La
plupart du temps, c’est par un courriel que les médecins sont
contactés. Un laboratoire pharmaceutique leur propose de participer à
une étude sur un médicament bien précis, en prescrivant, le plus
souvent, ce dernier. Puis d’observer les éventuels effets du produit, en
remplissant un questionnaire que récoltera et analysera, plus tard, le
laboratoire. En contrepartie, le médecin reçoit de l’argent : d’une
dizaine d’euros à plusieurs milliers pour chaque patient inclus dans
l’étude.
Des études scientifiques qui visent à récolter des données et
améliorer les traitements ? Officiellement, oui. Dans la pratique, les
choses sont moins évidentes.
« Ces études dites “observationnelles”
sont lancées avec le prétexte de faire de la recherche, mais très
souvent, elles ne donnent lieu à aucune publication revue par les
pairs », pointe Anne Chailleu, de l’association
Formindep, une association pour une formation et une information médicales indépendantes
« de tout autre intérêt que celui de la santé des personnes ». A quoi servent ces études, pour lesquelles les grands laboratoires pharmaceutique dépensent des millions d’euros ?
Entre 400 et 1 200 euros par patient
En février, le Formindep a reçu le témoignage d’un hépatologue
(spécialiste des maladies du foie) qui affirme avoir été contacté par
deux laboratoires lui proposant des études observationnelles sur le
traitement contre l’hépatite C. En échange de la prescription de leurs
médicaments et du remplissage d’un cahier d’observation des patients, ce
médecin aurait pu recevoir, en fonction du laboratoire, entre 400 et
1 200 euros par patient inclus dans l’étude, avec une limite de dix
patients. De quoi lui assurer un sympathique complément de revenus.
En Allemagne, le site d’information
Correctiv
a révélé en mars dernier les montants faramineux des honoraires versés
par les laboratoires pharmaceutiques aux médecins du pays, pour des
études d’observation de médicaments déjà sur le marché. Certains depuis
des dizaines d’années
[1].
La firme pharmaceutique française Servier, mise à l’index pour le
scandale du Mediator, a ainsi distribué des millions d’euros aux
médecins allemands
[2].
Pour son médicament pour le cœur, le Procoralan, en vente outre-Rhin
depuis 2006, Servier a conduit une étude sur 13 250 patients allemands,
et versé pour cela 190 euros par patient observé, soit au total plus de
2,5 millions d’euros. Ce médicament provoquerait pourtant d’importants
effets secondaires, comme des troubles cardiovasculaires parfois mortels
[3].
De même pour Sanofi. Le plus grand laboratoire pharmaceutique
français a réalisé en Allemagne des études observationnelles pour onze
produits différents sur la période 2009-2014
[4]. L’une d’entre elle concernait un produit destiné aux diabétiques, le
Lantus,
en vente depuis déjà quinze ans. Pour en « étudier » les effets, Sanofi
a versé aux médecins jusqu’à 200 euros par patient pour 22 580 patients
observés, soit 3,5 millions d’euros au total.
Un caractère scientifique contesté
En 2014, plus de 12 000 médecins conventionnés allemands ont
participé à ce type d’étude, soit un médecin conventionné sur dix. Ce
sont au total plus de 100 millions d’euros que les firmes
pharmaceutiques distribuent en moyenne chaque année aux médecins
allemands pour ces études observationnelles.
Pour quel apport scientifique ? Les 50 médicaments les plus concernés
par ces études sont en majorité des préparations analogues à des
médicaments qui existent déjà. Et beaucoup sont des produits dont
l’efficacité a été jugée médiocre par les autorités sanitaires
allemandes, pointent les journalistes de
Correktiv. La filiale
allemande du laboratoire suisse Roche a déboursé plus de 34 millions
d’euros pour étudier les effets sur plus de 17 000 patients d’un
médicament de traitement de l’hépatite C (Pegasys) classé par les
autorités sanitaires allemandes comme un médicament analogue à un
produit déjà existant présentant une différence marginale ou inexistante
[5].
Des médecins et chercheurs interrogés par les journalistes allemands
ont jugé que ces études observationnelles sont souvent infondées du
point de vue scientifique.
En France, peu de transparence
Qu’en est-il en France ? Contrairement à l’Allemagne, il est pour
l’instant impossible d’avoir une vue d’ensemble sur ces pratiques. Les
données disponibles sont très parcellaires. Plus d’un millier d’études
observationnelles menées entre 2012 et 2015 sont recensées dans la base
« Transparence santé »,
mise en place par le ministère de la Santé en 2014 pour informer sur
les liens d’intérêt entres les industriels du secteur pharmaceutique et
les professionnels. On y trouve notamment des dizaines d’études menées
par les laboratoires Teva (Israël) et Lundbeck (Danemark). Mais la base
de données Transparence santé ne donne d’information ni sur les
médicaments concernés, ni sur le montant des honoraires, pas plus que
sur le nombre de patients observés. Un manque auquel la future loi santé
pourrait remédier.
Interrogés par
Basta !, les laboratoires ne se montrent en
général pas prompts à s’exprimer sur le sujet. Le service de presse du
groupe Sanofi en France nous renvoie ainsi vers Sanofi Allemagne, qui
est l’une de ses filiales, détenue à hauteur de 100 % du capital. À la
question
« A quoi sert une étude observationnelle pour un produit en vente et prescrit depuis 25 ans ? », le service de presse de Sanofi Allemagne n’a apporté aucune réponse.
Seuls les laboratoires Teva, Abbvie (États-Unis) et Ipsen ont accepté
de répondre à nos questions. Teva a mené des études observationnelles
sur environ 8 500 patients entre 2012 et 2015. Pour quels médicaments ?
Des pilules contraceptives (Leeloo et Zoely), des traitements contre la
maladie de Parkinson, la sclérose en plaques, et du cancer
[6]. Le porte-parole du laboratoire assure que ces études
« font
l’objet d’un rapport d’étude clinique. Ces derniers peuvent être
publiés sous forme de poster ou de présentation orale au cours de
congrès scientifiques nationaux ou internationaux », et de publications scientifiques.
« Améliorer la vie des patients »
De son côté, le laboratoire Abbvie répond point par point à nos
questions. L’entreprise pharmaceutique mène actuellement quatre études
observationnelles en France. Dont une sur son médicament contre
l’hépatite C, le Viekirax, proposée à l’hépatologue cité en début
d’article. Son objectif, nous décrit son directeur de la communication,
est de
« mesurer l’efficacité et la sûreté du médicament en "vie réelle", d’améliorer la vie des patients ».
Fatigue, productivité au travail, tolérance et efficacité du
traitement : plusieurs critères sont évalués pour servir ensuite, si
nécessaire, à améliorer le traitement ou sa posologie. Tout cela, en
plus de la pharmacovigilance exercée par les médecins qui obligent ces
derniers à faire remonter les effets indésirables constatés sur leurs
patients lors de la prise d’un traitement. L’étude observationnelle
serait en quelque sorte une stratégie pro-active du laboratoire pour
améliorer son médicament.
Mais en payant des médecins jusqu’à 1 200 euros par patient inclus
dans l’étude, l’objectif n’est-il pas aussi de convaincre ces médecins
de prescrire ce médicament, plutôt que celui de leur concurrent ? La
somme d’argent versée ne viserait qu’à les faire participer activement
aux études, affirme Abbvie. Elle se justifierait par le travail qui leur
est demandé : assurer jusqu’à quatre visites médicales du patient, et
remplir un questionnaire pour récolter les données. Que nous n’avons pas
pu consulter.
« Ces études servent à garder un lien avec les médecins »
La rémunération des médecins est un véritable enjeu pour les
laboratoires. Certains des praticiens qui participent à des études
jugeraient même la somme trop faible pour prendre le temps de remplir
les questionnaires. C’est ce que révèlent d’anciens employés du
laboratoire pharmaceutique français Ipsen. Ces attachés de recherche
clinique ont travaillé pendant plusieurs années sur une étude
observationnelle sur le Nutropin, une hormone de croissance
commercialisée par le laboratoire. Leur rôle : vérifier les données
saisies par les médecins qui reçoivent pour ce travail une rémunération
maximum de 150 euros par patient et par an. Mais de nombreux médecins
n’auraient pas souhaité remplir les données exigées par le laboratoire.
« Normalement, pour ce genre d’études, il y a un double contrôle, explique Luc, ancien employé d’Ipsen.
Le
protocole demandait au médecin de remplir les données, et le personnel
du laboratoire devait ensuite vérifier que cela était bien fait [7].
Là, les cahiers d’observation étaient souvent vides. C’était donc à
nous, personnel du laboratoire, de rentrer ces données à partir des
dossiers médicaux des patients. Alors même que nous n’avons pas
obligatoirement de formation médicale et que nous pouvons passer à côté
de quelque chose d’important. » Sans double contrôle, les données ne
seraient pas fiables et certains événements indésirables pourraient
être remontés tardivement au laboratoire, affirment les anciens
employés. L’hormone de croissance est un traitement placé sous
haute-surveillance des autorités, car ses effets indésirables seraient
potentiellement graves
[8].
Faire connaitre le traitement ?
« L’objectif principal de ces études est la surveillance
pharmacovigilance, en récoltant des données des événements indésirables
liés ou pas au produit, pour améliorer les traitements et leur sécurité
d’utilisation, précise Léa, également ancienne attachée de recherche clinique au sein du laboratoire.
La
plupart du temps, elles servent simplement à garder un lien avec les
médecins, pour qu’ils prescrivent un médicament précis. » Plusieurs
concurrents de cette hormone de croissance existent alors sur le marché.
Le Nutropin est un nouveau produit commercialisé par le laboratoire
qu’il faut réussir à faire connaître, estime l’ancienne employée. Son
coût : environ 310 euros pour une injection toutes les semaines, souvent
pendant plusieurs années.
D’après nos sources, la hiérarchie et les différents services du
laboratoire – qualité, marketing, médical – sont informés du remplissage
des cahiers d’observation par les attachés de recherche clinique, à la
place des médecins. Avant le début de l’étude, l’un d’entre eux justifie
cette pratique
« comme un élément essentiel dans le choix de prescription d’une [hormone de croissance] pour la plupart des services », ajoutant que
« ce
type de support est proposé par la concurrence. Ne pas assister les
médecins qui le souhaiteraient nous serait préjudiciable ». Alors
que d’autres services sonnent l’alerte sur les dangers de cette absence
de contrôle des données, le service marketing insiste sur l’impératif
commercial.
« Le travail d’observation n’a aucun impact sur la santé du patient »
Le laboratoire Ipsen nous assure au contraire avoir
« toujours eu
pour principe le respect du cadre légal et réglementaire des relations
avec les professionnels de santé et s’est toujours engagé à un
comportement éthique dans ce domaine ».
« L’étude dont vous
parlez n’est pas une étude clinique, mais une étude observationnelle. Il
s’agit donc de saisie informatique pour collecter des données, donc les
bonnes pratiques cliniques ne s’appliquent pas, assurent Didier Véron, le directeur de la communication, et Olivier Gattolliat, le directeur médical des opérations France.
Il
n’est absolument pas obligatoire d’avoir une saisie puis une
vérification de cette saisie. On peut avoir une saisie unique du médecin
ou d’une personne à qui le médecin a délégué cette responsabilité. Ce
dernier garde l’entière responsabilité, quelle que soit la personne qui
saisit ces informations. »
Mais le protocole de l’étude sur le Nutropin prévoit bien que ce sont
les médecins qui remplissent ces données, et non une personne employée
par le laboratoire qui finance l’étude.
« Nous avons été informés de
ce problème, et nous avons réalisé un audit interne pour voir ce qu’il
s’est passé. Suite à cet audit, des décisions ont été prises, en toute
transparence avec les autorités de santé. Nous nous sommes assurés de la
bonne conformité des procédures de travail, et les mettons à jour
régulièrement. Dans le cadre de cette étude observationnelle, le travail
d’observation n’a aucun impact sur la santé du patient. » Le
laboratoire précise aussi être en contentieux sur les conditions
économiques de départ avec ces salariés, et ne pas partager leur
analyse.
Qu’en pense l’Agence nationale de sécurité du médicament et des
produits de santé (ANSM), contactée par ces anciens employés à partir de
2014 ? L’ANSM a été informée
« que le laboratoire Ipsen aurait en
effet conduit un audit sur ces études, procédé au remonitorage complet
[vérification de la cohérence entre les données source existantes dans
le dossier patient, avec les données reportées dans le cahier
d’observation afin de s’assurer de l’exactitude des données collectées
dans le cadre de l’essai] de celles-ci et à la déclaration des cas de
pharmacovigilance pertinents. Il est à noter que ces cas déclarés avec
délai ne modifient pas le profil de sécurité des spécialités
concernées ». L’ANSM n’a pas vérifié les déclarations du laboratoire, puisqu’elle a estimé que
« les
faits rapportés par le délateur et la nature des études citées ne
motivaient pas le déclenchement d’une inspection de l’ANSM à court
terme ». Les méthodes qui auraient été employées par le laboratoire
ne poseraient pas de souci dans ce genre d’études, assure l’agence
nationale
[9].
Que fait l’Ordre des médecins ?
Comment vérifier le véritable objectif de ces études
observationnelles ? Une partie de cette mission est déléguée au Conseil
national de l’Ordre des médecins. Ce dernier reçoit une copie de tous
les contrats et doit vérifier qu’elles ne constituent pas des cadeaux
indus, et donc que la rémunération est proportionnée au travail demandé
[10].
Un aperçu de ces données est disponible dans un
rapport
de la Cour des comptes de mars 2016 sur la prévention des conflits
d’intérêts en matière d’expertise sanitaire. 17 009 conventions
d’honoraires ont été transmises au Conseil national de l’Ordre des
médecins (Cnom), en 2014, pour un montant global de 78,9 millions
d’euros. Ces conventions sont d’abord étudiées par les conseils
départementaux de l’Ordre des médecins, avant d’être transmises,
parfois, pour avis, au Conseil national. Sur les conventions qui lui ont
été transmises, le Cnom aurait donné un avis défavorable dans 41 % des
cas en 2014, et 71 % des cas en 2015.
Dans son rapport, la Cour des comptes pointe que ces refus sont justifiés, entre autres, par
« le caractère jugé excessif du montant des honoraires par rapport à la charge de travail demandée au médecin ».
Quelle est la proportion d’études observationnelles parmi ces
conventions d’honoraires ? Quelle est la nature de ces conventions,
leurs montants et les laboratoires qui initient les études ? Le Conseil
de l’Ordre des médecins n’a pas répondu à nos sollicitations.
Des études exigées par les autorités
Les études observationnelles ne sont pas toutes lancées à
l’initiative des laboratoires. Elles sont parfois exigées par les
autorités sanitaires, qui estiment qu’il y a des lacunes dans les
dossiers d’Autorisation de mise sur le marché.
« Au lieu de demander
de nouvelles études, avant la mise sur le marché, les agences du
médicament approuvent sans attendre, et reportent après la
commercialisation une partie de la preuve d’efficacité ou d’innocuité du
produit », explique Anne Chailleu, du Formindep.
Le Comité économique des produits de santé (CEPS), qui fixe le prix
des médicaments en France, peut aussi demander une étude pour justifier
un prix
[11].
« Le
laboratoire est alors doublement gagnant : il obtient une autorisation
au rabais – moins exigeante, moins coûteuse, plus tôt, avec un meilleur
prix – et a de surcroît la possibilité de prendre contact et de
rémunérer les premiers prescripteurs, avec la bénédiction des
autorités ! »
Des prescriptions qui rapportent gros
Faute de transparence, difficile d’identifier l’utilité réelle de ces
pratiques et d’éventuels abus des laboratoires. Une partie des études
peuvent servir à améliorer un traitement ou à déterminer si un
médicament doit toujours être remboursé par la Sécurité sociale, malgré
les soupçons d’incitation à prescrire le produit pour lequel les
médecins seront rémunérés plutôt qu’un autre. Pour des médicaments, qui,
on le voit en Allemagne, ne sont pas toujours classés comme forcément
plus efficaces que des produits déjà existants. Mais qui rapportent gros
aux laboratoires concernés !
Pourquoi Novartis a-t-il dépensé près de 25 millions d’euros auprès
des médecins allemands, entre 2009 et 2014, sur des études intégrant 35
000 patients et portant sur le Lucentis, un traitement contre la
dégénérescence maculaire, une maladie de l’oeil
[12] ?
Peut-être parce que ce médicament qui coûte plus de 740 euros par mois,
avec une durée de prescription de plusieurs mois, permet d’engranger
d’importants bénéfices. 35 000 patients qui achètent au moins une fois
du Lucentis rapporteront 25,9 millions d’euros à Novartis, qui entrent
ainsi dans ses frais pour l’ensemble de l’étude.
En Allemagne, en 2014, le Lucentis a été prescrit plus de 111 000
fois, pour un coût global pour les assurances maladies de plus de 130
millions d’euros
[13].
En France, le Lucentis représente une dépense de 318 millions d’euros
et se place en 4ème place des remboursements de la sécurité sociale en
2014. Sur un autre médicament, l’Entresto, Novartis ne s’en cache pas :
sa nouvelle étude observationnelle
doit lui servir à booster ses ventes.
Un retour sur investissement financé par la Sécurité sociale ?
Autre exemple : quel est l’intérêt pour un laboratoire de proposer à
un hépatologue entre 400 et 1 200 euros pour chaque patient inclus dans
des études observationnelles sur le traitement de l’hépatite C ? Ces
traitements coûtent jusqu’à 39 000 euros par patient, une somme prise en
charge à 100% par la Sécurité sociale française
[14].
De façon générale, ces études pourraient servir à habituer les médecins
à prescrire ces médicaments plutôt que d’autres, et aider ainsi à
assurer une partie des bénéfices des laboratoires. Ni Novartis, à propos
de ses études sur le Lucentis, ni le laboratoire Gilead, qui produit
des médicaments contre l’hépatite C, n’ont répondu à nos questions.
A première vue, en pratiquant ces études observationnelles, les
laboratoires pharmaceutiques dépensent des millions d’euros. Mais le
retour sur investissement est lui-aussi bien réel ! Le coût des études
est-il répercuté sur le prix des médicaments, remboursés par la Sécurité
sociale ? Quoi qu’il en soit, c’est au final l’assurance maladie qui
assure les bénéfices des laboratoires. Alors même que les patients ont
fortement été mis à contribution pour en résorber le fameux « trou »,
notamment à travers une diminution des remboursements de certains
médicaments, touchant souvent les malades les plus précaires.
Quels risques sanitaires ?
L’enjeu de ces pratiques est enfin sanitaire. Les études proposées
par les laboratoires peuvent servir à prolonger les prescriptions de
médicaments dont l’efficacité est parfois faible, si ce n’est nulle.
Quand le médicament n’est pas tout simplement dangereux. C’est ce qu’ont
montré des scientifiques étasuniens dans
un article publié en 2008,
à propos du laboratoire Merck et de son médicament le Vioxx, un
anti-inflammatoire utilisé contre l’arthrite. Officiellement, l’étude
visait à mesurer la sûreté gastro-intestinale de ce médicament par
rapport à son concurrent, le Naproxen. Dans la pratique, des documents
révélés lors d’un procès, et analysés par les scientifiques, montraient
comment l’étude était avant tout un outil de
« marketing présenté comme de la science ».
Au début des années 2000, sous l’effet des nombreuses techniques de
marketing, les ventes de Vioxx ont explosé : elles rapportent plus de
deux milliards de dollars, chaque année, à Merck. Mais en 2004, un
scandale sanitaire explose. Il apparaît que la prise du Vioxx augmente
les risques d’infarctus du myocarde. Rien qu’aux États-Unis, plus de
30 000 personnes sont décédées, après la prise du médicament, sur 20
millions d’utilisateurs.
« Le laboratoire a versé 4,85 milliards de
dollars d’indemnisation sans reconnaître aucune faute, alors qu’il était
au courant dès le début des effets secondaires du médicament », s’insurgent l’euro-député Michèle Rivasi, le pharmacien Serge Rader, et la juge Marie-Odile Bertella-Geffroy dans l’ouvrage
Le racket des laboratoires pharmaceutiques, et comment en sortir [15]. Pourtant, les autorités sanitaires étasuniennes n’ont pas été en mesure de prévenir ce scandale.
L’étude observationnelle lancée par Merck au début de la
commercialisation du Vioxx, en 1999, a donc permis de développer la
prescription d’un médicament présentant des risques vitaux pour les
patients.
« Les objectifs premiers de ces essais destinés à vendre (« seeding trials ») sont dissimulés au public, à la profession médicale et aux membres des instances institutionnelles de contrôle, écrivent les chercheurs dans leur article,
ce
qui les empêche de prendre une décision pleinement informée sur la
balance des bénéfices et des risques pour eux et pour la société. » À
l’image de l’Allemagne, les autorités sanitaires françaises se
décideront-elles enfin à imposer la transparence et une régulation
efficace de ces études observationnelles ?
Rachel Knaebel et Simon Gouin
Photo : CC Jamie
Appel à témoignages :
Sans données d’envergure, documents internes ou témoignages
d’employés, il est difficile d’identifier ces études observationnelles
ayant un but marketing et de comprendre leur fonctionnement. C’est
pourquoi nous lançons un appel à témoignages auprès des médecins, des
professionnels de santé et des employés de laboratoires. Si vous avez
été confrontés à ces études observationnelles, écrivez-nous à
cette adresse. Nous garantissons votre anonymat.
Notes
[1] Les
journalistes de Correctiv ont obtenu ces données, qui concernent la
période 2009-2014, de la caisse d’assurance maladie allemande qui gère
les rémunérations des médecins conventionnés (Kassenärztliche
Vereinigung). Font partie de ces données les informations sur les
médicaments étudiés, leur date de mise en vente, le nombre de patients
observés et le montant des honoraires versés aux médecins par patient.
Voir
ici.
[2] Voir
ici les données concernant Servier.
[3] Ivabradine : précautions renforcées chez les coronariens en raison des risques cardiaques. Revue Prescrire, Juin 2015.
[4] Voir les données
ici.
[5] Voir
ici. Voir les données pour Roche,
ici.
[6] Copaxone, Azilect, Myocet, Tevagrastim, Eoporatio
[7] Le
médecin a la responsabilité de remplir ces données. Il peut cependant
le déléguer à un co-investigateur de son hôpital (un autre médecin, une
infirmière, un attaché de recherche clinique hospitalière). Mais ce
travail ne doit pas être assuré par le laboratoire lui-même.
[9] L’Agence
européenne du médicament évalue actuellement l’étude observationnelle
européenne sur le Nutropin, à laquelle fait partie l’étude du
laboratoire Ipsen.
[10] Les
études observationnelles doivent aussi être déclarées au Comité
consultatif sur le traitement de l’information en matière de recherche
dans le domaine de la santé (CCTIRS) et à la Commission nationale
informatique et liberté (Cnil, en charge de la protection des données
personnelles). Mais elles ne font pas l’objet d’une déclaration à
l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM), « puisqu’elles ne
sont pas interventionnelles », c’est-à-dire qu’elles n’impliquent pas
d’expériences, nous répond le service de presse de l’ANSM.
[12] Voir les données
ici.
[14] En
2014, le Sovaldi, commercialisé par le laboratoire Gilead, a coûté 650
millions d’euros à l’assurance maladie. Son prix, qui varie très
fortement d’un pays à un autre, fait l’objet de fortes controverses.
Lire
ici et
là.
[15] Michèle Rivasi, Serge Rader, Marie-Odile Bertella-Geffroy,
Le racket des laboratoires pharmaceutiques, et comment en sortir,
Éditions Les petits matins, 2015.