Le Conseil national de la Résistance fut réactivé l'été 2008. Le CNR en Midi-Pyrénées est la déclinaison régionale de ce réseau organisé pour mener une résistance créatrice d'alternatives. Nous contribuons ainsi par notre action politique coopérative à construire Un Autre Monde...
"Créer, c'est Résister. Résister, c'est créer."
jeudi 3 mai 2018
1968 a été marquée par une contestation générale des valeurs et des pouvoirs établis
L’invasion de la Tchécoslovaquie a bloqué la détente Est-Ouest
Année de la
désescalade au Vietnam, à laquelle on n’osait plus croire, 1968 a été
également marquée par un vent de contestation quasi général des valeurs
et des pouvoirs établis. Notre pays, qui depuis la guerre d’Algérie
faisait figure d’oasis de tranquillité dans un monde troublé, a subi
tour à tour l’assaut de la révolte étudiante et celui des spéculateurs.
Dans les deux cas le chef d’Etat a réussi, au bord du gouffre, à
rétablir son autorité. Pour combien de temps ?
Si c’est en France que cette contestation a revêtu les formes les
plus spectaculaires, elle n’y a été en rien confinée. Le dollar a été
menacé avant le franc, et la livre est toujours aussi malade. De
Varsovie à Montevideo on ne compte pas les universités qui ont été le
théâtre de violents désordres. Ils ont failli empêcher les Jeux
olympiques de Mexico. Cette manifestation, qui aurait dû être dédiée à
la paix, s’est transformée en une joute de nationalismes. On y a entendu
pour la première fois l’écho du drame racial américain, qui venait de
coûter la vie à Martin Luther King, victime, avec Robert Kennedy, de la
vague de violence balayant les Etats-Unis. Au Moyen-Orient, incidents,
guérilla, représailles, ne cessent de s’étendre. En Tchécoslovaquie,
enfin, ce sont les bases mêmes du système installé par l’U.R.S.S. en
Europe orientale qui ont été, l’espace d’un printemps, remises en
question.
Il était fatal que cette désagrégation provoque un peu partout une
réaction conservatrice. Celle-ci s’est manifestée aux élections
françaises et américaines comme dans l’intervention soviétique à Prague
ou dans les nombreux coups d’Etat militaires qui, en Afrique et en
Amérique latine, ont jalonné ces douze mois. De même est-ce le malaise
grandissant de l’Eglise catholique qui a amené le pape Paul VI à donner,
par l’encyclique « Humanae vitae », un coup d’arrêt dont il reste à apprécier les effets.
Ainsi aux défis répondent les condamnations, les camps hostiles se
renforcent, tandis que se rétrécit l’espace de la tolérance, du respect
mutuel, de la conciliation.
Ce qui est vrai à l’intérieur de chaque pays ne l’est pas moins dans
les rapports internationaux. Si l’existence des armes nucléaires oblige
les « Super-Grands »
à pratiquer une coopération méfiante et sans enthousiasme, l’invasion
de la Tchécoslovaquie a ruiné, pour longtemps peut-être, les espoirs de
ceux qui cherchent à secouer la tutelle des hégémonies rivales pour
rendre à l’Europe sa dimension et son rôle historiques. Avec les greffes
de cœur et le survol de la Lune, l’homme a fait accomplir à la
technique, cette année encore, de nouveaux miracles. Mais, plus que
jamais, la question est posée de savoir s’il est capable de faire
bénéficier aussi du progrès les sociétés et leurs relations mutuelles.
Les
premières semaines de 1968 avaient beaucoup ressemblé à l’année
précédente. La tragédie du Vietnam continuait à dominer l’horizon.
Nourrissant leur optimisme de statistiques qu’ils étaient seuls à
prendre au sérieux, le président Johnson et ses conseillers s’entêtaient
à croire qu’ils pouvaient sinon gagner la guerre sur le terrain, du
moins lasser leur tenace ennemi. Dès le 29 janvier, l’offensive du Tet,
lancée en pleine période de trêve et prenant la défense américaine et
sudiste au dépourvu, démontrait la vanité de ces rêves. Les commandos
vietcongs, appuyés par des dizaines de milliers de réguliers venus du
Nord, s’emparaient de trente villes et de dix-sept bases américaines. De
violents combats se déroulaient à Saigon, où le F.N.L. pénétrait jusque
dans l’ambassade des Etats-Unis. Les troupes de Giap assiégeaient
Khe-Sanh, que tout le monde comparait à un nouveau Dien-Bien-Phu.
L’affaire du « Pueblo »
Sur le moment, L.B.J. refuse de se laisser abattre. « Nous l’emporterons,
déclare-t-il le 18 février. La marée ennemie sera endiguée. La liberté
survivra et les villes et les villages du Vietnam du Sud seront
reconstruits. Cependant, à divers signes, on sent Washington désireux de
se sortir de ce guêpier. Déjà le président est resté sourd aux avis du
gouvernement de Séoul qui le pressait d’exercer des représailles contre
Pyong-Yang après la saisie, le 23 janvier, par les Nord-Coréens du
bateau-espion Pueblo et une tentative d’assassinat du président Park. Il
s’est contenté de rappeler 15 000 réservistes et d’envoyer quelque
temps le porte-avions Enterprise patrouiller au large de la
Corée. Une telle modération contraste singulièrement avec la vivacité de
ses réactions antérieures aux initiatives des pays communistes d’Asie.
Des sondages se poursuivent d’autre part entre Hanoï et la Maison
Blanche par divers intermédiaires, dont celui du Quai d’Orsay.
M. Clifford déclare qu’au cas où les bombardements contre le Nord
seraient arrêtés en contrepartie de l’ouverture de négociations Hanoï
pourrait continuer d’expédier vers le Sud des « quantités normales d’armes, de munitions et même d’hommes ». Un an plus tôt, les Etats-Unis en étaient encore à exiger la cessation totale de toute assistance aux forces du Vietcong.
Quel qu’ait pu être son désir profond, M. Johnson était de toute
façon poussé à négocier par la situation difficile de son économie et
par l’évolution de l’opinion américaine. Les mesures financières
exceptionnelles prises au début de l’année n’avaient pas suffi, en
effet, à arrêter la spéculation sur le dollar de gens qui s’attendaient à
une réévaluation du prix de l’or.
A la mi-mars, il y eut même des touristes américains pour se voir
refuser leurs travellers-chèques dans de grands hôtels parisiens. Wall
Street ne se cachait pas de vouloir la fin d’une guerre qui faisait
supporter à l’économie nationale un fardeau beaucoup trop lourd. Le
succès inattendu du sénateur McCarthy, candidat à l’investiture
démocrate sous le slogan de la paix au Vietnam, amenait Robert Kennedy,
frère du président assassiné, à se lancer à son tour dans l’arène. Des
foules enthousiastes l’acclamaient à chaque étape de ses incessants
voyages.
L’arrêt des bombardements du Vietnam du Nord
C’est dans ces conditions que le président Johnson décida de frapper
un grand coup en annonçant, le 31 mars, qu’il suspendait les raids
contre la plus grande partie du territoire nord-vietnamien, espérant
qu’en retour Hanoï accepterait d’engager des négociations. En gage de sa
sincérité il informait ses compatriotes et le monde entier qu’il ne se
représenterait pas à la Maison Blanche, la participation à la campagne
électorale étant incompatible avec sa volonté de se consacrer désormais
en priorité au rétablissement de la paix.
Contrairement à ce qu’on attendait généralement, le gouvernement de
M. Ho Chi Minh donnait très rapidement son accord pour l’ouverture de
pourparlers préliminaires sur l’arrêt complet des bombardements. Après
quelques semaines de discussions sur le lieu de la rencontre, Paris
était finalement choisi, et, le 10 mai, M. Harriman, représentant des
Etats–Unis, échangeait une poignée de main historique avec M. Xuan Thuy,
ministre et représentant de la République démocratique du Vietnam. Des
deux côtés, on annonçait des discussions longues et difficiles. En fait,
jusqu’à l’automne, elles ne progréssèrent pas d’un pouce, et c’est dans
les derniers jours d’octobre seulement que commença à courir le bruit
que M. Johnson pourrait bien se décider à mettre fin avant l’élection
présidentielle, fixée au 5 novembre, aux raids contre la totalité du
Vietnam du Nord, acceptant ainsi la condition posée par Hanoï à
l’ouverture de négociations en bonne et due forme.
Deux assassinats en Amérique
Effectivement, le 1er novembre, tous les bombardements étaient
arrêtés. Un dur marchandage avait précédé cette décision, dans lequel la
proximité des élections américaines avait joué certainement un rôle
essentiel. Si en effet, au lendemain de l’offensive du Tet, on avait pu
croire que la vigueur de la réaction de l’opinion américaine annonçait
l’entrée d’un pacifiste à la Maison Blanche, le déroulement de la
campagne avait rapidement démenti ce pronostic. Le Vietnam disparaissait
des gros titres des journaux, au profit des diverses manifestations
d’un esprit de violence sans cesse croissant, culminant avec les
assassinats à quelques semaines de distance de Martin Luther King,
prophète de l’intégration raciale, et de Robert Kennedy, qui avait voulu
reprendre le flambeau du renouveau tombé des mains de son frère à
Dallas. Un raciste déterminé, l’ex-gouverneur Wallace, se lançait dans
la course avec un programme aussi réactionnaire que simpliste, basé sur
la ségrégation et le maintien de l’ordre à tout prix. Le succès de ses
réunions poussait à se demander s’il n’obtiendrait pas assez de voix, à
l’heure du scrutin, pour se trouver en position d’arbitre entre les deux
candidats. De son côté, M. Richard Nixon, après avoir, sans difficulté,
obtenu l’investiture du parti républicain, menait une campagne
méthodique parfaitement organisée sur le slogan de « la loi et l’ordre »,
tandis que le vice-président Humphrey, désigné par les démocrates,
n’arrivait pas à remonter le lourd handicap des divisions du parti et de
l’usure du pouvoir.
Or M. Nixon, lorsqu’il était, sous le président Eisenhower,
vice–président des Etats-Unis, s’était désigné à l’attention par un
anti-communisme militant, allant jusqu’à préconiser dès 1954, au moment
de Dien-Bien-Phu, l’intervention de son pays au Vietnam. Par la suite,
il avait eu une sérieuse passe d’armes avec M. Khrouchtchev à Moscou. La
perspective de son élection semblait inquiéter les dirigeants
soviétiques, qui avaient refusé de le recevoir alors qu’il effectuait,
en 1967, un voyage en U.R.S.S. Ceux de Hanoï pouvaient se demander, de
leur côté, s’ils ne devaient pas s’attendre avec lui à une reprise de
l’escalade. En tout cas, le porte-parole nord-vietnamien à Paris ne
craignit pas de l’attaquer très vivement, rompant ainsi avec l’attitude
qui avait consisté jusqu’alors à affecter de mettre tous les candidats
dans le même sac.
L’élection de M. Nixon
Washington vit dans cette prise de position le signe que Hanoï et
également Moscou pourraient peut-être, pour éviter précisément
l’élection de M. Nixon, se montrer plus conciliants. Et c’est ainsi que,
chacun y mettant du sien, un accord fut conclu dans les tout derniers
jours d’octobre. Les Etats-Unis arrêtaient complètement les raids.
Hanoï, de son côté, retirait du Vietnam du Sud, sans, bien entendu,
jamais le dire, plusieurs dizaines de milliers de soldats. Il était
entendu secrètement que les combats cesseraient dans la zone
démilitarisée. Enfin, si M. Johnson, contrairement à toutes ses
affirmations antérieures, acceptait la participation aux négociations
d’une délégation du Front national de libération, tenu jusqu’alors pour
simple agent d’exécution des ordres de Hanoï, les Nord-Vietnamiens, de
leur côté, se résignaient à celle des représentants du gouvernement de
Saigon, à leurs yeux simple fantoche. Cependant, ce gouvernement,
sentant bien les dangers qui menaçaient son existence, se faisait tirer
l’oreille. S’il a accepté finalement d’envoyer ses représentants à
Paris, c’est en contrepartie d’engagements, de la part des Etats-Unis,
qui risquent de rendre la négociation sur le fond très difficile. Les
traditionnelles discussions de procédure ont longtemps achoppé sur le
point de savoir s’il y aurait quatre délégations, selon le vœu de Hanoï,
ou seulement deux, selon celui de Saigon. Si on pensait, en général,
que cette difficulté, matérialisée par la forme de la table de
conférence, sur laquelle on n’arrivait pas à s’entendre, finirait par
être levée, on doutait qu’avant l’installation d’un nouveau président à
la Maison Blanche le 20 janvier le débat au fond ait pu être
sérieusement abordé. De toute façon, l’évolution des pourparlers sera
largement conditionnée par la situation sur le terrain.
Si le but de l’accord sur l’arrêt des raids était d’empêcher
l’élection de M. Nixon, il n’a pas été atteint, puisque c’est celui-ci
que le peuple américain a choisi le 5 novembre pour succéder à
M. Johnson, à la majorité de quelque 400 000 voix. Cela dit, tout
indique qu’il n’y a pas lieu de s’attendre de sa part à une durcissement
de la ligne américaine sur le Vietnam. Il n’a tenu sur la question que
des propos très modérés. Le choix de ses principaux collaborateurs va
dans le même sens. Il a présenté le futur secrétaire d’Etat, M. Rogers,
comme le « meilleur négociateur du monde ».
A peine nommé, M. Laird, nouveau secrétaire à la défense, a insisté sur
le désir de l’administration républicaine de résoudre le problème
vietnamien.
Quant au professeur Henry Kissinger, de Harvard, qui, comme assistant
spécial pour les questions de sécurité nationale, jouera un rôle
essentiel dans l’élaboration de la politique étrangère américaine, il
s’est prononcé, dans un article antérieur à sa nomination, pour un
retrait simultané des forces des Etats-Unis et du Vietnam du Nord,
laissant aux dirigeants de Saigon le soin de se tirer d’affaire tout
seuls.
L’évolution de la Chine
D’une manière générale, d’ailleurs, les nouveaux dirigeants
américains, qui sont décidés à donner la priorité à la remise en ordre à
l’intérieur et au redressement économique, n’auront pas nécessairement,
en politique étrangère, une ligne plus rigide que leurs prédécesseurs
démocrates. C’est ainsi qu’ils ont paru accueillir avec un certain
intérêt les signes avant-coureurs d’une possible évolution de Pékin.
Après avoir, pendant des années, soupçonné les Américains de vouloir
s’en prendre, après le Vietnam, à leur pays, les gouvernants chinois ont
subitement mis une sourdine à leurs attaques, cessé de parler de la
guerre dans leurs journaux et proposé la reprise, le 20 février
prochain, des conversations sino-américaines qui se poursuivent depuis
dix ans, de façon intermittente, à Varsovie, au niveau des ambassadeurs.
Ils ont suggéré en même temps la conclusion d’un accord bilatéral de « coexistence », mot qui avait ces dernières années disparu de leur vocabulaire.
Pour le moment on en est réduit aux hypothèses quant à la portée de
cette modification. Mais, enfin, plusieurs éléments poussent à la
prendre au sérieux : la fin des bombardements du Vietnam, qui a pu faire
prendre conscience aux Chinois de ce qu’il n’existait pas pour eux de
risque réel d’agression ; la perspective
d’une négociation asiatique prochaine, qui leur fait désirer de n’être
pas laissés à l’écart d’un éventuel règlement général ;
le besoin de souffler, après trois ans d’une révolution culturelle dont
les effets ont certainement été très lourds pour l’économie :
l’influence croissante, à la faveur de divers compromis, du groupe
réaliste animé par Chou En-lai ; les échecs subis en politique extérieure ; la crainte, enfin, d’un nouveau rapprochement soviéto–américain, dont la Chine risquerait de faire l’essentiel des frais.
La situation, entre Moscou et Washington, tend en effet à redevenir
ce qu’elle était au début de l’année. Malgré le Vietnam, les deux
capitales avaient réussi à s’entendre, après des années de négociations
difficiles, sur un texte commun de traité de non-prolifération
nucléaire, pièce essentielle dans la transformation de la coexistence en
coopération active. N’aboutissait-il pas à soumettre les pays non
nucléaires, au premier rang desquels l’Allemagne, à un contrôle commun
destiné à s’assurer que la possibilité de se donner des armes atomiques
lui serait retirée à jamais ? Les deux
gouvernements exerçaient une pression parallèle sur leurs clients
respectifs pour les convaincre de se joindre au traité. Dans ce climat
l’arrêt partiel des bombardements du Vietnam du Nord avait fait
progresser leurs rapports bilatéraux. Ils avaient signé une convention
consulaire, et ouvert pour la première fois une ligne aérienne
Moscou-New-York. Enfin, dans les derniers jours de juin, cédant à
l’insistance américaine, l’U.R.S.S. avait annoncé qu’elle acceptait
d’ouvrir des discussions sur la possibilité de limiter d’un commun
accord les systèmes de fusées, tant offensives que défensives, détenus
par les Etats-Unis et par elle-même.
Le printemps de Prague
L’invasion de la Tchécoslovaquie par les armées de l’Union soviétique
et de quatre de ses alliés du pacte de Varsovie, a, sur le moment,
brutalement interrompu ce processus. Malgré les messages rassurants dont
ils ont aussitôt saisi les gouvernements occidentaux, les dirigeants du
Kremlin ne pouvaient pas ignorer qu’elle aurait cette conséquence. ils
ne pouvaient pas non plus ignorer que les partis communistes occidentaux
condamneraient avec vivacité, pour la première fois dans leur histoire,
une décision totalement contraire aux principes de non–intervention
dans les affaires des autres si souvent proclamés à Moscou : les
dirigeants des P.C. italien et français les avaient fort clairement
prévenus. De même, le maréchal Tito leur avait-il dit en personne, lors
d’une visite-éclair à Moscou, qu’une telle décision compromettrait pour
longtemps les bonnes relations soviéto-yougoslaves.
Pour que la troïka du Kremlin ait pris une telle décision, il fallait
donc qu’elle y fût poussée par des motifs qui lui parussent impérieux.
Il n’est pas douteux qu’au premier plan de ceux-ci ait figuré le désir
de stopper la désagrégation du camp socialiste dont plusieurs événements
avaient depuis le début de l’année attesté la gravité. Dès le 3 janvier
une véritable révolte, au sein du parti communiste tchécoslovaque,
avait porté au poste-clé de premier secrétaire, en remplacement de
M. Novotny, stalinien mal repenti et homme lige du Kremlin, un jeune
Slovaque, Alexandre Dubcek, partisan convaincu d’une démocratisation en
profondeur. Deux mois plus tard, la fuite aux Etats-Unis d’un des grands
chefs des services secrets de Prague, le général Sejna, compromis dans
une tentative de l’ancienne équipe pour rester au pouvoir par la force,
le suicide de plusieurs organisateurs des procès du temps de la terreur,
avaient créé à Prague un climat de vive agitation. Et M. Novotny devait
céder son autre poste, celui de président de la République, à un vieux
soldat, le général Svoboda. Le « printemps de Prague »
commençait. Il devait conduire à une extraordinaire explosion de
liberté, la censure étant abolie, les condamnés politiques réhabilités,
les victimes des grands procès autorisées à se regrouper. Les frontières
étaient ouvertes, les journaux étrangers mis en vente, des élections
libres étaient promises, ainsi que l’établissement dans les entreprises
d’une autogestion inspirée du modèle yougoslave. La Tchécoslovaquie
demandait la révision de son rôle au sein du Comecon — le Conseil
d’entraide économique des pays de l’Est, — parlait de demander des
crédits à l’Ouest, voire en Allemagne fédérale, et de renouer avec
Israël.
Les risques de contagion
Que le Kremlin ait redouté l’extension rapide de ce courant
d’émancipation, c’est évident. Déjà, en janvier, Cuba avait manifesté
une nouvelle fois son indépendance en condamnant à quinze ans de prison
Anibal Escalante, un vétéran communiste dont la « micro faction »
avait comploté avec certains fonctionnaires de l’ambassade soviétique.
En février, à Budapest, la conférence convoquée pour préparer, à la
demande de Moscou, une nouvelle rencontre mondiale des partis
communistes destinée à condamner la ligne chinoise avait été marquée par
un vif incident : la délégation roumaine était partie en claquant les
portes. En mars, à Varsovie, les étudiants s’étaient pratiquement
révoltés contre le régime et son conformisme grandissant. Après
plusieurs journées d’émeutes, à laquelle la population avait assisté
avec une curieuse passivité, M. Gomulka avait pris des sanctions sévères
contre les animateurs de ce mouvement et contre tous ceux qui pouvaient
paraître susceptibles de les encourager. L’accusation de sionisme avait
même été utilisée pour discréditer et éliminer de divers postes
dirigeants des gens dont le seul crime, le plus souvent, était d’être
juifs. Bien des signes, hélas, au cours de ces derniers mois ont montré
que cette tendance, loin d’être isolée, correspondait à un état d’esprit
fort répandu au Kremlin même.
Déjà sensible au ton des journaux, la pression soviétique sur la
Tchécoslovaquie se manifeste publiquement lorsque, le 23 mars, M. Dubcek
est convoqué à Dresde pour s’y expliquer devant les durs du camp
socialiste. Il croit les avoir rassurés, et la manifestation du 1er mal,
à Prague, tourne au triomphe. Toute la population est là, gaie,
détendue, pour lui faire fête et célébrer l’espoir et la liberté
retrouvés. Mais, trois jours plus tard, le même Dubcek débarque en
pleine nuit à Moscou en compagnie du nouveau président du conseil, son
ami Cernik. Tout donne à penser que dès ce moment les Soviétiques
envisagent une intervention militaire, et que cette visite impromptu a
pour principal objet de les en détourner. Deux points
préoccupent principalement les dirigeants de l’U.R.S.S. : ils voudraient
le rétablissement de la censure, pour empêcher les journaux de Prague
de les critiquer et le stationnement en permanence, à toutes fins
utiles, de troupes russes sur le sol tchécoslovaque. M. Dubcek s’en tire
en acceptant que des manœuvres du pacte de Varsovie se déroulent sur le
sol tchèque et en s’engageant à prêcher la modération aux journalistes.
Ceux-ci cependant continuent de s’exprimer fort librement, et le
27 juin parait un appel signé de soixante-dix personnalités (dont
l’écrivain Vaculik et le fameux coureur Zatopek) qui dénonce les
lenteurs de la démocratisation. La presse de Moscou prend feu et flamme.
Le 3 juillet, M. Brejnev lance un avertissement des plus nets : « Si
dans les pays socialistes nos ennemis de classe attaquent les
fondements du régime socialiste, c’est notre droit et notre devoir
d’user également du pouvoir pour défendre la cause du socialisme et de
la classe ouvrière. » M. Kadar, qui a été payé en 1956 pour savoir ce que de telles paroles veulent dire, est présent et approuve.
Douze jours plus tard, les dirigeants soviétiques, est–allemands,
polonais, hongrois et bulgares, réunis à Varsovie, invitent Prague à « mettre à la raison les éléments contre-révolutionnaires »
qui, à les en croire, régneraient sur la presse et la radio. Le comité
central tchécoslovaque répond calmement mais fermement et refuse une
rencontre à Kiev des deux bureaux politiques préconisée par Moscou.
Finalement, l’entrevue a lieu à Ciernanad-Tisou, en Slovaquie, à deux
pas de la frontière ukrainienne, dans une atmosphère très tendue, tandis
que les journaux des deux pays polémiquent sur un ton très vif, que les
troupes russes, malgré l’achèvement des manœuvres du pacte de Varsovie,
continuent de parcourir le pays et que d’autres se massent en Pologne
et en Hongrie. En fin de compte, cependant, un accord intervient qui est
confirmé le 3 août à Bratislava au cours d’une réunion commune des
signataires du communiqué de Varsovie et des Tchécoslovaques. Cette fois
les soldats soviétiques évacuent le pays pour de bon.
L’invasion de la Tchécoslovaquie
On put croire pendant quelques jours que la détermination calme des
Tchèques et des Slovaques, unis comme ils ne l’avaient jamais été au
cours de leur histoire, avait eu raison des pressions soviétiques. Tour à
tour, le maréchal Tito et le président de la République roumaine,
M. Ceausescu, furent reçus en triomphateurs à Prague. Mais outre ces
deux visiteurs, un autre avait fait entre-temps un court séjour à
Karlovy-Vary pour y rencontrer M. Dubcek : M. Ulbricht. Il n’avait eu
droit ni aux fleurs ni aux vivats.
Est-ce lui qui finalement a persuadé les dirigeants du Kremlin, plus ou moins hésitants et divisés de recourir à l’intervention ?
Le bruit en a couru. Le fait est que le vieux leader est-allemand était
l’un de ceux qui avaient le plus lieu de s’inquiéter des tendances
neutralistes prêtées à certains intellectuels pragois. Si la
Tchécoslovaquie était sortie du pacte de Varsovie, il y a fort à parier
qu’un courant dans le même sens se serait dessiné en Pologne et en
Hongrie, la R.D.A. se trouvant de ce fait fort isolée.
Au Kremlin on a dû être sensible à cet argument, comme au risque de
voir le dynamisme est-allemand prendre la relève en Europe centrale et
orientale d’une U.R.S.S. sur le déclin. On a pu s’alarmer également de
la perspective d’une révision des relations à l’intérieur du Comecon
dans le sens d’une plus grande considération donnée à l’intérêt national
de chaque Etat membre. A la limite, c’est tout le principe de la « répartition du travail socialiste » et de la mobilisation des ressources du « camp »
au service de la stratégie soviétique qui se trouvaient remises en
question. Enfin, et peut-être surtout, le rapprochement de Prague avec
Bucarest et Belgrade était de nature à faire redouter à Moscou la
formation, au sein même du pacte, d’une aile dissidente dont les
tendances avaient de quoi séduire, à part la Bulgarie, la plupart de ses
membres, ce qui aurait immanquablement conduit à un affaiblissement de
l’autorité du grand protecteur sur sa zone d’influence.
En faisant occuper, le 20 août, le territoire tchécoslovaque par ses
troupes et celle de quatre de ses alliés, le pouvoir soviétique a montré
qu’il n’était pas disposé à accepter l’extension à son empire de la
décolonisation qu’il préconisait avec tant d’insistance.
Les envahisseurs, qui font arrêter immédiatement les dirigeants
tchèques, à l’exception du président Svoboda, dont le palais est
encerclé par les troupes russes, s’attendaient apparemment à la
formation rapide d’une équipe de rechange disposée à la collaboration.
Mais, si l’armée tchèque reste dans ses casernes, ils doivent faire face
à la résistance passive d’une population unanime ;
les autorités légales réussissent non seulement à faire paraître les
journaux et à diffuser régulièrement des programmes de radio, mais à
réunir le Parlement et un congrès extraordinaire du parti. Le chef de
l’Etat n’accepte de négocier qu’en présence des personnalités arrêtées.
Cependant, le compromis négocié à Moscou le 30 août et complété
ultérieurement fait figure de diktat. Les clubs non communistes sont
dissous, la censure rétablie, les élections libres abandonnées, et
Prague doit accepter le stationnement permanent sur son sol d’un minimum
de deux divisions soviétiques. Moyennant quoi, l’équipe de M. Dubcek
demeure en place pour l’ensemble, le sort de M. Smrkovsky, président du
Parlement, étant tout de même en question à la fin de l’année, le projet
de fédéralisation du pays mis au point au début de l’année est
appliqué, le journal Reporter, qui avait joué un grand rôle dans la « révolution tranquille »,
reparaît après un mois de suspension, en conservant une grande liberté
de ton, les ponts sont loin d’être coupés entre la Tchécoslovaquie et
l’Occident, et notamment entre les deux intelligentsias. On ne saurait
en dire autant de l’U.R.S.S. où l’obscurantisme reprend chaque jour un
peu plus de terrain, comme on l’a vu avec la condamnation de plusieurs
intellectuels, coupables de vouloir dire la vérité. C’est désormais sous
le manteau, comme au temps des tsars, que paraissent les grandes œuvres
de la littérature soviétique contemporaine, entre autres le Dernier Cercle de Soljenitsyne, bouleversant témoignage sur le stalinisme et qui, en Occident, en revanche, est un best-seller.
Dans le monde entier, l’occupation de la Tchécoslovaquie fut
accueillie avec indignation. Pékin compara le comportement des
Soviétiques à celui des nazis. Le comité central yougoslave déclara
qu’il n’y avait plus d’espoir que dans une transformation du pouvoir à
Moscou même. Le gouvernement français dénonça ce retour à la politique
des blocs. Seul le veto soviétique empêcha la condamnation par le
Conseil de sécurité des Nations unies d’une action qui violait
impudemment leur charte. La présence, pour soutenir l’accusation, du
ministre des affaires étrangères du gouvernement de Prague, M. Hajek,
qui se trouvait en vacances sur la côte adriatique au moment de
l’invasion, suffisait à ruiner la thèse soviétique selon laquelle elle
avait été décidée à la demande de ce gouvernement. La plupart des partis
communistes occidentaux, enfin, condamnaient ouvertement ce que
M. Garaudy, membre du bureau politique du parti français, n’hésita pas à
qualifier dans un livre de triple « crime ».
Sur le moment, on put se demander si Moscou n’allait pas, dans la
foulée, régler son compte à la Roumanie, coupable de maintenir sur le
plan idéologique et diplomatique une ligne totalement indépendante de
celle du Kremlin. Chacun de son côté, le président Johnson et M. Chou
En-lai lancèrent de sérieux avertissements, tandis que le maréchal Tito
faisait prendre à son armée de spectaculaires mesures de précaution.
L’Albanie elle aussi se crut un moment en danger. Finalement rien ne
s’est passé, mais la manière dont la Pravda, puis M. Gromyko à la
tribune des Nations unies, ont revendiqué pour l’U.R.S.S. le droit de
se mêler à sa guise des affaires intérieures d’un autre Etat, dès lors
qu’il était socialiste, laisse planer pour l’avenir un danger dont les
gouvernements socialistes non « orthodoxes » ne sous-estiment pas la gravité.
L’invasion de la Tchécoslovaquie allait-elle relancer la guerre froide ?
Les Soviétiques prirent grand soin, dès la première minute, de dire aux
Occidentaux que rien n’était changé dans leurs relations avec eux. Il
n’empêche que M. Johnson ne pouvait plus décemment donner suite au
projet de « sommet »
avec M. Kossyguine par lequel il espérait alors clore sa présidence, ni
engager les conversations sur la limitation des systèmes de fusées dont
Moscou venait d’accepter le principe. De même les gouvernements
allemand, italien, israélien, qui faisaient des objections au traité de
non-prolifération nucléaire, virent-ils là une bonne occasion d’en
ajourner la signature ; le Sénat américain
prit une décision analogue à l’égard de sa ratification. Enfin,
l’O.T.A.N. adopta certaines mesures de renforcement de son dispositif
militaire, notamment en Méditerranée où la flotte soviétique venait de
faire une entrée spectaculaire tandis que l’on signalait l’arrivée de
matériel et d’instructeurs russes en Algérie.
Tension persistante au Moyen-Orient
A vrai dire, on a eu un peu l’impression, dans les derniers mois de
cette année, que le Moyen-Orient était en passe de devenir le point le
plus chaud du globe. La guerre du Vietnam, en effet, parait engagée
sérieusement sur la voie de la désescalade, et il y a fort à parier que
malgré la Tchécoslovaquie la nécessité imposera tôt ou tard la reprise
du dialogue entre Washington et Moscou. En revanche, entre Israël et ses
voisins, tout au long de 1968, les rapports n’ont fait que se tendre.
Non seulement les négociations secrètes entre la Jordanie et l’Etat
hébreu ont échoué, mais le roi Hussein a dû finalement s’incliner, après
avoir essayé de les réduire, devant les exigences des commandos
palestiniens qui multiplient, à partir de la Transjordanie, les actions
de sabotage dans les régions occupées. Des représailles s’ensuivent qui
entraînent à leur tour des contre-représailles. De nombreux combats ont
eu lieu le long du canal de Suez, dont personne n’ose dire s’il sera
jamais rouvert à la navigation. Un Boeing israélien a été dérouté par
des Palestiniens et rendu après des semaines de négociations très
délicates. Des commandos israéliens ont été opérer jusqu’en
Haute-Egypte. L’attaque par deux Palestiniens, sur l’aérodrome
d’Athènes, d’un appareil d’El Al a entraîné la destruction par un
commando israélien de treize avions libanais à l’aéroport de Beyrouth.
A l’intérieur des Etats arabes, la situation demeure tendue. La
R.A.U.. où se sont déroulés nécessairement plusieurs procès, a été, au
printemps et à l’automne, le théâtre de violentes émeutes
universitaires, et les réformes promises n’ont pour le moment rien
changé à une situation économique de plus en plus difficile. L’Irak a
connu au mois de juillet deux coups d’Etat successifs, accompagnés de
mesures de répression de plus en plus violentes. On se bat toujours au
Yémen et au Soudan. Le Liban, qui fut si longtemps légitimement fier de
sa prospérité et de son équilibre intérieur, voit l’un et l’autre
compromis par la guerre de six jours. En Israël même, un débat s’est
engagé entre « faucons » partisans de maintenir très longtemps l’occupation de tous les territoires conquis en 1967 et « colombes » désireuses d’amorcer une négociation par l’annonce des concessions que le gouvernement serait disposé à faire.
Seule la poursuite de la mission du médiateur des Nations unies, le
diplomate suédois Gunnar Jarring, qui fait inlassablement la navette
entre toutes les capitales intéressées, empêche de désespérer
complètement. Mais on se demande si en fin de compte une action
concertée des Quatre Grands ne serait pas, comme Paris n’a cessé de le
suggérer, le seul moyen de parvenir à un règlement durable. Il n’est pas
interdit de penser que M. Nixon, dont un des collaborateurs,
M. Scranton, a accompli au Moyen-Orient, à la fin de l’année, une
mission remarquée, pourrait assez rapidement prendre une initiative en
ce sens, ou du moins faire de cette question l’un des sujets d’une
relance diplomatique en direction de Moscou. Jusqu’à présent on pouvait
douter que l’U.R.S.S. fût très intéressée par un règlement de la
situation au Moyen-Orient, où elle a installé des positions solides.
Mais son désir de faire oublier la Tchécoslovaquie et d’éviter de se
laisser entraîner dans une aventure dans cette région peut l’amener à
adopter une attitude plus constructive. En tout cas, un de ses
diplomates a eu, pour la première fois depuis la guerre de six jours, un
entretien, à la fin de 1968, avec son homologue israélien, et
M. Gromyko a fait au Caire, à la veille de Noël, une visite remarquée.
Le dialogue soviéto-américain
Tout donne à penser que M. Nixon, lorsqu’il sera installé, à partir
du 20 janvier, à la Maison Blanche, ne tardera pas également à reprendre
les efforts de son prédécesseur pour obtenir la ratification du traité
de non-prolifération nucléaire et engager des négociations sur la
limitation des systèmes de fusées. Ainsi le budget et, par voie de
conséquence, le contribuable américain pourraient-ils être délivrés de
la charge fantastique que représenterait la création d’un réseau « dur »
de missiles antimissiles. L’importance de ce problème est, d’un point
de vue américain, sans commune mesure avec l’occupation de la
Tchécoslovaquie, qui, considérée sous le seul angle stratégique, n’a
fait au fond que confirmer l’appartenance du gouvernement de Prague au
pacte de Varsovie. De tout cela il résulte que jamais peut-être on n’a
été plus près d’un accord tacite des deux Super-Grands pour un partage
sinon du monde, du moins de l’Europe.
Le pays où cette situation devrait être le plus ressentie est évidemment la France, dont le chef ambitionnait par la voie de « la détente, de l’entente et de la coopération » de venir à bout de la division du continent en deux blocs hostiles et de le réunifier, suivant la formule consacrée, « de l’Atlantique à l’Oural ».
En mai encore, la tâche lui paraissait suffisamment importante pour
qu’il maintint, alors que l’émeute faisait rage à Paris, le voyage qu’il
devait faire en Roumanie, pays dont les dirigeants pratiquaient
vis-à-vis du pacte de Varsovie une politique, mutatis mutandis, comparable à sa propre attitude vis-à-vis du pacte atlantique.
La chaleur de l’accueil qu’il reçut ne fut pas moindre que l’année précédente en Pologne ;
elle prouvait que les peuples de l’Europe orientale avaient bien
compris la portée du message qu’à mots à demi couverts leur adressait le
président de la République. Mais, avant même l’invasion de la
Tchécoslovaquie, la crise de mai devait porter à son prestige politique
et à la base matérielle de sa diplomatie un coup dont ils ne se sont pas
encore complètement relevés.
La crise de mai en France
Personne n’avait senti venir l’explosion, bien que les prodromes en
aient été nombreux. En France, comme en Allemagne, en Italie, en
Espagne, aux Etats-Unis, le début de 1968 avait été marqué par une vive
agitation dans les milieux étudiants, où « les gauchistes »
se manifestaient avec une violence croissante. Le 22 mars, la police
ayant arrêté, à la suite de bris de vitres dans des banques américaines
de Paris, plusieurs militants du comité Vietnam national animé par
Jean-Paul Sartre et le professeur Kastler, cent vingt-deux étudiants de
Nanterre conduits par Daniel Cohn-Bendit avaient occupé le bâtiment
administratif de la faculté. La libération presque immédiate des jeunes
arrêtés persuada les initiateurs de l’occupation de l’efficacité de leur
action. Les réunions se succédèrent dans les amphithéâtres rebaptisés
de noms révolutionnaires, les plus dynamiques se mirent à interpeller
les professeurs, à poser des affiches un peu partout, à lancer les mots
d’ordre de « l’université critique » et du boycottage des examens.
Le 3 mai, le doyen, cédant à la pression de divers professeurs, ferme
la faculté. L’agitation se déplace à la Sorbonne, où le recteur, pour
dégager la cour envahie par les contestataires, fait appel à la police.
Cinq cent vingt-sept arrestations sont opérées.
Cette atteinte à des franchises séculaires provoque la colère des
étudiants, de violentes bagarres qui se prolongent jusqu’à minuit et un
ordre de grève des deux grandes organisations syndicales, U.N.E.F. pour
les étudiants et S.N.E. Sup pour les enseignants, dont la
représentativité sera contestée par la suite mais qui sont, pour
l’heure, seules à s’exprimer. Le 6, pour se protéger contre les forces
de l’ordre qui ratissent le quartier Latin, les étudiants dressent des
barricades. Après l’échec des négociations entre les représentants des
étudiants et les autorités, l’émeute reprend le 10. Cette fois, il y a
des centaines de blessés. M. Pompidou, qui rentre le lendemain soir
d’Iran et d’Afghanistan, cède sur toute la ligne ; il fait libérer les étudiants emprisonnés et évacuer la Sorbonne.
L’autorité du régime en subit un coup terrible. Le 13, pour le
dixième anniversaire du putsch qui ramena le général de Gaulle au
pouvoir, une grève de vingt-quatre heures paralyse la France entière par
solidarité contre la répression policière. Les étudiants pavoisent de
drapeaux rouges et noirs la Sorbonne, occupée aussitôt que la police a
eu le dos tourné, et l’Odéon est transformé en forum permanent de la
contestation. Le 14, les ouvriers de Sud-Aviation, à Bouguenais, près de
Nantes, enferment leur direction et déclenchent une grève illimitée.
Le mouvement fait rapidement tache d’huile. A son retour de Roumanie,
huit jours plus tard, le général de Gaulle trouve six millions de
grévistes. Après avoir dit oui à la « réforme » et non à la « chienlit » il déclare : « Nous reprendrons les choses par les moyens avec lesquels nous les avons toujours reprises. » Qu’est-ce à dire ?
Sa stratégie n’apparaîtra qu’après coup. Mais l’exploitation des bonnes
dispositions du parti communiste y joue certainement un rôle essentiel.
L’étude du comportement des amis de M. Waldeck Rochet depuis le début
de la crise montre en effet que, loin de chercher l’épreuve de force,
ils sont déterminés à demeurer dans la légalité, mettant l’accent sur
les revendications professionnelles, quitte à réclamer bien entendu la
démission du gouvernement et de nouvelles élections. Ils s’opposent donc
résolument aux gauchistes, essentiellement étudiants, seuls en réalité à
poursuivre l’objectif du renversement du régime.
Les accords de Grenelle
Dans ces conditions, le chef de l’Etat juge tout à fait inutile de dissoudre le Parlement, comme on le lui conseille ici et là ;
décidée dans de telles conditions, cette mesure ne pourrait en effet
conduire qu’à un désastre électoral. Prêt à céder du terrain sur le plan
social pour se concilier, comme il l’a toujours rêvé, la classe
ouvrière, il décide d’inviter le peuple à confirmer par référendum la
légitimité de son pouvoir. Mais lorsque le 24, après que le gouvernement
eut passé victorieusement à l’Assemblée nationale le cap difficile du
débat sur la motion de censure déposée par la gauche, il s’adresse par
la télévision au pays, son discours tombe à plat. Il parait vieux,
fatigué, dépassé. Les plus fidèles de ses compagnons sont désespérés par
cette intervention dont il est clair dès la première seconde qu’elle a
manqué son but. L’opinion la plus répandue est qu’il sera impossible,
dans le climat quasi révolutionnaire que connaît la France, d’organiser
le référendum.
Effectivement, la nuit qui suit est la plus dure que Paris ait connue
depuis le début de la crise. Etudiants et gouvernement se renvoient la
responsabilité d’émeutes qui se sont étendues à une grande partie de la
rive droite et jusqu’à la Bourse, où des « enragés »
ont allumé un incendie d’ailleurs vite éteint. Les communistes ne sont
pas cependant moins sévères que le pouvoir pour les émeutiers. Le
ministre de l’intérieur, M. Fouchet, met en cause « la pègre ». L’Humanité, elle, s’en prend à « la lie ».
Et M. Pompidou croit encore possible d’abattre son atout principal en
faisant aux syndicats des concessions qui doivent, dans son esprit, en
mettant fin à la grève, séparer les ouvriers des étudiants, qu’on pourra
ensuite facilement réduire.
Le 27 mai, à l’aube, après quarante-huit heures de négociations au
cours desquelles il a eu un tête-à-tête remarqué avec M. Krasucki,
membre du bureau politique du parti communiste et l’un des dirigeants de
la C.G.T., M. Pompidou peut croire qu’il a gagné la partie. « Nous sommes arrivés, dit-il, à un ensemble de conclusions positives et dont on peut dire qu’elles constituent un accord. »
Le gouvernement a notamment accepté le relèvement massif des
rémunérations, la suppression des zones de salaires, la reconnaissance
du droit syndical dans l’entreprise.
Quelques heures plus tard, cependant, c’est le coup de théâtre. Réunies dans les grandes usines pour se prononcer sur les « conclusions positives »
en question, les assemblées du personnel les rejettent tour à tour.
Loin de s’arrêter, la grève s’étend. Les magasins sont vides, les
transports paralysés. l’essence ne coule plus qu’au compte-gouttes, la
radio et la télévision échappent au contrôle du gouvernement qui parait
aux abois. Le nom de M. Mendès France, qui, quelques jours plus tôt,
avait dit que le régime « ne pouvait plus rendre qu’un service au pays, celui de s’en aller »,
est sur toutes les bouches, M. Mitterrand propose qu’il prenne la tête
d’un gouvernement provisoire, lui-même posant sa candidature à la
présidence de la République. Les communistes, pensant, non sans quelque
raison, que l’opération est essentiellement dirigée contre eux,
organisent une manifestation monstre sur le mot d’ordre « du gouvernement populaire à participation communiste ».
Le général joue et gagne
On est le 29 mai. Le même jour, le général de Gaulle quitte l’Elysée,
tandis que le bruit court de sa retraite. Mais il revient, le
lendemain, cours radiodiffusé, qu’il demeure au pouvoir, maintient le
gouvernement en place, dissout l’Assemblée nationale et ordonne de
nouvelles élections. Deux heures plus tard, il est évident pour
quiconque a un peu de sens politique, que cette fois encore il l’a
emporté. Des centaines de milliers de Parisiens défilent de la Concorde à
l’Etoile pour l’acclamer, tandis que les communistes, rappelant qu’ils
n’ont cessé de réclamer de nouvelles élections, déclarent qu’ils les
affronteront avec l’intention de les gagner.
Il y aura encore de nombreux affrontements, dont certains feront des
morts, et bien des sautes de température avant que tout rentre dans
l’ordre. Mais les élections, qui se déroulent les 23 et 30 juin,
tournent au triomphe du général de Gaulle, qui entre temps, pour mettre
toutes les cartes dans son jeu, a fait remettre en liberté les chefs de
l’O.A.S. et autorisé le retour en France de MM. Georges Bidault et
Soustelle. Les députés gaullistes orthodoxes passent de deux cents à
deux cent quatre-vingt-dix-sept, les giscardiens de quarante et un à
cinquante et un, tandis que les fédérés tombent de cent seize à
cinquante-sept, les communistes de soixante-treize à cinquante-quatre et
les centristes de quarante-deux à vingt-neuf. Le P.S.U., seul parti à
avoir ouvertement demandé le renversement du régime, perd ses quatre
députés, dont M. Mendès France. Loin de renforcer l’union de la gauche,
ce résultat aggrave ses divisions. M. Waldeck Rochet en rejette la
responsabilité sur les gauchistes, « irresponsables » ou « provocateurs ».
La Fédération se défait. Et si le coup de Prague n’a pas fait perdre
davantage de voix aux communistes, comme on l’a vu lors de l’élection
partielle des Hauts-de-Seine en décembre, il a assené un rude coup à
l’entente entre les communistes et la Fédération, dont le chef,
M. Mitterrand, est rentré dans le rang.
M. Couve de Murville premier ministre
La conséquence la plus inattendue de la crise aura sans doute été le
remplacement, à la tête du gouvernement, de M. Pompidou, placé, selon
l’expression du général de Gaulle, « en réserve de la République »,
par M. Couve de Murville, lui-même remplacé au Quai d’Orsay par
M. Michel Debré. Le nouveau premier ministre a indiqué des le début son
intention de donner la priorité à deux problèmes : la réforme de
l’Université et la relance de l’économie, durement touchée par plusieurs
semaines de grèves et de troubles. Au début, les dieux parurent lui
sourire. Alors qu’on s’était attendu à une reprise des violences à
l’Université dès la rentrée, M. Edgar Faure, ministre de l’éducation
nationale, réussit à assurer non seulement, tant bien que mal, le
passage des examens, mais le vote, sans une seule voix contre, les
communistes s’abstenant, d’une nouvelle réforme de l’enseignement
supérieur.
Ce succès, cependant, était loin d’avoir ramené la sérénité à l’intérieur de l’alma mater.
A Nanterre, en Sorbonne, en province, on signalait encore à la veille
des vacances de Noël une certaine agitation, due essentiellement aux
éléments gauchistes, pour qui il n’est pas de réforme de l’Université
concevable sans une transformation radicale de la société.
De toute façon, d’autres nuages se sont abattus entre temps sur un
gouvernement qui avait un peu surestimé, dans la foulée du succès
gaulliste aux élections, ses chances d’effacer rapidement la trace des
dégâts infligés à l’économie par la crise de mai. Pour avoir accepté une
impasse budgétaire de onze milliards de francs, développé le thème de
la participation, entrepris de réformer la fiscalité successorale, il a
inquiété des possédants dont le civisme n’est pas toujours le ressort
principal et provoqué une évasion de capitaux facilitée par le maintien,
dans le but de relancer « l’expansion »,
d’un bas taux d’escompte. D’où la crise monétaire de novembre, qui a
fait un moment apparaître la dévaluation inévitable et a contraint le
pouvoir à solliciter un important crédit de puissances auxquelles,
quelques mois plus tôt, il croyait pouvoir tenir la dragée haute.
Une fois de plus le chef de l’Etat, opérant par surprise, a redressé
la situation au bord du gouffre. Mais il ne l’a fait qu’en imposant à la
nation des mesures d’austérité qui aboutissent à remettre en cause une
grande partie de son programme social du mois de juillet et en insistant
plus fortement que jamais sur sa volonté de mettre fin aux « agitations » et aux « exhibitions » qui « scandalisent les gens sensés ».
Et il sait bien que, malgré l’essai réussi le 24 avril de la première
bombe H française, l’état du stock de devises lui retire beaucoup de la
liberté d’action qu’il avait réussi à rendre au pays, il y a six ans, en
stabilisant la monnaie et en mettant fin à la guerre d’Algérie.
Le martyre du Biafra
Si, la Tchécoslovaquie mise à part, c’est la France qui, de tous les
pays du monde, a connu les remous intérieurs les plus spectaculaires,
ils n’y ont été aucunement confinés. On a déjà parlé de ceux qui ont
agité divers Etats du Moyen-Orient. Il faudrait y ajouter, avant de
quitter cette région, le Pakistan, où des émeutes se sont produites en
fin d’année. L’Afrique a, comme les années précédentes, enregistré
plusieurs coups d’Etat militaires, d’abord en Sierra-Leone, puis après
un mois de confusion, au Congo-Brazzaville, et enfin au Mali, où le
régime progressiste de M. Modibo Keita a été renversé sans coup férir,
le 19 novembre, par un groupe de jeunes officiers qui ont aussitôt
annoncé leur intention de faire appel aux investisseurs privés.
C’est cependant surtout vers le Nigéria, jadis donné en modèle aux
autres gouvernements du continent noir, que se tournent les regards. Une
guerre atroce y oppose depuis maintenant dix-huit mois l’armée
fédérale, abondamment ravitaillée en matériel, toute idéologie mise de
côté, par la Grande-Bretagne, l’U.R.S.S. et la R.A.U., et la population
chrétienne du Biafra, soumise à un blocus rigoureux, aux conséquences
dramatiques. La terre entière s’est émue en regardant les photographies
de réfugiés squelettiques, notamment d’enfants, dont bon nombre sont
morts de faim. Un courant de solidarité s’est manifesté en leur faveur
qui a permis d’alléger un peu leur misère. Des concours sont venus de
l’extérieur, avec les encouragements de la France, qui ont permis aux
Biafrais, un moment au bord de la défaite, de rétablir, dans une
certaine mesure, la situation. En revanche, les tentatives de médiation
de M. Wilson, puis de l’empereur d’Ethiopie, n’ont abouti à rien et la
lutte fratricide se poursuit avec l’inévitable cortège d’atrocités.
En Amérique latine, on compte sur les doigts les pays qui ont échappé
à
la violence. Un peu partout on a vu les étudiants occuper les
universités, et l’armée dans deux pays, Uruguay et Mexique, dont les
institutions étaient jusqu’alors considérées comme très démocratiques,
les en chasser. A Mexico, on a déploré plusieurs dizaines de morts
quelques jours avant l’ouverture des Jeux olympiques, qui devaient faire
connaître au monde une des nations les plus démocratiques de
l’hémisphère occidental. Au Panama, au Pérou, l’armée a déposé les
présidents élus. Le maréchal Costa e Silva, président de la République
du Brésil, a dû, sous la pression des militaires, mettre le Parlement en
vacances, suspendre les libertés constitutionnelles et procéder à de
nombreuses arrestations. Au Venezuela, en revanche, la guérilla a échoué
dans ses tentatives pour saboter l’élection présidentielle, qui a vu un
démocrate chrétien succéder à M. Leoni, l’une des principales figures
du réformisme dans cette partie du monde.
Relève à Ottawa, à Lisbonne, à Rome et à Bruxelles
Les pays de la zone tempérée ont connu, dans l’ensemble, moins
d’émotions. Au Canada, la désignation d’un jeune francophone, M. Pierre
Trudeau, comme premier ministre, en remplacement de M. Lester Pearson,
qui a pris sa retraite, le grand succès électoral qu’il a remporté et le
programme courageux qu’il a mis en route pour établir une égalité
véritable entre les deux communautés, redonnent l’espoir à une
fédération dont l’avenir, au lendemain du voyage du général de Gaulle au
Québec, paraissait bien menacé. Au Portugal, où le président Salazar a
été chassé, par la maladie, d’un pouvoir qu’il occupait depuis
quarante-cinq ans, la relève s’est jusqu’à présent opérée sans heurt ;
le nouveau président du conseil, le professeur Marcello Caetano, semble
vouloir opérer une libéralisation lente et prudente, sans pour autant
renoncer à une politique colonialiste qui fait peser sur l’économie
nationale une lourde contrainte, et met le pays, avec l’Afrique du Sud
et la Rhodésie, sur le banc des accusés aux Nations unies.
En Allemagne, la prospérité, après quelques mois d’inquiétude,
atteint, comme au Japon, de nouveaux sommets, tandis que parait reculer
un peu la poussée, un moment assez inquiétante, du N.P.D., et que
retombe l’agitation étudiante qui avait, au début de l’année, provoqué à
Berlin un début d’émeute. Cela dit, tout le monde s’attend, aux
élections qui doivent avoir lieu cette année, tant à la présidence de la
République qu’au Bundestag, à une poussée des éléments les plus
nationalistes de la C.D.U., avec MM. Schroeder et Strauss. Le climat
européen risque, dans l’avenir, de s’en trouver alourdi. En Italie, en
revanche, où l’on a enregistré sur les fronts étudiant et ouvrier
plusieurs sérieuses poussées de fièvre et où le recul des socialistes
aux élections du printemps avait un moment remis en cause l’ouverture à
gauche, celle-ci s’est trouvée confirmée, en fin d’année, avec la
formation du gouvernement Rumor-Nenni. En Suède, d’autre part, le
gouvernement socialiste dispose depuis les élections de septembre, de la
majorité absolue.
Mais il y a des pays occidentaux où la situation est sensiblement
plus délicate. En Espagne, de nombreuses démonstrations universitaires,
ouvrières, nationalistes basques ont prouvé l’affaiblissement de
l’autorité du régime. En Grande-Bretagne, M. Wilson, qui a ouvert
l’année en annonçant que son pays abandonnait, moins de cent ans après
la fondation de l’Empire des Indes, toute présence « à l’est de Suez »,
l’obligation où il se trouve de donner la priorité à la défense de la
livre lui vaut une impopularité croissante, sensible dans chaque sondage
d’opinion ou élection partielle. En Belgique, enfin, le conflit
linguistique a rebondi au mois de février, après des bagarres entre les
étudiants francophones et néerlandophones de Louvain. Les nouvelles
élections ont entraîné un recul général des partis traditionnels, sans
faire apparaître de majorité de rechange, et ce n’est qu’après une très
longue crise qu’a pu être constitué, sous la présidence de M. Eyskens,
un cabinet de coalition sociaux chrétiens–socialistes. L’avenir demeure
incertain et un grand nombre de Belges ne se cachent pas de le concevoir
difficilement en dehors d’une union européenne. Mais si la C. E. E. a
fait, en matière agricole, d’importants progrès au cours de 1968, et si
les ententes entre firmes des divers pays membres, et notamment l’accord
Fiat-Citroën, mettent en évidence l’existence d’un véritable marché
européen, où d’ailleurs les principaux investisseurs sont américains,
les progrès sur le plan politique sont à peu près inexistants. Plus que
jamais la porte des communautés est interdite à la Grande-Bretagne.
L’Euratom est en pleine crise et l’on se demande si le projet Concorde
ne sera pas remis en cause par les difficultés économiques de l’un ou de
l’autre de ses deux participants.
On comprend, à la lecture de ce bilan, que l’année se soit achevée
dans une atmosphère plutôt désenchantée. L’extraordinaire performance
des trois cosmonautes américains qui ont pour la première fois, durant
la semaine de Noël, fait le tour de la Lune, n’a pas suffi, malgré tout
ce qu’elle suppose d’intelligence, de travail, de courage, de ressources
de toutes natures, à dissiper la mélancolie qui perçait à travers les
allocutions traditionnelles de fin d’année. C’est peut-être dans celle
du pape qu’elle était le plus sensible. Venant après l’encyclique Humanae vitae
sur la régulation des naissances, tentative de coup d’arrêt donné à un
processus de désagrégation ecclésial et moral de plus en plus rapide,
cette homélie reflétait l’angoisse d’un homme, porteur d’un message qui à
beaucoup parait anachronique, devant le spectacle de sociétés de plus
en plus incapables de répondre aux aspirations de leurs jeunes et aux
besoins pourtant criants des peuples sous-développés, sans que pour
autant se dessinent bien nettement les structures et la philosophie qui
pourraient en prendre durablement la relève. A la vérité, tout donne à
penser que l’humanité n’est pas au bout de ses peines. Il lui faudra
traverser bien des épreuves encore avant de parvenir à une organisation,
si elle existe, au sein de laquelle elle dominerait véritablement les
contradictions qui l’agitent aujourd’hui encore avec tant de violence.
S’il est une nouveauté, c’est peut-être qu’après tant d’années
d’illusions chacun en soit aujourd’hui à peu près persuadé. Mais il
serait dramatique qu’on n’en tire que des leçons de découragement. Après
tout le rocher de Sisyphe est depuis toujours le lot de l’espèce...
André Fontaine
RECTIFICATIF. – Un lapsus s’est glissé dans l’article d’André
Fontaine sur le bilan de l’année 1968, paru dans le dernier numéro du Monde diplomatique. Il fallait lire, bien entendu, s’agissant du nouveau cabinet belge, de coalition « sociaux chrétiens–socialistes » et non « sociaux chrétiens-libéraux ».
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