Source : Le Monde
Entre
2 000 et 3 000 personnes ont manifesté pour soutenir l’initiative du
président tunisien en faveur de l’égalité successorale entre hommes et
femmes.
Temps de lecture : 3 min
« Mon frère et moi, kif-kif », « Stop the war on women »
(« Arrêtez la guerre contre les femmes »)… Les pancartes dansent sur la
foule enveloppée dans le drapeau tunisien. Devant le théâtre municipal
de l’avenue Bourguiba, au cœur d’un Tunis déserté par les congés
scolaires, « ils » et « elles » ont tenu à venir, lundi 13 août,
proclamer, chanter, hurler leur soutien à la cause de l’égalité entre
hommes et femmes dans l’héritage. Après une longue phase d’accalmie
politique, sas de décompression après le pic de fièvre
post-révolutionnaire des années 2012-2013, la Tunisie s’offre à nouveau
une auguste querelle.
Faut-il répartir à égalité les successions familiales entre hommes et femmes ? « Oui »,
a répondu quelques heures plus tôt le chef de l’Etat, Béji Caïd
Essebsi, dans un discours solennel à l’occasion de la Journée de la
femme en Tunisie. « Oui », entonne en chœur la foule agglomérée
devant les marches du théâtre municipal. Le rassemblement n’est pas
massif. Entre 2 000 et 3 000 personnes, ce n’est pas un raz-de-marée.
Mais l’essentiel est d’être là, présent sur le pavé, et ne pas le
laisser aux « autres », le camp conservateur d’obédience islamiste dressé contre cette réforme.
« Je suis là pour contrer l’islamisation »
Awatef
Saadi, drapeau tunisien – croissant et étoile sur fond rouge – porté en
écharpe, rayonne. Tunisienne travaillant dans le golfe Persique, elle
est là un peu par hasard, surprise par la controverse en plein voyage
d’affaires dans son pays natal. Elle n’a pas hésité un seul instant
quand elle a eu vent de cette manifestation. « Je suis là pour contrer l’islamisation et la régression, clame-t-elle.
La femme tunisienne a déjà conquis beaucoup de droits, on ne reviendra
pas en arrière. Il faut que la Tunisie continue de montrer l’exemple
dans le monde arabe. » Awatef Saadi a un frère. Et elle assure qu’il serait prêt à partager à égalité sa part d’héritage avec elle : « Pour lui, ce n’est pas une question d’argent, mais une affaire de principe. »
Selon
l’actuel droit successoral en Tunisie, inspiré des préceptes du Coran,
une femme ne touche que la moitié de la part de l’homme à même degré de
parenté. Le chef de l’Etat veut instituer une égalité de principe,
entérinant ainsi une des propositions de la Commission des libertés
individuelles et de l’égalité (Colibe), nommée par ses soins, qui a
rendu à la mi-juin un rapport sur un audacieux train de réformes
sociétales.
Le débat
avait débuté sous un angle technique, mais il a vite pris une tournure
politique. A entendre les propos tenus sur l’avenue Bourguiba, on dirait
que la Tunisie rejoue le grand schisme idéologique entre les
« modernistes » et les « islamistes » qui l’avait déjà déchirée
en 2013. Deux jours plus tôt, devant le palais du Bardo, où siège
l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), une manifestation hostile
à la réforme de l’héritage avait rassemblé autour de 6 000 personnes
dans une ambiance chauffée à blanc par des slogans islamistes. Nombre
des « progressistes » tunisiens ont été effrayés par ces images qu’ils
croyaient appartenir à une époque révolue. Ils ont tenu à y répliquer en
descendant lundi sur l’avenue Bourguiba. Les deux Tunisie se toisent de
nouveau.
« Ennahda tient un double discours »
« Je suis là pour dire non à l’obscurantisme, affirme Ahlem Bousaada, professeure d’histoire et d’archéologie. Cette réforme de l’héritage est historique. C’est fondamental. Il s’agit de compléter les acquis des droits des femmes. » A ses côtés, Awatef Troudi, fonctionnaire dans une agence aéroportuaire, opine : « On
travaille pour les plus jeunes. On espère un changement radical. Il
faut arrêter de mélanger la religion et la citoyenneté. » Et comme
la plupart des manifestants, elle décoche une flèche contre Ennahda, le
parti issu de la matrice islamiste, qui prétend avoir effectué son
aggiornamento doctrinal. « Ennahda tient un double discours », fustige-t-elle.
Cet
après-midi-là, au cœur de l’avenue Bourguiba, il n’était évidemment pas
question de croiser ces islamistes honnis par les manifestants. Chacun
son rassemblement. On ne se mélange pas. Alors, pour comprendre le
discours que ces « autres » tiennent, on a joint par téléphone Farida Labidi, députée d’Ennahda. Un son de cloche assurément différent :
« Je ne vois pas l’intérêt de cette réforme. L’héritage en Tunisie n’est pas une affaire d’égalité mais de justice et d’équité. C’est une question qui touche à la nature de la société et à la religion du peuple. On ne peut pas obliger ainsi une société à changer son mode de vie. Les sondages d’opinion montrent que la majorité de la population est favorable au maintien du système actuel. Il faut respecter la volonté du peuple. L’héritage est une question secondaire. En matière de droits des femmes, il y a des priorités bien plus urgentes : l’égalité des salaires dans les usines et dans les champs en zones rurales. Il faut unir les Tunisiens et non les diviser. »
Entre les deux camps, le dialogue de sourds est assourdissant.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire