Médiapart - 12 juin
2013
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Après
cinq années de négociations, le Parlement européen a adopté le 12 juin une vaste
réforme de l'asile en Europe, dont l'objectif est d'harmoniser les règles de
l'accueil des réfugiés entre les États membres de l'Union européenne. Les pays
disposent de deux ans pour la mettre en œuvre.
L'occasion
de revenir sur ce qu'est un réfugié et comment en France, via l'Office français
de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), cette
catégorie a été interprétée de l'après Seconde Guerre mondiale jusqu'à
aujourd'hui, avec Karen Akoka, chercheuse à
l'université de Limoges au laboratoire Géolab. Cette
post-doctorante a soutenu sa thèse de sociologie intitulée La fabrique du réfugié à l'Ofpra, du consulat des réfugiés à l'administration des
demandeurs d'asile, 1952-1992, sous la direction d'Alain Tarrius et Patrick Weil, en décembre 2012, à
l'université de Poitiers au laboratoire Migrinter.
Dans
votre thèse, vous expliquez que le réfugié est une figure construite, qui est le
résultat de rapports de force politiques à des moments donnés. Sur quels
éléments vous fondez-vous ?
De
sa création en 1952 jusqu’aux années 1970, l’Ofpra
délivre très facilement le statut de réfugié. Le taux de reconnaissance avoisine
les 90 %. Les premiers relevés statistiques sont effectués en 1973, signe
que la question de savoir si la France est « généreuse » ou pas ne se
pose pas en ces termes. Ce nombre chute drastiquement au cours des deux
décennies suivantes. En 1985, pour la première fois, les rejets sont plus
fréquents que les accords. Au début des années 1990, le taux tombe à 15 %.
On n’en est pas loin aujourd’hui. Certains regrettent les années 1950-70, ils en
font un âge d’or, un moment où l’institution aurait été indépendante. En
réalité, elle ne l’a jamais été, ni avant, ni après. Le traitement de l’asile a
été dans un premier temps et dans le contexte de la guerre froide sous la
subordination des politiques diplomatiques, qui s’exprimait dans un fort taux
d’accord au statut de réfugié. Il a été dans un second temps sous la
subordination des politiques migratoires, qui s’exprime par un fort taux de
rejets.
Contrairement
à une idée profondément ancrée, il n’existe pas de réfugié en soi. Il n’y a pas
une essence de réfugié que les agents de l’Ofpra
auraient pour mission de révéler, de reconnaître. Le réfugié est une notion
fabriquée, qui se transforme au fil du temps, au gré des priorités politiques.
Sa définition est le résultat de rapports de force. Au milieu des années 1920,
alors que la révolution bolchévique pose un vrai problème à la France, réfugié
égale russe. Un Italien ou un Espagnol fuyant le régime fasciste de son pays n’a
aucune chance d’être reconnu comme réfugié. Au sortir de la guerre, les
« Volksdeutsche » c'est-à-dire les Allemands
« ethniques » expulsés des pays d’Europe de l’Est où ils vivaient, de
même que les collaborateurs des nazis, sont exclus du statut, car l’enjeu est
celui de la dénazification.
Avec
les débuts de la guerre froide, ce n’est plus la figure du fasciste ou de
l’Allemand qui pose problème mais celui du communiste. S’ensuit une attitude
plus flexible envers tous les anticommunistes même ceux suspectés de demander le
statut pour des raisons économiques. Parallèlement, des collaborateurs
potentiels des nazis sont admis au statut de réfugié. C’est en quelque sorte une
« guerre-froidisation » de la
définition du réfugié.
La
Convention de Genève de 1951 définit le réfugié comme persécuté. Qu'en est-il de
la neutralité de cette définition ?
Lors
des négociations autour de la Convention de Genève, au début de la guerre
froide, deux camps s’opposent : les puissances occidentales contre les
États socialistes. Les premiers défendent une conception du réfugié comme
persécuté. Cette définition permet de défendre la liberté politique des citoyens
contre les gouvernements tyranniques et reflète en cela l’héritage idéologique
des lumières qui promeut l’ordre libéral et démocratique mais néglige les
injustices socio-économiques. Les seconds défendent une conception du réfugié
comme victime des violences et des inégalités socio-économiques dans une
tradition communiste plus sensible aux droits collectifs. Au bout du compte, le
bloc de l’ouest l’emporte. On peut imaginer que si le bloc soviétique avait
gagné, la catégorie du « réfugié de la faim » se serait peut être
imposée devant celle qui aurait été considérée comme illégitime du
« migrant politique ».
Récemment,
l’ouverture du statut de réfugié aux potentielles victimes d’excision et de
mariage forcé peut être entendue comme le passage à une période où l’ennemi
absolu n’est plus le communiste, mais l’islamiste qui excise ses enfants et se
marie avec plusieurs femmes. Mais l’enjeu n’est pas seulement dans les
définitions il est aussi dans l’application des catégories et des textes. Dans
la Convention de Genève, le réfugié est celui qui peut prouver une
« crainte raisonnable de persécution ». Le texte ne précise pas que
cette dernière doit être individuelle. Mais c’est comme cela que le traduisent
la plupart des démocraties occidentales. Cette exigence d’une persécution
personnalisée est pourtant loin d’être appliquée initialement. L’analyse de la
mise en œuvre de la convention de Genève par l’Ofpra
durant les années 1950 à 1970 en témoigne.
En
France, à ce moment-là, il suffit d’être russe, hongrois, tchécoslovaque,
et un peu plus tard de venir d’Asie du Sud-Est, du Cambodge, du Laos ou du
Viêtnam pour obtenir le statut de réfugié. Toutes ces personnes originaires de
zones sous domination communiste n’ont pas besoin de montrer qu’elles ont été
individuellement persécutées et la dimension économique de leur exil ne dessert
pas leur demande comme c’est le cas aujourd’hui. Pourtant, la figure du réfugié
qui est restée dans la mémoire collective est celle du dissident de l’Est
individuellement recherché. Et c’est à partir de cet archétype largement éloigné
de la réalité de ce que fut la demande d’asile de ces années que s’est
construite la figure du faux demandeur d’asile d’aujourd’hui, à qui on demande
de n’avoir aucune motivation économique et de prouver qu’il a été
individuellement persécuté.
Dans votre thèse qui porte sur la période 1952-1992, vous distinguez deux
périodes, le temps des réfugiés d’abord, le temps des demandeurs d’asile
ensuite. Pourquoi cette articulation ? À partir de quelles évolutions
l’observez-vous ?Le passage d’une période à l’autre s’observe en partie à travers l’évolution des taux de rejets, du profil des agents, de la structure formelle de l’institution et des catégories d’intervention. Dans la première période qui s’étend jusqu’à la fin des années 1970, la catégorie d’intervention est celle de réfugié, les requérants sont tous appelés réfugiés même avant d’obtenir le statut, le mot demandeur d’asile n’existe pas. L’activité est largement orientée autour de l’aide à l’intégration des réfugiés en France : on les aide collectivement, en essayant d’étendre les droits liés au statut de réfugié, mais on les aide aussi individuellement à résoudre leurs problèmes quotidiens auprès des différentes administrations, sécurité sociale, travail, etc. Les agents sont eux-mêmes des réfugiés qui viennent des pays dont ils instruisent la demande, pour la plupart des pays de l'Est passés sous domination soviétique. 80 % d’entre eux n’ont pas la nationalité française. Ce sont également souvent d’anciens diplomates. Ces premiers agents font ainsi figure de représentants de gouvernements en exil chargés de reconnaître la qualité de réfugié à leurs compatriotes qui ont fui des régimes qui ont fait d’eux-mêmes des réfugiés. L'Ofpra apparaît ainsi comme une sorte de consulat pour ceux qui n'ont plus, ou qui ne veulent plus la protection de leur pays. Il apparaît aussi comme un moyen de faire perdurer des régimes disparus que ces agents incarnent et regrettent, tout comme les pouvoirs publics français. La seule exception au tableau concerne la section espagnole qui compte deux Français, signe de la suspicion que les pouvoirs publics entretiennent alors à l'égard de ces exilés systématiquement associés à la mouvance communiste.
Le terme « demandeur d’asile » apparaît au début de la période suivante. Il désigne d’abord les Zaïrois, puis, en s’étendant peu à peu à tous les groupes nationaux, il devient la catégorie d’intervention principale. L’activité de l’Ofpra n’est plus orientée autour de l’intégration des réfugiés mais autour de la sélection des demandeurs d’asile, entre vrais et faux, qui débouche sur un nombre croissant de rejets. La structure formelle de l’organisation s’imprègne de cette nouvelle division. Des espaces et des services séparés sont créés pour les demandeurs d’asile. Des agents s’occupent spécifiquement des réfugiés, d’autres, plus nombreux, spécifiquement des demandeurs d’asile. Alors que leur métier consistait à articuler intégration et contrôle, la dimension sociale de leur métier s’efface au profit du contrôle.
Quant à l’évolution du profil des agents, il suit celle des enjeux des politiques étrangères et migratoires. Les vieux représentants diplomatiques avaient été remplacés dans les années 1960 par des Français, mais aux mêmes origines qu’eux (souvent leurs fils, neveux ou cousins), ce qui avait maintenu l’Ofpra dans une identité tout à fait singulière pour une administration. Par exemple, les agents y parlaient dans leurs langues bien plus qu’en français et continuaient d'instruire la demande de leurs compatriotes. Durant les années 1980, le principe d'une proximité nationale, voire politique, est maintenu pour les nationalités dont la reconnaissance comme réfugié reste utile. Des agents cambodgiens, laotiens, vietnamiens instruisent les demandes des ressortissants de ces pays qui fuient le communisme et pour qui le taux d'accord atteint 99% certaines années. À l'opposé, ce sont des agents français qui s'occupent des demandes entachées de soupçon, comme celles des Africains ou des Sri-Lankais. Parmi les Français et à des postes hiérarchiquement importants, on trouve tout de même encore des profils atypiques de militants syndicaux ou militants des droits de l’homme proches de la gauche contestataire. Mais, à la fin des années 1980, tandis que les objectifs de maîtrise des flux migratoires l'emportent sur les autres considérations, ces personnes sont évincées et l'ensemble des profils se « bureaucratisent ». Les agents de l’institution ressemblent de plus en plus à ceux des autres administrations jusqu’à devenir des fonctionnaires, avec la création, en 1991, du corps des officiers de protection de l’Ofpra.
Comment apparaît cette notion de faux demandeurs d’asile, autrement dit le partage entre l'immigré économique et le réfugié politique ? Comment les Zaïrois deviennent-ils la figure du faux demandeur d’asile ?
Le “topic” du faux réfugié économique est ancien et généralement réactivé en période de crise économique. On le retrouve déjà, par exemple, dans les années 1930. Mais pour ce qui est du faux demandeur d’asile et de la période d’après guerre, plusieurs facteurs politiques, diplomatiques et économiques sont imbriqués. L’apparition du mot demandeur d’asile constitue un tournant important. On le trouve pour la première fois dans un rapport de l’Ofpra en 1981, pour désigner les Zaïroises, dans le contexte de la découverte des fraudes dites zaïroises. Il s’agissait de fraudes aux assedics, extrêmement médiatisées. Puis le terme est rapidement étendu à tous les Africains ainsi qu’à d’autres nationalités comme les Sri-Lankais. Les ressortissants du Sud-Est asiatique sont eux toujours désignés par le terme « réfugié » avant même qu’ils aient obtenu le statut alors qu’ils arrivent en France par dizaines de milliers. Ces boat people, comme on les appelle, sont en fait acheminés depuis les camps de réfugiés en Thaïlande par avion à partir d’un quota établi par le gouvernement français. Mais les critères de sélection dans les camps de Thaïlande n’avaient rien à voir avec la convention de Genève. Étaient globalement choisis ceux qui parlaient le français et qui avaient des liens en France. Arrivés sur place, ils obtenaient automatiquement le statut de réfugié. Les archives font état de fraudes de grande ampleur les concernant, mais ces affaires sont aussitôt étouffées.
Les années 1980 sont donc celles d’un régime d’asile à deux vitesses, privilégié pour ceux qui viennent du Sud-Est asiatique mais aussi d’Amérique du Sud, et plus strict pour les autres. Au début des années 1990 le qualificatif « demandeur d’asile » s’étend à tous les requérants, quelle que soit leur nationalité. C'est une période où de manière concomitante la question de l’opposition au bloc soviétique disparaît et la crise économique s’accroît. Ce qui est constitué comme « problème » n’est plus le communisme et les besoins de main-d’œuvre, mais le chômage et l’immigration. La demande de protection augmente parallèlement. En 1989, on passe de 30 000 à 60 000 demandeurs d’asile. Le doublement est très impressionnant, mais le niveau reste largement inférieur à ce qui est observé en Allemagne, par exemple, où 190 000 demandes sont déposées. C’est à ce moment-là que se développe l’idée que la maison France est pleine, qu’il n’y a plus de place, qu’on ne peut pas accueillir toute la misère du monde selon la formule de Michel Rocard.
Des personnes traitées de manière différenciée en fonction de leur nationalité ou de leur origine : cela s’appelle du racisme. En l’occurrence du racisme anti-africain…
Cette stigmatisation est indéniable. Mais l’objectif visé prioritairement, en donnant le statut de réfugié aux Cambodgiens, Laotiens et Vietnamiens, est de décrédibiliser les régimes communistes, régimes qui ont en outre gagné la guerre de décolonisation contre la France. Par ailleurs, le facteur économique joue. L’immigration de travail a été suspendue, mais les besoins de main-d’œuvre n’ont pas disparu. Or les réfugiés du Sud-Est asiatique sont considérés comme des travailleurs dociles, pas trop syndiqués. Je ne dispose pas de preuves attestant d’un racisme anti-africain, mais, en tant que réfugiés ils n’apportaient rien, voire ils posaient un problème car la France souhaite garder de bonnes relations avec ses anciennes colonies. J’ai retrouvé des télégrammes diplomatiques demandant à l’Ofpra de refuser les demandes d'asile déposées par des islamistes, bien que leur condamnation à la perpétuité soit reconnue comme étant disproportionnée, afin à la fois de ménager le roi du Maroc, de ne pas inciter d'autres opposants islamistes à demander l’asile et de ne pas encourager de manière générale cette opposition.
Comment expliquer l’augmentation de la demande d’asile à la fin des années 1980 ?
La demande turque et en particulier kurde fait un bond. Ce sont d’ailleurs des années où le taux d’accord pour cette population chute parce que l’appartenance ethnique au groupe des Kurdes de Turquie ne suffit plus pour obtenir le statut, il faut désormais que les craintes de persécutions soient personnalisées. Il est intéressant de noter que ce changement a lieu au moment où la France, comme l’ensemble des pays occidentaux, se rapproche de la Turquie. Mais la hausse s’explique également par le fait que beaucoup de personnes qui auraient pu obtenir l’asile autrefois hésitaient à le demander car la contrepartie était qu’il fallait renoncer à sa nationalité, à son passeport, à retourner dans son pays d’origine. Comme il était alors relativement facile d’obtenir un titre de travail, ils préféraient utiliser la procédure d’immigration. L’arrêt de l’immigration de travail, en 1974, a eu pour effet de graduellement reporter ces demandes sur l’asile.
La distinction immigré économique, réfugié politique n’est pas aussi rigide que ce qu’on croit. Les catégories sont mobilisées par les demandeurs comme par l’institution en fonction des besoins des uns et des autres. L’exemple des Yougoslaves est intéressant : en 1962, le représentant du ministère des affaires étrangères à l’Ofpra juge que trop de statuts leur sont délivrés. En conseil d’administration, il demande d’en réduire le nombre car il trouve gênante cette situation alors que la France essaie d’entretenir des relations cordiales avec Tito. En 1964, il suggère, pour ce faire, de faciliter leur accès au marché du travail français. Deux ans plus tard des accords de main-d’œuvre sont signés entre les deux pays. Les Yougoslaves arrêtent de demander l’asile, ils rentrent dans la filière migratoire et tout le monde est rassuré.
Comment les agents de l’Ofpra vivent-ils leur fonction ? Se voient-ils comme des gens sauvant des vies ou des personnes qui prennent des décisions de rejet ?
Beaucoup de ceux que j’ai rencontrés sont marqués par un dilemme moral. Ils ont une identité de défenseurs du droit d’asile. Ils ne sont pas là pour fermer les frontières. Mais ils croient en une essence de la catégorie de réfugié et ont la conviction qu’il existe une différence absolue entre réfugié et migrant. Ils pensent que pour préserver l’asile il faut maintenir cette différence. Donner le statut de réfugié leur procure une véritable satisfaction mais ils font du rejet au quotidien. De leur point de vue, le droit d’asile est mis en danger aussi bien par le ministère de l’intérieur, qui veut que les taux de reconnaissance baissent, que par les associations qui le dévoient en souhaitant le donner à tout le monde, que par les « faux réfugiés » qui en utilisant cette procédure la mettent à mal. Ils pensent qu’ils doivent trouver dans chaque demandeur la nature, l’essence de ce qu’ils se représentent être un réfugié. Ils cherchent ce réfugié à partir de la figure archétypale du militant politique, individuellement persécuté, recherché pour ses actes, et qui risque d’être arrêté aussitôt rentré dans son pays.
Cet archétype est une reconstruction du passé qui était et reste peu courante dans le quotidien de l’instruction des demandes. Ce qui n’empêche pas des milliers de personnes de fuir des violences collectives, des conflits généralisés. La distinction entre politique et économique ne va pas de soi. Amartya Sen a montré que des famines peuvent être le résultat de politiques publiques. Aujourd’hui, on essaie de nous faire croire que les choses sont séparées, que l’économique n’est pas politique, qu’une violence collective n’équivaut pas à une violence individuelle, qu’on est migrant ou qu’on est réfugié. Beaucoup des agents de l’Ofpra sont dans une vraie souffrance, alors qu’on leur demande d’aller plus vite, de faire du chiffre, qu’on les évalue et qu’on les rétribue, à l’aide de primes, en fonction du nombre de décisions qu’ils effectuent chaque jour. Il existe une distorsion entre leurs idéaux et ce qu’ils doivent faire au quotidien.
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