Source : l'Humanité
Face à la marchandisation du monde, un modèle alternatif émerge... Construire la gratuité est un combat d’avenir. Dossier.
«Que
penser de la mort en tant que service public ? La mort devrait être un
service public gratuit, comme la naissance. » L’auteur de cette citation
est plutôt inattendu : Pierre Desproges. L’humoriste, avec sa façon de
faire passer ce qui paraît absurde pour une évidence, visait juste :
trente ans plus tard, on parle de rendre gratuits… les services
funéraires. Des expériences sont déjà menées en la matière en France et
en Suisse, et, en réalité, le secteur marchand ne s’est emparé du marché
de la mort que depuis le début du XXe siècle, comme pour beaucoup de
besoins élémentaires. Mais depuis environ trente ans, la gratuité
revient, s’impose de nouveau dans le débat public accompagnant les
luttes pour les « communs ». Outre le livre signé par Paul Ariès au nom
de l’Observatoire international de la gratuité, un appel a été lancé le
1er octobre : « Nous voulons que la gratuité soit la condition pour
repenser le contenu social, écologique, démocratique du service public
dans le but d’en finir avec le capitalisme et son monde », résume sa
première phrase. Signé par de très nombreux militants politiques,
associatifs ou syndicaux, venus de toute la gauche et de l’écologie
antilibérale, il vise à rassembler les voix de ce « nouvel âge qui sonne
à la porte de l’humanité ». Avec un troisième temps : le 2e Forum
national de la gratuité, le 5 janvier à Lyon.
La gratuité, quèsaco ?
L’appel est explicite, politiquement, il s’agit de s’appuyer sur ce
qui est déjà existant : les services publics, au sens large. En France,
ce sont l’éducation primaire et secondaire, la santé via la Sécurité
sociale – même si ce pan de gratuité est rogné par le capital –, mais
également des secteurs comme la restauration sociale, l’eau, l’énergie,
les toilettes publiques, le logement social, la culture (bibliothèques)
ou bien, figure de proue de la gratuité, les transports en commun. C’est
dans ce domaine que de nombreuses collectivités se sont engagées, mais
selon des modalités très différentes. Car, la gratuité, c’est, comme le
définissent ses promoteurs, « le produit ou le service débarrassé du
prix mais pas du coût ». Et, bien entendu, toute la question est là :
comment finance-t-on la gratuité ? Pour quel service ou produit ? À
terme, il s’agit également d’étendre la gratuité à de nombreux autres
usages. En 2013, dans un entretien à « l’Humanité », le philosophe
Jean-Louis Sagot-Duvauroux (lire page suivante) établissait le lien
entre gratuité et « l’émancipation humaine, c’est-à-dire la liberté en
marche, qui est le fondement du projet communiste initial ».
Les trois principes
Premièrement, la gratuité n’est pas une exception face au marché.
Elle s’étend potentiellement à tous les domaines de l’existence, y
compris le beau, la fête, la culture, la politique. Deuxièmement, si
tous les domaines de l’existence ont vocation à être gratuits, tout ne
peut être gratuit dans chacun de ces domaines. Et ce, non seulement en
raison du « réalisme comptable », mais parce que la gratuité « est le
chemin qui conduit à la sobriété ». Ce qui amène au troisième principe :
le passage à la gratuité suppose de redéfinir produits et services, de
donner ainsi une plus-value sociale, écologique, démocratique. Exemple
avec la gratuité des cantines scolaires, qui est l’occasion de passer à
une alimentation locale, bio, avec des fruits et légumes de saison. Il
est un principe qui résume le tout : « La gratuité du bon usage face au
renchérissement du mésusage. » Avec cet exemple limpide : pourquoi payer
au même prix l’eau pour remplir sa piscine ou faire son ménage ?
Construire la gratuité
Il s’agit donc, pour chacun des domaines, de construire la gratuité.
Politiquement, car le principe est susceptible de susciter une adhésion
et des mobilisations populaires. Notamment en tordant le cou aux idées
reçues avancées par les tenants de l’ordre marchand : non, la gratuité
ne déresponsabilise pas, bien au contraire. Jean-Louis Sagot-Duvauroux,
dans le journal libéral « l’Opinion », démonte cette assertion : « Ce
n’est pas parce que la rue est gratuite que les gens font des trous
dedans, et ce n’est pas parce que les massifs fleuris sont gratuits que
les gens cueillent les tulipes. »Écologiquement et socialement, il s’agit aussi de redéfinir collectivement les besoins : que produit-on, comment et pour qui ? Et comment le finance-t-on ? Car, le coût peut très bien être reporté sur l’usager d’une façon ou d’une autre, et le danger serait que cette politique renforce les inégalités en permettant à une petite minorité d’user et d’abuser des mésusages (définis comme une mauvaise utilisation du service ou du produit). Pour l’historien communiste Roger Martelli, qui a beaucoup réfléchi à cette notion, cela passe d’abord par l’impôt : « La recette fiscale et son affectation, dès l’instant où elles sont délibérées, contrôlées et évaluées de façon permanente et performante, sont les modes de régulation les plus justes et performants pour atteindre cet objectif. » Le 20 septembre, le groupe communiste à l’Assemblée a déposé une proposition de loi visant à généraliser la gratuité dans les transports publics (37 collectivités l’ont déjà instaurée), en développant notamment les sources de financement, à commencer par la taxe « versement transport » des entreprises.
Les nouvelles gratuités
Le système collaboratif et d’échange, encouragé par les
nouvelles technologies, a permis l’émergence d’une nouvelle culture de
la gratuité. Ce sont par exemple le logiciel libre, l’accès quasiment
infini à la culture (musique, livres, cinéma). Ce qui n’est pas sans
poser des questions de financement, bien entendu : pour l’heure,
l’industrie culturelle capitaliste, par son refus catégorique, empêche
de penser ce financement des artistes, par exemple via la licence
globale. Et très bientôt, l’échange gratuit du savoir-faire ou de
l’ingénierie, couplé au développement des imprimantes 3D, pourrait bien
être le support d’un nouveau développement de la gratuité.
Et dans l’histoire ?
Les capitalistes ont tendance à faire croire que la marchandisation
est de tous les âges et de toutes les sociétés : rien de plus faux. Au
Moyen Âge, et plus encore à l’époque antique, la gratuité était partout.
Dans l’Empire romain, le principe de ration gratuite, inspiré par
d’autres expériences plus anciennes (Grèce, Égypte, Mésopotamie), était
généralisé : pain, légumes, viande. Paul Ariès rappelle que l’historien
Paul Veyne a montré que cette pratique, « loin d’alimenter populisme et
démagogie, correspondait au plus haut degré de politisation dans la
société romaine ». À Rome, on parle même un temps de distribution
gratuite du vin. Que refuse le Sénat au motif que l’eau est déjà
gratuite. Qui sait, peut-être un autre domaine où la gratuité pourra
s’étendre face à la domination marchande ?- Connectez-vous ou inscrivez-vous pour publier un commentaire
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