Face
à la situation catastrophique de l’hébergement d’urgence, à la flambée
des fins de prise en charge hôtelière pour les familles, avec des
enfants en situation de handicap qui dorment dehors, des taux de refus
qui explosent à nouveau sur le 115 …,
un nouveau collectif s’est organisé à Toulouse
rassemblant des travailleurs sociaux, des militants, bénévoles et
personnes accueillies ou hébergées. Ce groupe de militants a organisé un
nouveau campement devant la préfecture. Le collectif a créé un compte
facebook. C’est là que j’ai pu découvrir sans doute comme certains
d’entre vous ce témoignage chargé d’émotions et de révolte d’une
éducatrice spécialisée Julie C. Aussi je me permets de reproduire son
récit qui date du 19 juin dernier :
« Je suis éducatrice dans un accueil de nuit pour femmes sans abri,
un lieu où elles peuvent venir de 18h à 11h. Je vais vous raconter leur
réalité à travers la mienne. Éteignez vos télés, fermez vos magazines à
sensation, vos journaux politiques, vos réseaux sociaux et écoutez moi.
Je vois, j’entends et j’imagine chaque jour ce que l’humanité peut
faire subir de pire à un être humain. Écoutez moi et regardez les!!
Ce sont celles qu’on appelait les SDF et encore avant les clochardes. Oubliez vos idées reçues, ce sont vous et moi.
Ce sont des mères, des filles, des grands mères. Ce sont des avocates,
des architectes, des femmes de chambre, des sportives professionnelles,
des serveuses, des écrivaines, des femmes au foyer, des institutrices…
Elles sont Espagnoles, Nigérianes, Géorgiennes, Italiennes, Albanaises,
Roumaines, Guinéennes, Ivoiriennes, Algériennes, Sénégalaises,
Ethiopiennes, Irakiennes… mais majoritairement Françaises.
Elles ont cependant toutes un point commun : la souffrance.
Elles ne sont pas nées dans le bon pays, dans la bonne ethnie, du bon
côté de la frontière, dans la bonne famille. Et quelque soit leur
origine sociale ou leur nationalité, elles sont à la rue, en France.
Pendant mes études on m’a appris les institutions, le positionnement professionnel,
la protection de l’enfance, la prise en charge médico sociale, les
dispositifs, la distance à mettre entre soi et « l’usager » écouter,
reformuler, comprendre les mots, être empathique…
Ce qu’on ne m’a pas appris, c’est la barbarie de l’homme, avec un petit h.
C’est le viol, la torture, l’exploitation humaine, la prostitution
forcée, l’esclavage, le viol encore, comme arme de guerre, de violence
conjugale, comme un droit qu’a un homme sur une femme, un père sur une
fille ou un petit ami sur une jeune femme.
C’est la saleté et la puanteur,
quand plus rien n’a d’importance et surtout pas soi. Quand puer devient
l’ultime protection contre les prédateurs de la rue. Quand plus aucun
regard ne se pose sur toi et te rappelles que tu es une personne. Quand
on existe plus.
On ne m’avait pas appris à réagir face à une femme qui ressemble plus à un animal sauvage,
qu’on appelle par son prénom et qui répond : « ya pas de C. ici, elle
est morte. Dis leur de me rendre mon corps, mon âme et ma vie »
On ne m’avait pas appris la violence institutionnelle
et que je devrais expliquer à une femme enceinte de 8 mois qu’elle dort
dehors car le Conseil Départemental de la Haute Garonne et l’Etat se
renvoient la responsabilité de sa prise en charge dans un hôtel miteux
de la périphérie toulousaine, où elle sera seule, isolée, souvent sans
aucune ressource. Elle devra faire des kilomètres en fraudant les
transports pour aller se nourrir dans les associations. Ou cette autre à
3 semaines d’accoucher qui part en ambulance car elle a des
contractions et que l’hôpital remet dehors à 23h car il n’y a pas de lit
disponible pour lui faire passer la nuit à l’abri. Le médecin référent
nous assura qu’il n’y avait pas de contre indication à marcher 5,5km en
pleine nuit pour rejoindre le foyer quand on est enceinte de 8,5 mois.
On ne m’avait pas appris que les malades psychiatriques sortaient d’hospitalisation et appelaient directement le 115.
Le cercle vicieux de la rue et de la psychiatrie. Que mon boulot serait
souvent celui d’un (e) infirmier(e) psy. Que je devrais gérer des
crises d’angoisse, de panique, de démence, des décompensations, des
épisodes maniaques, des dépressions profondes, des psychoses, des
névroses, des TOC, des hallucinations, des troubles alimentaires, des
paranoïa, des persécutions, des handicaps mentaux, la violence,
l’agressivité, le désespoir, l’envie de crever, l’envie de me crever, la
sidération, le stress post traumatique, l’apathie, la catatonie, le
mutisme, l’énurésie, l’encopresie, la peur, la leur toujours, la mienne
parfois.
On ne m’avait pas appris qu’une femme qui est en plein protocole de chimiothérapie pouvait dormir dehors,
elle qui vient de subir une lourde opération, qui a le Sida, une
sclérose en plaques, une tumeur au cerveau, une drepanositose, une
leucémie, qui est hémiplégique, épileptique, incontinente, cardiaque,
insulino-dépendante, qui souffre d’insuffisance rénale ou pulmonaire,
qui crève à petit feu, pouvait sortir de l’hôpital et dormir dehors. Le
cercle vicieux de la maladie et de la rue.
On ne m’avait
pas appris qu’une femme qui quitte son domicile pour échapper à la
violence de son conjoint aurait pour seule solution la rue et le 115.
Les corps meurtris, les mâchoires cassées, les os brisés, les séquelles
neurologiques, les balafres énormes, les mutilations, les brûlures de
cigarettes, les traumatismes liés à la séquestration et à la terreur de
mourir, n’ont qu’une alternative : la rue ou le domicile conjugal.
Encore un cercle vicieux.
Je n’avais pas conscience que mon boulot
serait de faire face aux plus vulnérables, aux plus malades, aux plus
fragiles que notre société a créés, que les gouvernements successifs ont
parfois oubliés mais depuis peu humiliés, salis, méprisés et
stigmatisés.
Le président et le gouvernement actuel de la 5eme puissance mondiale appliquent une politique honteuse et meurtrière. Vous n’avez pas besoin de regarder les informations à la télé pour voir des gens crever comme des chiens.
On ne parle plus de pauvreté, on parle d’abandon d’une partie de la population, on parle de survie, de soins, de décence, d’humanité.
J’ai désappris tout ce que je savais. Ce que j’ai appris, je l’ai fait avec mes collègues, mon chef de service mais surtout ces femmes.
J’ai appris que certains silences sont beaucoup plus lourds que des mots.
J’ai appris à lire l’ineffable dans leurs regards.
J’ai appris que prendre quelqu’un dans ses bras
quand le seul rapport au corps qu’elle a eu, n’a été que violence et
humiliation, quand son corps est le dernier rempart avant d’accéder à
son esprit dévasté, c’est parfois une nécessité pour elle mais peut être
aussi pour moi. C’est notre point de rencontre, celui de deux êtres
humains, à l’instant T de la vie de cette femme qui va devoir me faire
confiance et que je dois accompagner dans ses besoins et ses droits les
plus élémentaires.
Cette parenthèse d’humanité qui fait partie intégrante de mon boulot je l’ai appris avec elles.
Elles m’ont appris la dignité, la force et l’abnégation. Elles m’ont appris l’humanité, le courage et la résilience.
Elles me montrent chaque jour que l’humanité c’est Elles et que nous
devons nous battre avec acharnement pour ne pas laisser une poignée de
millionnaires aveugles tuer l’humanité ».
Julie.C
Photo : Intercollectif travailleurs sociaux, personnes hébergées, sympathisants. Le campement devant la Préfecture s’organise