Depuis
novembre 2012, le mouvement des employé-e-s précaires des fast-foods
américains n’a cessé de grossir : New York et Chicago, d’abord, puis une
soixantaine de villes en août 2013, et près de 190 ce mois-ci. Il ne
s’agit pas seulement d’une reprise des luttes au cœur même de la
principale puissance impérialiste, mais de la démonstration que les
luttes dans les secteurs précaires sont possibles. Sans surprise, les
journalistes hexagonaux n’ont guère prêté attention à ce phénomène. Terrains de luttes
continue donc son travail de documentation de ce mouvement en pleine
croissance en traduisant un article du journaliste David Moberg, publié
sur le site étatsunien In These Times.
Deux ans après la grève des employé-e-s de fast-foods new-yorkais,
en lutte pour un salaire de 15 $ de l’heure et le droit de se
syndiquer, le mouvement a tellement grossi qu’il est méconnaissable.
Chacun a pu s’en apercevoir le 4 décembre dernier : selon des
organisateurs, des travailleurs/euses des fast-foods se sont mis en
grève dans près de 190 villes – une affluence record.
Qui plus est, dans la mesure où la
campagne « Fight for 15 » est apparue dans un contexte de baisse
continue des salaires pour la plupart des Américain-e-s, les
revendications des travailleurs/euses ont déclenché de nouvelles
campagnes unitaires, qui obtiennent des augmentations du salaire minimum
bien supérieures à tout ce qui aurait pu être imaginé dans nombre
d’États et de localités. Des militants affirment que c’est en grande
partie grâce à cette campagne en pleine expansion que près de 7 millions
de travailleurs ont vu leur salaire augmenter de manière significative.
Mais le recours à l’action directe, et
notamment, depuis l’année dernière, à des actions de désobéissance
civile qui font désormais partie du répertoire de nombreuses
manifestations et grèves, a également encourage les travailleurs/euses
d’autres secteurs à rejoindre le mouvement, en particulier les employé-e-s précaires des services, qui occupent dans le marché du travail des positions globalement interchangeables.
Ainsi, selon des militants, alors que
des travailleurs/euses de l’énorme Rock’n Roll McDonald’s, situé en
plein cœur de Chicago, se sont mis en grève au cours des actions
d’aujourd’hui [4 décembre], l’employé de l’épicerie d’une
station-service BP voisine, qui avait déjà assisté à ce genre de
manifestations, est sorti du magasin pour rejoindre les grévistes. A
travers tout le pays, des militants affirment que des cuisiniers/ères et
des caissiers/ères de fast-foods ont été rejoints non seulement par des
employé-e-s d’épiceries, mais aussi des aides à domicile, des
personnels au sol dans des aéroports, des employés de Walmart et
d’autres magasins hard-discount, des fonctionnaires fédéraux et mêmes
quelques « maîtres auxiliaires » (adjunct professors) de l’enseignement supérieur[1].
Par
ailleurs, le ton des manifestations a quelque peu changé. Alors que de
nombreux/ses travailleurs/euses hésitent encore à rejoindre la lutte, de
peur de perdre leur emploi même si celui-ci est précaire et mal payé,
la campagne, en s’assurant le soutien des « communautés »[2]
pour protéger les grévistes des licenciements, a « donné la preuve aux
travailleurs/euses new-yorkais que les managers devraient composer avec
la communauté », explique Kendall Fells, le directeur de la campagne
Fast Food Forward à New-York. (La campagne n’a pas le même nom selon les
villes : elle s’appelle Fast Food Forward à New-York, mais Fight for 15
à Chicago, où elle est coordonnée par un syndicat indépendant, le
Workers Organizing Committee of Chicago.) Quant aux manifestants, ils
semblent tout aussi susceptibles d’insister sur le droit à se syndiquer
que de mettre en avant l’objectif évidemment très populaire d’obtenir un
salaire de 15 $ de l’heure et des semaines de 40 heures.
Le plus important, c’est ce sentiment
d’espoir et de puissance qui semble habiter le mouvement. « Il est
impossible de survivre avec le salaire qu’on reçoit », dénonce Dora
Peña, une grand-mère de 56 ans qui travaille dans un McDo de Chicago
depuis 8 ans (et dont l’une des filles travaille dans un autre
restaurant de la chaîne). En effet, les employé-e-s des fast-foods
reçoivent 7 milliards de dollars par an d’aides fédérales pour survivre
(dans les faits, il s’agit d’une subvention que paie le contribuable à
des entreprises qui dégagent d’énormes profits et dont les cadres
dirigeants gagnent 1 200 fois plus que les salarié-e-s moyen-ne-s).
Mais comme elle l’a rappelé à une foule
de 200 grévistes réunie dans le centre-ville de Chicago ce jeudi [4
décembre], « si on est ici, c’est parce qu’on est en train de gagner.
Fight for 15 a remporté de vraies victoires ». Outre les augmentations
indirectes du salaire minimum, les employé-e-s ont également relevé les
salaires dans leurs magasins, amélioré les emplois du temps et fait
reculer le contrôle managérial.
Jusqu’à
présent, l’un des présupposés de la campagne était que si les
travailleurs/euses pouvaient « être mobilisés, alors quelque chose de
positif en sortirait forcément », comme le déclare un militant. Quoi
qu’il en soit, maintenant, les gens savent qui sont les employé-e-s des
fast-foods. « Ils étaient invisibles, aujourd’hui ils sont
invincibles », dit Fells.
Pour Fells, ils ont réussi notamment
parce qu’ils ont « réinventé la grève », exactement comme l’ont fait les
salarié-e-s de Walmart. « Quand il n’y aucun moyen de mobiliser tout le
monde, la grève courte est conçue pour attirer l’attention sur les
travailleurs/euses, sur qui ils/elles sont. »
Désormais, les principaux stratèges de
la campagne veulent aller plus loin et essayer de développer une
« théorie de la victoire » à grande échelle, pour reprendre l’expression
d’un militant – il s’agit là d’une discussion qui dure depuis l’année
dernière au sein du Service Employees International Union (SEIU), le principal soutien de la campagne.
Plutôt que d’obtenir des contrats collectifs pour chaque magasin ou
même chaque entreprise franchisée, le mouvement dans les fast-foods
pourrait négocier un contrat qui couvrirait une grosse entreprise, comme
McDonald’s, pour ensuite essayer de l’étendre à la branche dans son
ensemble ou même à un secteur économique plus large encore.
Un évènement d’une importance cruciale a
eu lieu il y a quelques mois, lorsque le conseil général du National
Labor Relations Board[3]
a décidé que McDonald’s était co-employeur des salarié-e-s de
l’entreprise franchisée. McDonald’s pourrait ainsi être légalement
obligé de respecter les « lois salariales » (wage laws) et d’être partie signataire des conventions collectives, mais aussi de lâcher des concessions financières.
Alors que la campagne prend de l’ampleur
et porte préjudice à l’image de marque de McDonald’s, conclure un
accord avec les travailleurs/euses serait peut-être moins coûteux que de
perdre le respect des client-e-s. Dans le rapport annuel de la Securities and Exchange Commission[4], McDonald’s reconnaissait que les grèves pouvaient avoir un impact négatif sur sa situation financière.
Mais
à quoi ressemblerait le syndicat que revendiquent les employé-e-s ? La
première chose, d’après Fells, est qu’« il sera impossible d’organiser
des élections dans chaque magasin individuel. Le mouvement ouvrier va
devoir inventer quelque chose de neuf et d’original. Pour Fast Food
Forward, ça passe par l’action directe ». Jadis, la reconnaissance par
l’action directe était monnaie courante ; aujourd’hui, elle a plus de
chances de poser les bases d’un engagement des employé-e-s dans le
syndicat qu’une élection.
Mais le pendant de l’action directe, à
savoir les accords qui couvrent une industrie entière, sont bien plus
répandus en Europe qu’aux Etats-Unis, en partie parce que dans la
plupart des pays européens la loi préfère les accords qui étendent des
conditions négociées par les syndicats à des entreprises dans lesquelles
les syndicats ne sont pas nécessairement présents.
Les employé-e-s des fast-foods peuvent redonner vie à une longue histoire de reconnaissance gagnée dans l’action directe,
mais ils/elles devront sans doute être plus inventifs s’ils veulent
imposer des normes communes à tout le secteur. Ayant dit cela, on ne
peut que tirer son chapeau à un mouvement qui, en à peine deux ans
d’existence, a placé la question au cœur du débat.
David Moberg
Article initialement paru sur In These Times
[1]
Les « adjunct professors » sont des enseignants du supérieur précaires,
embauchés sur des contrats courts, souvent à temps partiel, ne
bénéficiant pas de protection sociale. Un récent rapport du Congrès américain estime qu’ils représentent plus de 75% des effectifs enseignants du supérieur.
[2] Aux Etats-Unis, le terme « communauté (community)
n’a pas la connotation ethnique ou religieuse qu’il revêt en France. Il
désigne une entité à la fois sociale et spatiale définie autour de
besoins et d’objectifs communs.
[3]
Le bureau national des relations de travail est l’administration
fédérale chargée de faire respecter la législation industrielle aux
Etats-Unis.
[4] La SEC est l’organisme fédéral américain de réglementation et de contrôle des marchés financiers.
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