs d’alerte mis en place par le ministère de l’intérieur. Elle doit pouvoir si nécessaire bénéficier de la protection fonctionnelle des fonctionnaires, d’une protection physique. Il faudrait à terme un véritable statut du lanceur d’alerte, que nous n’avons toujours pas dans notre droit.
  • Georges Fenech (UMP) : « La justice a été trompée »
Ancien juge d’instruction et actuel responsable des questions de justice à l’UMP, le député du Rhône Georges Fenech avait signé en décembre 2014 une tribune sur l’affaire Kerviel, dans laquelle il faisait part de son « malaise » face à la désignation d’un « coupable idéal ». « Le syndrome de l'erreur judiciaire ou, a minima, celui d'un procès inéquitable envahit les esprits », avait-il écrit dans le JDD. Après les révélations de Mediapart, l’élu UMP « appelle de [ses] vœux une révision de ce procès ». « Je vois mal comment la puissance publique, l’autorité judiciaire, le parquet, pourraient balayer d’un revers de main cet événement », dit-il.
Georges Fenech.Georges Fenech. © Reuters
Quel regard portez-vous sur l’affaire Kerviel à la lumière des nouveaux éléments ?
Georges Fenech. J’ai depuis le début de cette affaire le sentiment que la justice n’est pas allée jusqu’au bout. J’avais rencontré Me Koubi, l’avocat de Jérôme Kerviel, sur le sujet. Je m’étais immédiatement rendu compte que certains éléments du dossier n’avaient pas été explorés : scellés, boîtes mails… Certains témoins n’avaient pas pu s’exprimer librement. Cette enquête apparaît aujourd’hui comme ayant été tronquée. On a le sentiment que la justice a été trompée. Cela ne veut pas dire que l’on dédouane complètement Kerviel de ses responsabilités, mais qu'il semble clair que le jugement qui a été rendu ne concerne qu’une petite partie de l’affaire. À ce titre, je considère qu’il n’est pas satisfaisant.
Le procès doit-il être révisé ?
Le témoignage que la commandante de police chargée de piloter cette affaire à la brigade financière a livré au juge Roger Le Loire est sans précédent dans l'histoire judiciaire. Sa déclaration mérite à elle seule une révision du procès et j’appelle de mes vœux cette révision. D’ailleurs, je vois mal comment la puissance publique, l’autorité judiciaire, le parquet, pourraient balayer d’un revers de main cet événement. La balle est désormais dans les mains de la chancellerie.
Que pensez-vous du rôle de la Société générale dans cette affaire ?
On ne peut pas reprocher à l’une des parties d'avoir voulu se défendre. Pour autant, les moyens engagés par cette banque [100 millions d’euros pour les seuls frais de communication – ndlr] n’ont rien à voir avec ceux de Jérôme Kerviel. Cela participe forcément au malaise. La question que soulève cette affaire est surtout celle de l’inefficacité et de l’impuissance de la justice et des enquêteurs pour démasquer le vrai du faux face à la puissance financière des grandes banques. Il faudrait donner beaucoup plus de moyens à la justice, et notamment à la justice financière, pour qu’elle puisse réaliser de vraies enquêtes. Pour le moment, ces moyens sont dérisoires.
Le député PS Yann Galut demande la création d'une enquête parlementaire. Soutenez-vous cette initiative ?
C’est compliqué de réaliser une commission d’enquête parlementaire car on ne peut pas le faire sur une procédure en cours. Or le volet civil de l’affaire a été cassé par la Cour de cassation et doit être de nouveau jugé. On pourrait en revanche imaginer une commission d’enquête parlementaire sur le fonctionnement général des marchés boursiers, etc. Pourquoi pas ?
  • Eric Bocquet (PCF): «L’occasion de rechercher la vérité»
Pour Jean-Luc Mélenchon, l’un des plus forts soutiens de Jérôme Kerviel, aucun doute. L'affaire Kerviel « est le symbole de la collusion entre l'oligarchie politique et l'oligarchie financière »a déclaré le leader du Parti de gauche à propos des dernières révélations de Mediapart, en appelant à l'ouverture d'une commission d'enquête parlementaire.
Autre membre du Front de gauche, le sénateur communiste Éric Bocquet s’intéresse lui aussi de près au dossier. Il a été le rapporteur de deux commissions parlementaires sur l’évasion fiscale et le rôle des banques dans ce processus, en 2011 et en 2013. Il appelle l’État à « se pencher à nouveau sur la ristourne fiscale accordée à la Société générale ».
Pensez-vous que la justice devrait ouvrir à nouveau le volet pénal de l’affaire ?
La situation nécessite en effet un nouveau procès dans cette affaire, de toute évidence. Les dés étaient pipés dès le départ. Mais il est trop facile de faire porter le chapeau à Jérôme Kerviel, qui n’a jamais contesté ses activités de trading, et les fautes qu’il a commises. Et il n’est pas du tout sérieux de penser que la banque ne savait rien de ses agissements.
Et que penser de la ristourne fiscale accordée à la banque ?
Cette question concerne directement l’État. Il faut se pencher à nouveau sur la ristourne fiscale de 1,7 milliard d’euros accordée par Bercy à la Société générale en mars 2008. Cette somme correspond au tiers des pertes déclarées par la banque. On s’est peut-être un peu précipité pour l’accorder…
Il faut profiter de cette occasion pour rechercher la vérité, encore une fois. Et c’est d’ailleurs le discours que tenait François Hollande avant qu’il soit président. [En octobre 2010, il avait en effet déclaré sur Canal + : « Parmi toutes les choses choquantes dans cette affaire, et il y en a beaucoup, maintenant on apprend que la Société Générale va être remboursée pour son manque de vigilance. (…) Comment admettre que lorsqu'une banque fait une erreur ce soit le contribuable qui paie ? » - ndlr.]
Êtes-vous favorable à l’ouverture d’une enquête parlementaire sur cette question ?
Dans la mesure où le dossier est encore dans les mains de la justice [le volet civil de l’affaire a été cassé par la Cour de cassation et doit être de nouveau jugé en janvier - ndlr], je ne sais pas du tout si cela est possible. Mais cela vaudrait certainement le coup de s’y intéresser pour les parlementaires.
  • Charles de Courson (UDI) : « Il faut rouvrir le procès »
Charles de Courson est député UDI, secrétaire de la commission des finances de l’Assemblée nationale. Lorsqu’il travaillait à Bercy dans les années 1980, il a côtoyé Daniel Bouton, dirigeant de la Société générale lorsque l’affaire Kerviel a éclaté. Il ne croit pas qu’un trader puisse agir sans l’aval de sa direction. Après les révélations de Mediapart, il appelle à rouvrir le procès.
Comment réagissez-vous aux doutes émis devant le juge d’instruction par la principale enquêtrice de police dans l’affaire Kerviel ?
Ces déclarations ne m’étonnent nullement. Je n’ai jamais cru un seul instant que Jérôme Kerviel, pas plus que ses autres collègues traders, ait pu spéculer à de tels niveaux sans l’accord de ses supérieurs. Laisser penser, comme l’ont fait les décisions de justice qui l’ont condamné, que Jérôme Kerviel agissait tout seul dans son coin, sans connaissance de sa hiérarchie, je ne l’ai jamais cru. Ce qui est grave dans le témoignage de l’enquêtrice de la brigade financière, c’est qu’elle n’est justement pas membre de la hiérarchie bancaire ! Pourquoi a-t-elle accepté de se faire orienter de cette façon par la banque ? Pourquoi les enquêteurs se sont-ils laissé faire ?
La Société générale pouvait-elle ne pas savoir ?
Je connais bien Daniel Bouton, le dirigeant de la Société générale à l’époque, pour avoir été chef de bureau avec lui à la direction du budget il y a un quart de siècle. En 2008 ou en 2009, je lui ai demandé s’il savait réellement ce qui se passait dans la salle de marché de sa banque. Il avait répondu par la négative. Cela illustre assez bien la situation des dirigeants des établissements financiers : Daniel Bouton, comme ses collègues, ne voulait pas savoir ce qui se passait sous sa responsabilité. Tant que les traders gagnaient de l’argent, il n’a pas cherché à en savoir plus. Bien entendu, rien n’a jamais été écrit explicitement, mais tant que Jérôme Kerviel gagnait, tout allait bien, on l’a laissé faire. C’est quand il a perdu que les problèmes sont arrivés.
Daniel Bouton m’a avoué qu’au plus haut de la vague de spéculation, plus d’un tiers des résultats de la Société générale provenait de la salle de marché. Certes, à l’époque toutes les banques ne fumaient pas la moquette à un tel niveau. La BNP a beaucoup moins spéculé, par exemple, mais beaucoup de banques ont fumé la moquette !
Êtes-vous favorable à une révision du procès de Jérôme Kerviel ?
Quand il y a des éléments nouveaux, dans un État de droit et avec une justice bien conçue, il faut en effet rouvrir le procès. Par ailleurs, si la justice découvre que certains ont témoigné sous ordre, ou ont été manipulés pour dire autre chose que la vérité, ils devront être condamnés pour faux témoignage.
Une commission d’enquête parlementaire permettrait-elle de faire plus de lumière sur le dossier ?
Pourquoi pas, mais je ne sais pas si une commission d’enquête obtiendra beaucoup d’information : mis à part les traders « convertis », qui ont abandonné leur activité, qui viendrait témoigner de la vérité ? Est-ce que ceux qui font ça depuis des années parleraient ? De plus, une procédure judiciaire est toujours en cours [le volet civil de l’affaire a été cassé par la Cour de cassation et doit être de nouveau jugé en janvier - ndlr], et je ne sais pas si les parlementaires auraient accès à des informations qui sont de fait réservées à la justice. Sans compter que le gouvernement demanderait immédiatement le huis clos pour ne pas affaiblir la réputation des banques françaises… Je vois déjà comment chacun jouerait sa partition.
Ces quatre entretiens ont été publiés séparément dans la journée de lundi. Pour des raisons de présentation, et parce qu'ils se répondent pour partie, nous avons choisi mardi matin de les regrouper en un seul article.

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