Il
fallait s’y attendre. Confier la clef des communs à un transfuge de la
banque Rothschild et à un ancien directeur des affaires publiques
(autrement dit lobbyiste) d’Areva pour contrer une idéologie d’extrême
droite dont on voit bien qu’elle infuse bien au-delà du parti qui
l’incarne et s’accommode volontiers du régime néolibéral, sinon l’étaye,
c’est comme affecter Renard le goupil et Grimbert le blaireau à la
garde de la bergerie pour décourager les entreprises d’Ysengrin le
loup : la tentation est trop forte, pour chaque prédateur, de se payer
sur l’agneau, en bonne entente avec les autres.
Histoire d’une forfaiture politique
Le 7 février dernier, le gouvernement Philippe,
après avoir fait savoir en automne 2017 à l’interfédérale des salariés du secteur hydroélectrique français
qu’il ne trouvait rien à redire au principe, a donc acté la
privatisation. D’ici 2022, 150 des plus grands barrages (plus de 20
mètres de haut) devraient être vendus, pour une puissance totale de
4,3 GW équivalant à celle de trois réacteurs nucléaires de nouvelle
génération. Le reliquat du parc public, sauf effondrement global, sera
mis à l’encan avant 2050. EDF, société détenue à 83,5 % par l’État, gère
85 % des 433 concessions du pays (une concession représente un ou
plusieurs barrages raccordés à une même centrale électrique). Engie et
des structures régionales comme la Compagnie nationale du Rhône ou la
Société hydroélectrique du Midi se partagent les 15 % restants.
Cela
faisait dix ans que la Commission européenne réclamait cette
privatisation, avec un acharnement spécial et suspect de la part de la
commissaire à la concurrence Margrethe Vestager depuis sa nomination en
2014. Macron et Philippe l’ont signée, sans l’ombre d’une hésitation. Il
s’agit de mettre fin à l’abus de
« position dominante » d’EDF,
incompatible avec l’article 106 du traité sur le fonctionnement de
l’Union européenne. On n’est plus à une incohérence près. Le secteur
nucléaire, réputé stratégique mais en faillite, on n’y touche pas ; en
revanche, le secteur hydroélectrique, très profitable mais réputé non
stratégique par notre tandem, on peut le vendre à la découpe. Les
charognards rôdent depuis longtemps et se sont fait connaître : E.ON
(Allemagne), Enel (Italie), Statkraft (Norvège), Fortum (Suède),
Vattenfall (Suède) et Alpiq (Suisse), entre autres. Sous la mandature
présidentielle précédente, certains avaient au moins fait mine de
résister. Les ministres socialistes Delphine Batho et Ségolène Royal,
par exemple, avaient tenté de trouver un moyen terme en proposant de
créer des sociétés d’économie mixte pour opérer les petits barrages : la
puissance publique y aurait conservé une minorité de blocage de 34 %
pour encadrer les éventuels repreneurs privés. Le 16 mai 2014, un
décret, le n
o 2014-479, avait même étendu à de nouveaux
secteurs de l’énergie, de l’eau, des transports, des télécommunications
et de la santé publique les pouvoirs du décret n
o 2005-1739,
qui portent sur la possibilité donnée au gouvernement de mettre un veto
sur des investissements étrangers qui portent atteintes aux intérêts
stratégiques. Delphine Batho eût souhaité une renationalisation d’EDF,
idée hérétique que Bercy s’empressa d’étouffer dans l’œuf.
Vains contre-feux. En juin 2015, la Commission européenne, pas dupe de
ces manœuvres, a estimé qu’elles contrevenaient à son credo de la
concurrence
« libre et non faussée » et a sommé Paris
« d’accélérer l’ouverture à la concurrence des concessions hydroélectriques ». Notons au passage que, dans la phraséologie néolibérale, la concurrence
« libre et non faussée » ne s’applique qu’au secteur économique – avec les nombreuses exceptions que l’on sait – et pas à la compétition électorale, où
les rabais arrangeants sont tolérés.
Le gouvernement Philippe avait une arme pour s’opposer à la
Commission, ce décret n° 2014-479. Il n’en a pas usé et a même appuyé
sur l’accélérateur. Le scandale n’est pas tant que la France soit le
seul pays d’Europe auquel on ait demandé de privatiser ses barrages,
mais qu’un gouvernement français ait accédé à cette demande le plus
servilement du monde, comme si le secteur hydroélectrique n’était pas
lui aussi stratégique, ne fût-ce que pour honorer les engagements de la
COP21. En Allemagne, les concessions sont déléguées aux Länder et la
Slovénie a constitutionnalisé un
« grand service public de l’eau ».
Hors UE, en Norvège, qui tire 99 % de son électricité des barrages, les
licences hydroélectriques ne sont accordées qu’à des opérateurs
publics.
Poule aux œufs d’or et indispensable force d’appoint
Il faut dire que pour la concurrence si chère à Margrethe Vestager,
les barrages français, avec leur excédent brut de 2,5 milliards d’euros
par an, dont la moitié revient aux collectivités locales, leur masse
salariale faible (21 000 salariés) et leurs installations amorties
depuis des lustres, sont une proie de choix. La bête, de surcroît, a été
techniquement affaiblie dès avant que la Commission ne revînt à la
charge, par un certain… Emmanuel Macron : une de ses premières grandes
décisions et son premier grand acte de trahison comme ministre de
l’économie aura été d’autoriser l’investissement de l’Américain General
Electric dans Alstom. General Electric est à présent actionnaire à
50 % de la branche énergie d’Alstom, qui ravitaille en pièces
essentielles les centrales nucléaires (turbines Arabelle de Belfort) et
les barrages… Dans l’usine GE-hydro de Grenoble, un plan social de 345
postes (sur 800) assombrit l’avenir du
site.
Depuis plus d’un siècle, forte d’un savoir-faire unique et mondialement
reconnu, cette usine fabriquait sur mesure les turbines des grands
barrages français et en assurait la maintenance. En plus d’avoir fourni
25 % de la puissance hydraulique installée dans le monde (dont le
barrage des Trois-Gorges en Chine, qui n’est sans doute pas son meilleur
motif de gloire) et permis l’essor industriel des Alpes françaises, ses
carnets de commandes sont pleins. Oui, pleins ! La décision de GE et le
silence du gouvernement sur ce dossier, Nicolas Hulot inclus (les
couleuvres, à force, lui sortent par la bouche), sont incompréhensibles,
à moins d’y voir une volonté délibérée, d’abord subreptice, désormais
frontale, de saborder un secteur vital, de la manufacture aux usages.
Car le secteur hydroélectrique est vital,
comme le rappelait Martine Orange en novembre 2015.
Il représente 12,5 % de la production d’électricité française, près de
70 % des énergies renouvelables. C’est l’électricité la moins onéreuse :
de 20 à 30 euros le MWh. Les centrales hydroélectriques fournissent
66 % de la capacité d’appoint rapide (moins de deux minutes) lors des
pics de consommation (le reste est assuré par les centrales thermiques).
Les barrages, par leurs réserves d’eau, compensent l’intermittence des
autres énergies renouvelables et, inversement, en cas de surplus de
production de ces dernières, reconstituent leurs stocks par pompage. Par
ailleurs,
certaines installations complexes, avec conduite forcée et vastes lacs de retenue,
nécessitent des compétences particulières et un sens avisé de la
coordination avec les collectivités locales bénéficiaires, et ne
supportent pas l’amateurisme.
Enfin,
la bonne gestion du niveau des fleuves et rivières est essentielle pour
le refroidissement des centrales nucléaires (mantien d’un étiage
l’été), implantées majoritairement sur des cours d’eau jalonnés de
barrages. On ne peut
« arrêter le nucléaire » comme on mouche une
chandelle. On peut (on doit) geler la construction de nouvelles
centrales, on peut (on doit) les faire démanteler par les nucléocrates,
qui seraient malvenus de nous accuser de les envoyer à une mort certaine
sans se récuser, mais on a l’obligation vis-à-vis des générations
futures d’entretenir et de surveiller sur une échelle de temps inédite
les sites de production et de stockage. Nous sommes condamnés à
accompagner l’interminable agonie de l’industrie nucléaire et le secteur
hydroélectrique est partie prenante de cette veillée cauchemardesque.
Les deux secteurs sont donc liés stratégiquement et, en l’occurrence,
puisqu’il y va de la sécurité collective et même globale, puisque les
pollutions nucléaires ignorent les frontières, affaiblir le secteur des
barrages est un crime contre l’avenir et contre les nations.
Planification d’un désastre
Philippe comme Macron ne peuvent ignorer les méfaits et les dangers
mortels de l’immixtion de la concurrence dans les secteurs vitaux. Nous
ne citerons que l’inquiétant précédent de la
grève de la maintenance organisée par General Electric, justement, dans les centrales nucléaires françaises. L’épisode est rappelé par Pierre Gilbert,
dans un article très complet
sur la question de la privatisation des barrages. C’était en février
2016. General Electric, par le moyen d’une grève « prenant en otage »
(salauds de patrons !) toute une industrie sensible, sans que BFMTV ait
daigné faire un micro-trottoir auprès des usagers et éventuels riverains
que nous sommes, a cherché à obtenir et a obtenu d’EDF, après plusieurs
centaines d’incidents, des conditions plus avantageuses (en termes de
responsabilité financière en cas… d’incident). La course à la défausse
était lancée. La
« libre » concurrence libère en premier lieu ses adeptes du scrupule.
On imagine fort bien à quels types de chantage les nouveaux
propriétaires de barrages pourraient se livrer pour augmenter leurs
gains au détriment des communs et de la sécurité : rétention jusqu’au
seuil de la pénurie pendant les pics de consommation pour faire monter
les prix (rien ne l’empêche juridiquement), fin des lâchers d’eau
gratuits en fonction des besoins des vallées (loisirs, agriculture),
entre autres exemples signalés par Pierre Gilbert. Un opérateur privé
va-t-il anticiper les sécheresses en réfléchissant à des plans de
stockage sur le long terme ? Et quid de la maintenance ? EDF investit
400 millions d’euros par an dans l’entretien et le renforcement de ses
barrages, dont certains ne sont plus tout jeunes et risqueraient, en cas
d’économies de bouts de chandelle, de provoquer des catastrophes.
Jean-Bernard Lévy, PDG d’EDF,
a déjà prévenu
que certains investissements étaient obérés par l’incertitude pesant
sur le destin des barrages français. Hors de question pour l’entreprise
de lancer des travaux qui profiteraient à de futurs acquéreurs privés.
Sauf que certains travaux sont, pour le dire sèchement, urgents. Voilà
le genre de petit jeu malsain qu’alimente la concurrence
« libre et non faussée ».
Le témoignage de Jean-Louis Chauz,
président du Conseil économique, social et environnemental d’Occitanie,
illustre bien l’appréhension qui gagne peu à peu les collectivités :
« En
2035, le déficit de stockage d’eau pour la nouvelle démographie de la
région et les besoins de l’agriculture, des écosystèmes, de la
préservation de la biodiversité, sera de 1 milliard de m3.
EDF et Engie ont provisionné les budgets nécessaires pour engager les
travaux pour le stockage d’eau. À l’heure où l’Occitanie est confrontée à
un problème majeur de ressources en eau dans les années à venir, à même
de compromettre son développement, voire sa sécurité sanitaire, il est
incompréhensible et dangereux de chercher à complexifier une
organisation de la gestion de l’eau… »
Et s’il ne fallait retenir de cette privatisation que le gain pour
les caisses de l’État, là encore les comptables qui nous gouvernent
seraient bien en peine de lui trouver quelque avantage. La Cour des
comptes a calculé que si l’État en retirait 520 millions d’euros par an
de redevances, ce serait Byzance. 520 millions d’euros, ce n’est jamais
que cinq fois moins que l’excédent brut actuel…
Instruire le procès en haute trahison
Dans l’article 68 (révisé en 2007) de la Constitution, il est dit que
« le
président de la République ne peut être destitué qu’en cas de
manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de
son mandat ». Pour un président de la République, la haute trahison,
au sens de l’article 68 avant révision, se définit comme l’action
volontaire d’aller contre les principes que la Constitution le charge de
défendre ès qualités. Parmi ces principes, l’article 5 par exemple :
« Le
président de la République veille au respect de la Constitution. Il
assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs
publics ainsi que la continuité de l’État. Il est le garant de
l’indépendance nationale et de l’intégrité du territoire. » Il me
semble que cet article 5 englobe la question de l’approvisionnement
énergétique. Le président Macron est donc coupable, sur ce dossier, de
« manquement »,
conjointement avec le premier ministre. Le 6 décembre 2017, des députés
et élus territoriaux de La France insoumise publiaient une
tribune de protestation sur le site Reporterre. Il fallait aller plus loin, frapper plus fort, car un tel
« manquement » déchire notre horizon et foule ostensiblement aux pieds la Constitution.
La privatisation des barrages apporte une énième fois la preuve que
nous sommes dirigés soit par des aliénés en plein délire paranoïde
[*],
soit par des naufrageurs embarqués qui, après avoir ôté les derniers
rivets de la carène, sabotent les pompes de secours. Eu égard à la
Constitution et à ma conception de l’intérêt général, de même que le
renoncement politique sur le glyphosate et plus globalement sur
l’addiction française aux produits phytosanitaires, cette décision
m’apparaît comme un crime contre les intérêts vitaux de la France et des
pays voisins, et contre les générations futures, en tant qu’elle fait
obstacle à la transition vers une économie décarbonnée, ajoutant une
complexité inutile à une complexité déjà mortifère. Tout crime contre
l’avenir relève de la haute trahison. Si un certain monde doit
disparaître à l’issue des bouleversements climatiques et énergétiques
qui ont commencé, il me semble essentiel d’identifier dès maintenant les
saccageurs de ce qu’il reste des sociétés humaines, afin que la colère
civique ne se déchaîne pas tous azimuts, qu’elle aille frapper au cœur
de l’hydre, plutôt que d’en trancher sottement les têtes sans cesse
renaissantes.
Damnatio memoriæ pour MM. Macron et Philippe, ainsi que pour leurs comparses, dès après leur mort politique.
Sources :https://www.mediapart.fr/journal/economie/031115/vers-la-privatisation-des-barrages-au-nom-de-la-concurrence
http://lvsl.fr/scandale-de-la-privatisation-des-barrages-une-retenue-sur-le-bon-sens?utm_source=actus_lilo
https://reporterre.net/La-privatisation-des-barrages-met-en-peril-la-transition-energetique
https://www.romandie.com/news/Maintenance-des-turbines-nucleaires-francaises-negociations-serrees-entre-EDF-et-/708764.rom
https://www.ladepeche.fr/article/2018/03/13/2758858-barrages-hydroelectriques-ouverture-a-la-concurrence-des-2018-2018.html
http://www.liberation.fr/france/2018/03/12/barrages-un-coup-de-prive-dans-l-eau_1635665
On peut lire également avec profit le
rapport remis le 16 mai 2018 par Sud Énergie à la commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale (merci à Dominikvan).
_______________________
[*]
Le délire paranoïde, selon la psychiatre Magali Bodon-Bruzel, est un
syndrome délirant caractéristique de la schizophrénie, à mécanisme
multiple (hallucinations, illusions, imaginations, interprétations...),
non structuré et non systématisé.
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