dimanche 2 octobre 2016

On ne se parle plus ? Arrêtez de vous plaindre et ouvrez des bistrots !


Source : Rue 89 Le Nouvel ObsDes pompes à bière
Des pompes à bière - Hernan Piñera/Flickr/CC
On aurait pu en rester là.
La vitrine est chauffée à rouge. Dans la rue de février, en plein cœur de la suie, t’imagines pas comme ça fait du bien. Une braise au milieu de la cendre. La bruine s’évapore au contact des vitres couvertes de condensation. A l’intérieur, on en entend qui chantent à tue-tête, sans se soucier du tort qu’ils pourraient faire à la musique. On se lève, on se rassoit, on passe de table en table en se penchant par dessus les épaules.

Bouillonnante, hétéroclite, heureuse

Saint-Valentin. Tu parles d’un prétexte. Il est minuit et tout le monde danse. Des familles entières sont descendues. On a sorti le grand jeu : gastronomie indienne et karaoké. La timidité a fait long feu. Depuis deux heures, on s’arrache le micro. On renverse les chaises. On se campe, jambes écartées, tête penchées. On devient magnifiques.
Huit mois qu’on a ouvert, et ça ne désemplit pas. Plus de 80 services, et une fois encore, je rencontre des gens que je ne connaissais pas. Des jeunes. Des vieux. Dégringolés d’un des recoins de la vallée. Je regarde l’assemblée bouillonnante, hétéroclite, heureuse, s’attraper par les bras et bramer du Presley.
Et comme à chaque fois, je me dis qu’on aurait pu en rester là.
Ce café, c’est une longue histoire. Depuis que la Dédée a pris sa retraite de bistrotière, il y a près de dix ans, et fermé le dernier rade du village qui ouvrait en soirée, tout le monde macérait tranquillement dans une nostalgie de fond de verre. Le bon vieux temps, tout ça. Ah, les soirées chez la Dédée ! Le sirop pour les gamins. Le baby. Le blanc sec. Ferme et tendre. Toujours polie. Même avec les derniers couchés. Et ces fêtes… Ces fêtes d’été qui commençaient par hasard et finissaient dans la rue…

On aurait pu en rester là

Et puis rien. On poussait des soupirs en regardant le passé se délabrer. Puis se délabrer encore. Les pas de porte fermés. On soupirait quand revenait l’été, de ne pas pouvoir veiller tard en compagnie d’inconnus. On soupirait.
Et puis rien.
Je sais pas. On devait se dire que ça arriverait tout seul. Tombé du ciel. Un forcené viendrait forcément, tôt ou tard, ouvrir un lieu de perdition en rase campagne. Braver joyeusement les frais d’installation et les tombereaux d’interdits qui étouffent les débits de boissons, tout ça pour la beauté du geste. Pour animer nos existences et nous faire nous rencontrer à nouveau. Refaire partir le cœur du village.
Je sais pas. En tout cas, on ne faisait rien. La municipalité ne faisait rien. Personne ne faisait rien. On attendait en soupirant.
Et on aurait pu en rester là : un village, quatre commerces et demi – tous vaillants. Un café de jour et une buvette grasse de tabac, qui ouvre de bonne heure et ferme quand ça chante au patron. Rien le soir. Et rien d’autre que quelques rendez-vous rituels – des lotos, quelques bals éparpillés dans l’année, le cinéma rural – pour que les gens se croisent. Se rencontrent. Discutent. Déposent, le temps d’un verre, les armes de ces guerres idiotes qui forgent la monotonie tous les bleds de France. Le club de tarot contre le comité des fêtes. La mairie contre les artistes. La gauche contre la droite. Les vieux contre les jeunes. Les riches contre les pauvres. Les hétéros contre les homos. Et tous les voisins entre eux...

Merde. On ouvre un café

Mais un soir, on n’en a plus pu.
A quelques-uns – une demi-douzaine – on s’est dit : merde. On s’y met. On fonce. On va pas se regarder s’enliser dans l’ennui sans rien dire, en évoquant béatement le passé, ou ces villages de Creuse qui savent encore bouillonner.
Plus de café pour faire durer la vie ?
On en ouvre un !
Il y a une règle simple quand tu habites loin des villes : tu n’obtiens rien sans ta propre implication. Si tu veux quelque chose, il faut le produire, ou participer à le produire. Te mouiller, quoi. Il faut mettre en place toi-même les solutions à tes problèmes. Parce que sinon, qu’est-ce qu’il te reste une fois que tu as dis que les politiques publiques t’ont laissé tomber, que la population vieillit, que les commerces ferment, que les gens ne se parlent plus, que les occasions de s’amuser sont rares, et que tout ça manque quand même cruellement de « swag » ? Il te reste rien : deux yeux, des larmes, et une fascination factice pour les avenues.
On s’est donc retroussé les manches pour trouver un local.
Des bars fermés, il y en a une palanquée. Nous, on lorgnait sur le grand hôtel, vide et perclus, que la municipalité a racheté sans projet après sa fermeture, dix ans plus tôt. Un grand bar linéaire. Une cheminée. Une cage d’escalier en bois verni. Du papier peint vert et gris. Du bel œuvre. Le tout baigné dans un jus formica-punk revigorant…. Mais des tonnes de poussières et de vieille vermine… Plus de réseaux. Plus d’huisseries. Des pigeons partout, et des chauves souris. Dix ans : un siècle ! Tout à refaire.
On a rapidement évalué l’état de nos bourses et de nos santés mentales avant de laisser tomber. Le courage et la témérité.

Patron, tu nous prêterais les murs ?

Parmi tous les pas de porte fermés, il y en avait un qui disposait déjà d’un équipement de bistrot. Une ancienne mercerie ou magasin d’électro-manager… Une vitrine en centre-bourg. Bien flagrante. Un ami l’avait rachetée il y a quelques années pour la sauver d’une mort certaine : les tuiles tombaient sur la chaussée et menaçaient les passants, le conseil municipal de l’époque avait décidé de raser le bazar, en faire un parking je crois. Et le pote en question s’est jeté en travers du projet. Par amour du village – il l’admet, bien que ça lui coûte –, il a racheté le bâtiment, refait le toit, construit une cuisine. Bref : réhabilité un commerce sans trop réfléchir à l’issue. Choc de défibrillation.
Les gérants se sont suivis. Les projets aussi. Mais rien qui tienne. Rien qui se stabilise. Quand tu lui en parles, à la Dédée, désormais paisible retraitée, elle se marre en jaune :
« Un commerce, c’est trois ans pour l’étrenner. Trois ans. Tant que t’as pas fait trois ans, tu sais pas ce que tu vaux. Les gens, aujourd’hui : ils ouvrent et crac ! Ils ferment à la première mauvaise saison. »
Depuis un an, c’était donc vide. Alors on a fini par poser la question au proprio, notre ami : on cherche à ouvrir un rade. On sait pas trop quoi. Ni comment. On sait juste qu’on est nombreux, et que ça va sans doute marcher. On fait pas ça pour se payer. On fait ça pour s’amuser.
Tu nous prêterais les murs ? On te prévient, patron : t’as rien à y gagner. Personne n’a rien à y gagner, d’ailleurs. En tout cas : pas de pognon. Juste la promesse de ces bringues improvisées qui nous font tant défaut.
Lui n’y croyait pas vraiment trop au collectif, tout ça.
Mais une pulsation, c’est une pulsation. On va pas chipoter. Il a pas hésité longtemps. Poignées de mains. C’était conclu.

La seule évidence : le pourquoi

Il nous a juste demandé de laisser passer la saison d’été, puisqu’il devait y avoir un repreneur au moins pour quelques mois. Nous étions en avril. On a formé le pacte sans rien signer. Et commencé à s’organiser pour ouvrir à l’automne.
On avait prévu de consacrer les premiers mois à préparer le projet. Réunir du monde. Battre la campagne. Et construire à plusieurs le fonctionnement idéal de notre troquet idéal. On a sonné aux portes, fait chauffer les téléphones, et organisé les premières réunions. On s’est retrouvé une poignée de militants, mêlés de curieux et de sceptiques. On a beaucoup parlé. On a profité du temps qui nous était imparti. On a interrogé les comment, les pour qui, les avec qui, mais pas une seule fois les pourquoi.
Ça, c’était la seule évidence.
Petit à petit, un groupe s’est structuré. Des petits, des grands, des gros, des étrangers, des du-cru, des néos, des vieux, des jeunes, des paysans, des artisans, des artistes, des chômeurs, des cinglés et des tout juste sains d’esprits. Une petite foule assez incohérente pour paraître plausible. Et suffisamment motivée pour réactiver sans cesse le barattage de la gamelle d’idées. Un vrai groupe éclectique et curieux, à l’image de ce putain de bocage qui n’en finit jamais d’être éveillé.
On était bien, à faire fumer les cerveaux, à nous imaginer ensemble, à construire patiemment nos modes de fonctionnement.

« Il faut ouvrir ce putain de café »

Et puis un jour, notre ami le propriétaire a appelé. Le repreneur ne reprend pas pour la saison d’été. Le local est libre, finalement.
OK pour que vous l’occupiez, mais si vous voulez y aller, c’est maintenant. Il faut ouvrir avant juillet.
Nous étions en mai.
On s’est réuni pour voir, et ça a été vite vu. Une membre du tour de table a tapé du plat de la main sur la table en disant : « Il faut arrêter de parler et ouvrir ce putain de café. » Le temps de s’offusquer du ton – pour la forme –, on a tous convenu qu’elle avait tout à fait raison et qu’il fallait juste ouvrir ce putain de café.
Quand il nous a cédé les clés, le propriétaire nous a dit :
« Rappelez-vous : quoi que vous fassiez, ne le faites pas en pensant que vous ferez du bien au village. Faites-le pour vous. Uniquement. Vous verrez : les gens du village, il seront là, au coin de la rue, les bras croisés, à guetter le moindre faux-pas, et à répéter que ça ne marchera jamais. »
Et de fait : il avait tout à fait raison.

On a enfin appris à décroiser les bras

Pendant le petit mois qu’ont duré les travaux, on a eu droit à toute la brassée de commentaires habituels :
« Vous tiendrez pas trois mois. Vous faites de la concurrence aux vrais commerçants. Je suis sûr que vous occupez ce local illégalement. Et le bruit, vous y avez pensé au bruit ? Pourquoi vous laissez pas de vrais professionnels faire… »
Baste. On s’en foutait. On continuait, en opposant aux sarcasmes des sourires persévérants. La conduite dictée par notre simple expérience : rien n’arrive tout cuit. Il faut provoquer le destin. Provoquer les actions. Et renforcer ce qui nous lie. Sinon : autant se barrer tout de suite. Dans les villes, il fait chaud, il fait nombreux et les gens vivent ensemble… Tu comprends ?
Non, tu comprends pas. C’est pas grave : tu verras.
En juin, après plusieurs réunions publiques et quelques doigts en moins, on se rassemble pour installer une enseigne tonitruante au-dessus de la vitrine. Les couleurs hurlent par dessus l’estompe des vieilles publicités. Ça crie de joie au milieu du village.
On est fiers, putain.
On a enfin appris à décroiser les bras.

Une poucave et les gendarmes

Le lendemain : on ouvre. Tu aurais vu cette fête... Des gens de partout. De toutes les formes. Des toutes les couleurs. La plupart incrédules, mais heureux d’être là, On a fait un poulet marengo et balancé de quoi danser un peu.
Il y avait ceux qui disaient bravo. Ceux qui disaient « Ça ne marchera jamais ». Ceux qui disaient « Mais il se passe quoi au juste ? ».
Puis vers minuit ne restaient que des bavards, qui parlaient de centaines d’autres choses que de l’anecdote en cours. L’ouverture d’un bistrot : tu parles… Tu penses vraiment avoir fait ton entrée dans l’Histoire ? Bon, alors paye ta tournée, tocard…
Un triomphe.
Et sa gueule de bois corollaire.
Le lendemain, on est convoqué par les flics.
L’histoire est invraisemblable, mais la voici telle qu’elle. Telle qu’elle a déboulé dans nos quilles.
Le gendarmes avaient été convoqué par des membres du conseil municipal, eux-mêmes alertés par une poucave quelconque, comme il en réside partout, à qui généralement les gens éduqués ne prêtent aucune d’attention.

On n’avait pas fait de frites

L’objet du délit dont on nous accusait – accrochez-vous : de larges flaques d’huile avaient été repérées la veille flottant dans la rivière. L’équation s’est faite toute seule : il s’agissait bien évidemment d’huile de friture usagée déversée nuitamment par ces malappris du café associatif à l’issue de leur fête sauvage.
De courageux indics, portés par une juste et saine indignation, sont même allés faire des prélèvements dans le regard qui jouxte le café, pour en conclure qu’en plus des litres d’huile sale, nous avions jeté tous nos fonds de pot de peinture dans ladite bucolique rivière qui enserre le bourg.
Ça aurait pu juste nous faire marrer si c’était resté des on-dit. Mais ça ne l’était pas resté. Le conseil municipal a convoqué les chtards. Et les chtards sont venus, avec leur bloc à procès. Et ça, c’était un message diaphane. Ça voulait dire :
« Les gars : ne vous prenez même pas la tête à tenter de faire vos preuves. On sera de toutes façon contre vous. On fera ce qu’on pourra pour vous mettre des bâtons dans les roues. Il nous suffira juste d’inventer les raisons pour vous rentrer dedans. »
On s’est fait donc interroger et très vite, tout le monde s’est senti un peu con. On n’avait pas fait de frites. On n’avait pas de friteuse. Et toute cette histoire valait même pas la salive qu’elle avait coûté jusque-là. C’était juste l’expression de toute la petitesse du monde. Les flics en ont convenu, assez navrés, et sont repartis avec un flacon à analyser – qui finira par démontrer deux jours plus tard que ces flaques d’huiles de friture n’étaient que de la sève de peuplier.
Fin de l’histoire. Pas d’excuses de quiconque. Notre simple devoir de citoyen, tout ça...

On est du bon côté, dans celui qui rigole

Voilà.
C’est là qu’on aurait pu en rester.
Là : tout au fond de cet anti-climax. Balayés par le ressac. On aurait pu se dire : « Allez tous faire foutre. » Et quelque part, ça n’aurait pas été plus mal.
Mais heureusement, le propriétaire nous avait prévenus :
« Je vous laisse les clés, mais vous faites ça pour vous : pas pour le village. Pas par philanthropie, mais pour le plaisir de donner un écrin de qualité à vos vies. N’attendez aucune gratitude. Aucun geste de bienveillance. Et là, vous verrez que ça marchera. Tout marche pourvu qu’on reste intransigeant avec son seul plaisir. »
Ça nous a pas quitté. Du début.
Alors on a passé l’éponge. Tout de suite.
Puis rapidement, cette anecdote humiliante a fini par nous faire bien rire. Au moins, les cartes étaient jouées. On savait qu’il y aurait plusieurs camps, et pourquoi pas au fond. Pourquoi pas. On s’en fout, nous, qu’il y ait plusieurs camps.
On est du bon côté : dans le camp qui rigole.

Ces moments de gloire !

Alors on a continué d’ouvrir. On a soigneusement ignoré les menaces, et les ridicules manœuvres de déstabilisation. Ça c’est calmé. Puis éteint tout à fait. Et nous, pendant ce temps-là, vivions des instants magnifiques.
Dès que le mot s’est donné qu’il existait à nouveau dans le village un endroit où célébrer les rien-du-tout, peupler les solitudes ou habiller les quotidiens, ce café est devenu un lieu d’assortiment de premier ordre. Ça ne désemplissait pas. Chaque soir, des gens nouveaux. Chaque soir, des nouvelles rencontres.
Chaque semaine, des nouveaux projets.
Et ces moments de gloire. Ces soirées où, sans préparation, déboulent des fêtes inouïes. Ces repas improvisés. Ces tables pleines.
Huit mois de service à ce jour. On n’en est pas restés là. Et l’association grandit.
Quand est venu le frimas, on a fait un bilan. « Alors les gars, on continue ? »
Même pas de discussion. C’était une évidence. Bien sûr, on continue !

Tout le monde est prêt à vivre ensemble

Huit mois plus tard, le cœur est rouge. Le sang est vif. Ça a marché. Et je contemple cette foule qui partage la même musique bricolée. Les chansons simples et revenues. Les airs de rafistole qui font rougir les joues. Je nous vois tous, vétérinaires et artisans, facteurs et paysans, chômeurs, vieillards, intermittents, couvrir les vitres de buée en plein cœur de février. Se transformer dans le chaos de la fête. Former des duos. Se rouler de vraies pelles de la Saint-Valentin.
Et je me dis : ça a marché. Fallait y aller, c’est tout. C’était juste ça. Donner le premier coup de rein. Provoquer le destin. Le reste s’est fait tout seul. Bien sûr, c’est pas gagné. Bien sûr, tôt ou tard les vraies emmerdes vont commencer. Mais là, tout de suite, c’est délicieux. Alors laisse-moi savourer.
Et puis regarde cette assemblée. Tu vois ce qu’elle te dit ?
Elle te dit qu’il faut pas croire ce qu’on raconte : tout le monde est prêt à vivre ensemble. Tout le monde.
Mais il faut donner aux gens le moyen de le faire. Ouvrir des portes.
Quitte, parfois, à forcer des serrures.

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