Source : Rue 89 Le Nouvel Obs
Des pompes à bière - Hernan Piñera/Flickr/CC
On aurait pu en rester là.
La vitrine est chauffée à rouge. Dans la rue de
février, en plein cœur de la suie, t’imagines pas comme ça fait du bien.
Une braise au milieu de la cendre. La bruine s’évapore au contact des
vitres couvertes de condensation. A l’intérieur, on en entend qui
chantent à tue-tête, sans se soucier du tort qu’ils pourraient faire à
la musique. On se lève, on se rassoit, on passe de table en table en se
penchant par dessus les épaules.
Bouillonnante, hétéroclite, heureuse
Saint-Valentin. Tu parles d’un prétexte. Il est
minuit et tout le monde danse. Des familles entières sont descendues. On
a sorti le grand jeu : gastronomie indienne et karaoké. La timidité a
fait long feu. Depuis deux heures, on s’arrache le micro. On renverse
les chaises. On se campe, jambes écartées, tête penchées. On devient
magnifiques.
Huit mois qu’on a ouvert, et ça ne désemplit pas.
Plus de 80 services, et une fois encore, je rencontre des gens que je ne
connaissais pas. Des jeunes. Des vieux. Dégringolés d’un des recoins de
la vallée. Je regarde l’assemblée bouillonnante, hétéroclite, heureuse,
s’attraper par les bras et bramer du Presley.
Et comme à chaque fois, je me dis qu’on aurait pu en rester là.
Ce café, c’est une longue histoire. Depuis que la
Dédée a pris sa retraite de bistrotière, il y a près de dix ans, et
fermé le dernier rade du village qui ouvrait en soirée, tout le monde
macérait tranquillement dans une nostalgie de fond de verre. Le bon
vieux temps, tout ça. Ah, les soirées chez la Dédée ! Le sirop pour les
gamins. Le baby. Le blanc sec. Ferme et tendre. Toujours polie. Même
avec les derniers couchés. Et ces fêtes… Ces fêtes d’été qui
commençaient par hasard et finissaient dans la rue…
On aurait pu en rester là
Et puis rien. On poussait des soupirs en regardant
le passé se délabrer. Puis se délabrer encore. Les pas de porte fermés.
On soupirait quand revenait l’été, de ne pas pouvoir veiller tard en
compagnie d’inconnus. On soupirait.
Et puis rien.
Je sais pas. On devait se dire que ça arriverait
tout seul. Tombé du ciel. Un forcené viendrait forcément, tôt ou tard,
ouvrir un lieu de perdition en rase campagne. Braver joyeusement les
frais d’installation et les tombereaux d’interdits qui étouffent les
débits de boissons, tout ça pour la beauté du geste. Pour animer nos
existences et nous faire nous rencontrer à nouveau. Refaire partir le
cœur du village.
Je sais pas. En tout cas, on ne faisait rien. La
municipalité ne faisait rien. Personne ne faisait rien. On attendait en
soupirant.
Et on aurait pu en rester là : un village, quatre
commerces et demi – tous vaillants. Un café de jour et une buvette
grasse de tabac, qui ouvre de bonne heure et ferme quand ça chante au
patron. Rien le soir. Et rien d’autre que quelques rendez-vous rituels –
des lotos, quelques bals éparpillés dans l’année, le cinéma rural –
pour que les gens se croisent. Se rencontrent. Discutent. Déposent, le
temps d’un verre, les armes de ces guerres idiotes qui forgent la
monotonie tous les bleds de France. Le club de tarot contre le comité
des fêtes. La mairie contre les artistes. La gauche contre la droite.
Les vieux contre les jeunes. Les riches contre les pauvres. Les hétéros
contre les homos. Et tous les voisins entre eux...
Merde. On ouvre un café
Mais un soir, on n’en a plus pu.
A quelques-uns – une demi-douzaine – on s’est dit :
merde. On s’y met. On fonce. On va pas se regarder s’enliser dans
l’ennui sans rien dire, en évoquant béatement le passé, ou ces villages
de Creuse qui savent encore bouillonner.
Plus de café pour faire durer la vie ?
On en ouvre un !
Il y a une règle simple quand tu habites loin des
villes : tu n’obtiens rien sans ta propre implication. Si tu veux
quelque chose, il faut le produire, ou participer à le produire. Te
mouiller, quoi. Il faut mettre en place toi-même les solutions à tes
problèmes. Parce que sinon, qu’est-ce qu’il te reste une fois que tu as
dis que les politiques publiques t’ont laissé tomber, que la population
vieillit, que les commerces ferment, que les gens ne se parlent plus,
que les occasions de s’amuser sont rares, et que tout ça manque quand
même cruellement de « swag » ? Il te reste rien : deux yeux, des larmes,
et une fascination factice pour les avenues.
On s’est donc retroussé les manches pour trouver un local.
Des bars fermés, il y en a une palanquée. Nous, on
lorgnait sur le grand hôtel, vide et perclus, que la municipalité a
racheté sans projet après sa fermeture, dix ans plus tôt. Un grand bar
linéaire. Une cheminée. Une cage d’escalier en bois verni. Du papier
peint vert et gris. Du bel œuvre. Le tout baigné dans un jus
formica-punk revigorant…. Mais des tonnes de poussières et de vieille
vermine… Plus de réseaux. Plus d’huisseries. Des pigeons partout, et des
chauves souris. Dix ans : un siècle ! Tout à refaire.
On a rapidement évalué l’état de nos bourses et de nos santés mentales avant de laisser tomber. Le courage et la témérité.
Patron, tu nous prêterais les murs ?
Parmi tous les pas de porte fermés, il y en avait un
qui disposait déjà d’un équipement de bistrot. Une ancienne mercerie ou
magasin d’électro-manager… Une vitrine en centre-bourg. Bien flagrante.
Un ami l’avait rachetée il y a quelques années pour la sauver d’une
mort certaine : les tuiles tombaient sur la chaussée et menaçaient les
passants, le conseil municipal de l’époque avait décidé de raser le
bazar, en faire un parking je crois. Et le pote en question s’est jeté
en travers du projet. Par amour du village – il l’admet, bien que ça lui
coûte –, il a racheté le bâtiment, refait le toit, construit une
cuisine. Bref : réhabilité un commerce sans trop réfléchir à l’issue.
Choc de défibrillation.
Les gérants se sont suivis. Les projets aussi. Mais
rien qui tienne. Rien qui se stabilise. Quand tu lui en parles, à la
Dédée, désormais paisible retraitée, elle se marre en jaune :
« Un commerce, c’est trois ans pour l’étrenner. Trois ans. Tant que t’as pas fait trois ans, tu sais pas ce que tu vaux. Les gens, aujourd’hui : ils ouvrent et crac ! Ils ferment à la première mauvaise saison. »
Depuis un an, c’était donc vide. Alors on a fini par
poser la question au proprio, notre ami : on cherche à ouvrir un rade.
On sait pas trop quoi. Ni comment. On sait juste qu’on est nombreux, et
que ça va sans doute marcher. On fait pas ça pour se payer. On fait ça
pour s’amuser.
Tu nous prêterais les murs ? On te prévient,
patron : t’as rien à y gagner. Personne n’a rien à y gagner, d’ailleurs.
En tout cas : pas de pognon. Juste la promesse de ces bringues
improvisées qui nous font tant défaut.
Lui n’y croyait pas vraiment trop au collectif, tout ça.
Mais une pulsation, c’est une pulsation. On va pas chipoter. Il a pas hésité longtemps. Poignées de mains. C’était conclu.
La seule évidence : le pourquoi
Il nous a juste demandé de laisser passer la saison
d’été, puisqu’il devait y avoir un repreneur au moins pour quelques
mois. Nous étions en avril. On a formé le pacte sans rien signer. Et
commencé à s’organiser pour ouvrir à l’automne.
On avait prévu de consacrer les premiers mois à
préparer le projet. Réunir du monde. Battre la campagne. Et construire à
plusieurs le fonctionnement idéal de notre troquet idéal. On a sonné
aux portes, fait chauffer les téléphones, et organisé les premières
réunions. On s’est retrouvé une poignée de militants, mêlés de curieux
et de sceptiques. On a beaucoup parlé. On a profité du temps qui nous
était imparti. On a interrogé les comment, les pour qui, les avec qui,
mais pas une seule fois les pourquoi.
Ça, c’était la seule évidence.
Petit à petit, un groupe s’est structuré. Des
petits, des grands, des gros, des étrangers, des du-cru, des néos, des
vieux, des jeunes, des paysans, des artisans, des artistes, des
chômeurs, des cinglés et des tout juste sains d’esprits. Une petite
foule assez incohérente pour paraître plausible. Et suffisamment motivée
pour réactiver sans cesse le barattage de la gamelle d’idées. Un vrai
groupe éclectique et curieux, à l’image de ce putain de bocage qui n’en
finit jamais d’être éveillé.
On était bien, à faire fumer les cerveaux, à nous imaginer ensemble, à construire patiemment nos modes de fonctionnement.
« Il faut ouvrir ce putain de café »
Et puis un jour, notre ami le propriétaire a appelé.
Le repreneur ne reprend pas pour la saison d’été. Le local est libre,
finalement.
OK pour que vous l’occupiez, mais si vous voulez y aller, c’est maintenant. Il faut ouvrir avant juillet.
Nous étions en mai.
On s’est réuni pour voir, et ça a été vite vu. Une
membre du tour de table a tapé du plat de la main sur la table en
disant : « Il faut arrêter de parler et ouvrir ce putain de café. » Le
temps de s’offusquer du ton – pour la forme –, on a tous convenu qu’elle
avait tout à fait raison et qu’il fallait juste ouvrir ce putain de
café.
Quand il nous a cédé les clés, le propriétaire nous a dit :
« Rappelez-vous : quoi que vous fassiez, ne le faites pas en pensant que vous ferez du bien au village. Faites-le pour vous. Uniquement. Vous verrez : les gens du village, il seront là, au coin de la rue, les bras croisés, à guetter le moindre faux-pas, et à répéter que ça ne marchera jamais. »
Et de fait : il avait tout à fait raison.
On a enfin appris à décroiser les bras
Pendant le petit mois qu’ont duré les travaux, on a eu droit à toute la brassée de commentaires habituels :
« Vous tiendrez pas trois mois. Vous faites de la concurrence aux vrais commerçants. Je suis sûr que vous occupez ce local illégalement. Et le bruit, vous y avez pensé au bruit ? Pourquoi vous laissez pas de vrais professionnels faire… »
Baste. On s’en foutait. On continuait, en opposant
aux sarcasmes des sourires persévérants. La conduite dictée par notre
simple expérience : rien n’arrive tout cuit. Il faut provoquer le
destin. Provoquer les actions. Et renforcer ce qui nous lie. Sinon :
autant se barrer tout de suite. Dans les villes, il fait chaud, il fait
nombreux et les gens vivent ensemble… Tu comprends ?
Non, tu comprends pas. C’est pas grave : tu verras.
En juin, après plusieurs réunions publiques et
quelques doigts en moins, on se rassemble pour installer une enseigne
tonitruante au-dessus de la vitrine. Les couleurs hurlent par dessus
l’estompe des vieilles publicités. Ça crie de joie au milieu du village.
On est fiers, putain.
On a enfin appris à décroiser les bras.
Une poucave et les gendarmes
Le lendemain : on ouvre. Tu aurais vu cette fête...
Des gens de partout. De toutes les formes. Des toutes les couleurs. La
plupart incrédules, mais heureux d’être là, On a fait un poulet marengo
et balancé de quoi danser un peu.
Il y avait ceux qui disaient bravo. Ceux qui
disaient « Ça ne marchera jamais ». Ceux qui disaient « Mais il se passe
quoi au juste ? ».
Puis vers minuit ne restaient que des bavards, qui
parlaient de centaines d’autres choses que de l’anecdote en cours.
L’ouverture d’un bistrot : tu parles… Tu penses vraiment avoir fait ton
entrée dans l’Histoire ? Bon, alors paye ta tournée, tocard…
Un triomphe.
Et sa gueule de bois corollaire.
Le lendemain, on est convoqué par les flics.
L’histoire est invraisemblable, mais la voici telle qu’elle. Telle qu’elle a déboulé dans nos quilles.
Le gendarmes avaient été convoqué par des membres du
conseil municipal, eux-mêmes alertés par une poucave quelconque, comme
il en réside partout, à qui généralement les gens éduqués ne prêtent
aucune d’attention.
On n’avait pas fait de frites
L’objet du délit dont on nous accusait –
accrochez-vous : de larges flaques d’huile avaient été repérées la
veille flottant dans la rivière. L’équation s’est faite toute seule : il
s’agissait bien évidemment d’huile de friture usagée déversée
nuitamment par ces malappris du café associatif à l’issue de leur fête
sauvage.
De courageux indics, portés par une juste et saine
indignation, sont même allés faire des prélèvements dans le regard qui
jouxte le café, pour en conclure qu’en plus des litres d’huile sale,
nous avions jeté tous nos fonds de pot de peinture dans ladite bucolique
rivière qui enserre le bourg.
Ça aurait pu juste nous faire marrer si c’était
resté des on-dit. Mais ça ne l’était pas resté. Le conseil municipal a
convoqué les chtards. Et les chtards sont venus, avec leur bloc à
procès. Et ça, c’était un message diaphane. Ça voulait dire :
« Les gars : ne vous prenez même pas la tête à tenter de faire vos preuves. On sera de toutes façon contre vous. On fera ce qu’on pourra pour vous mettre des bâtons dans les roues. Il nous suffira juste d’inventer les raisons pour vous rentrer dedans. »
On s’est fait donc interroger et très vite, tout le
monde s’est senti un peu con. On n’avait pas fait de frites. On n’avait
pas de friteuse. Et toute cette histoire valait même pas la salive
qu’elle avait coûté jusque-là. C’était juste l’expression de toute la
petitesse du monde. Les flics en ont convenu, assez navrés, et sont
repartis avec un flacon à analyser – qui finira par démontrer deux jours
plus tard que ces flaques d’huiles de friture n’étaient que de la sève
de peuplier.
Fin de l’histoire. Pas d’excuses de quiconque. Notre simple devoir de citoyen, tout ça...
On est du bon côté, dans celui qui rigole
Voilà.
C’est là qu’on aurait pu en rester.
Là : tout au fond de cet anti-climax. Balayés par le
ressac. On aurait pu se dire : « Allez tous faire foutre. » Et quelque
part, ça n’aurait pas été plus mal.
Mais heureusement, le propriétaire nous avait prévenus :
« Je vous laisse les clés, mais vous faites ça pour vous : pas pour le village. Pas par philanthropie, mais pour le plaisir de donner un écrin de qualité à vos vies. N’attendez aucune gratitude. Aucun geste de bienveillance. Et là, vous verrez que ça marchera. Tout marche pourvu qu’on reste intransigeant avec son seul plaisir. »
Ça nous a pas quitté. Du début.
Alors on a passé l’éponge. Tout de suite.
Puis rapidement, cette anecdote humiliante a fini
par nous faire bien rire. Au moins, les cartes étaient jouées. On savait
qu’il y aurait plusieurs camps, et pourquoi pas au fond. Pourquoi pas.
On s’en fout, nous, qu’il y ait plusieurs camps.
On est du bon côté : dans le camp qui rigole.
Ces moments de gloire !
Alors on a continué d’ouvrir. On a soigneusement
ignoré les menaces, et les ridicules manœuvres de déstabilisation. Ça
c’est calmé. Puis éteint tout à fait. Et nous, pendant ce temps-là,
vivions des instants magnifiques.
Dès que le mot s’est donné qu’il existait à nouveau
dans le village un endroit où célébrer les rien-du-tout, peupler les
solitudes ou habiller les quotidiens, ce café est devenu un lieu
d’assortiment de premier ordre. Ça ne désemplissait pas. Chaque soir,
des gens nouveaux. Chaque soir, des nouvelles rencontres.
Chaque semaine, des nouveaux projets.
Et ces moments de gloire. Ces soirées où, sans
préparation, déboulent des fêtes inouïes. Ces repas improvisés. Ces
tables pleines.
Huit mois de service à ce jour. On n’en est pas restés là. Et l’association grandit.
Quand est venu le frimas, on a fait un bilan. « Alors les gars, on continue ? »
Même pas de discussion. C’était une évidence. Bien sûr, on continue !
Tout le monde est prêt à vivre ensemble
Huit mois plus tard, le cœur est rouge. Le sang est
vif. Ça a marché. Et je contemple cette foule qui partage la même
musique bricolée. Les chansons simples et revenues. Les airs de
rafistole qui font rougir les joues. Je nous vois tous, vétérinaires et
artisans, facteurs et paysans, chômeurs, vieillards, intermittents,
couvrir les vitres de buée en plein cœur de février. Se transformer dans
le chaos de la fête. Former des duos. Se rouler de vraies pelles de la
Saint-Valentin.
Et je me dis : ça a marché. Fallait y aller, c’est
tout. C’était juste ça. Donner le premier coup de rein. Provoquer le
destin. Le reste s’est fait tout seul. Bien sûr, c’est pas gagné. Bien
sûr, tôt ou tard les vraies emmerdes vont commencer. Mais là, tout de
suite, c’est délicieux. Alors laisse-moi savourer.
Et puis regarde cette assemblée. Tu vois ce qu’elle te dit ?
Elle te dit qu’il faut pas croire ce qu’on raconte : tout le monde est prêt à vivre ensemble. Tout le monde.
Mais il faut donner aux gens le moyen de le faire. Ouvrir des portes.
Quitte, parfois, à forcer des serrures.
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