D’abord,
un chiffre pour remettre les pendules à l’heure : 91%.
C’est le pourcentage de français qui n’a pas voté pour le FN.
Moins d’un français sur 10 a donné une voix à ce parti. Et
de fait, que le FN soit « le
premier parti de France »
n’est pas en soi le symbole d’une droitisation ou d’une
radicalisation rampante de la société français. C’est le symbole
de la mort de la démocratie représentative, le
signe ultime que celle-ci ne représente plus rien ni
personne.
Hier,
je n’ai pas voté. Je n’irai pas plus dimanche prochain. Ami
votant, je sais que, probablement, tu me méprises, tu as
envie de me hurler dessus, de me dire que c’est honteux, que
des gens sont morts pour que je puisse voter, qu’à cause de
moi le fascisme pourrait s’installer. Je ne t’en veux pas,
j’étais pareil il y a à peine 4 ans.
Les étapes du deuil
Tu
connais peut-être les 5 étapes
du deuil de Elisabeth Kübler-Ross. Ça
n’a pas forcément une grande valeur scientifique, mais ça
permet de schématiser certains mécanismes émotionnels.
Laisse-moi te les énoncer :
1
Déni
2
Colère
3
Marchandage
4
Dépression
5
Acceptation
Ami
votant, je sais déjà que tu as dépassé le stade du déni : tu
sais pertinemment que la démocratie représentative est
morte. Sinon, tu voterais pour des idées qui te
correspondent, tu voterais pour faire avancer la société,
pour donner ton avis sur la direction à prendre. Mais tu ne
fais pas cela : au contraire, tu votes « utile », tu
votes pour faire barrage à un parti, tu votes
pour « le
moins pire ».
C’est déjà un aveu que
le système
est mort.
En
fait, tu oscilles entre les étapes 2 et 3. Entre la colère
envers un système qui se fout de ta gueule, la colère contre
les abstentionnistes qui ne jouent pas le jeu… et le
marchandage. « Allez,
si je vote pour le moins pire, système, tu continues à
vivoter ? Allez, peut-être
que si on vote PS cette fois, il fera une vraie politique
de gauche ?
Allez système, tu veux pas continuer à faire semblant de
marcher un peu si je fais des concessions de mon côté ? Si
je mets mes convictions de côté, tu veux bien ne pas être
totalement lamentable ? »
Encore
une fois, je comprends le principe, j’étais au même point
lors des dernières élections présidentielles. J’appelais les
gens à voter, je critiquais les abstentionnistes qui se
permettaient de se plaindre alors que, merde, ils n’avaient
pas pris la peine de faire leur devoir de citoyen. Je savais
pertinemment que le PS au pouvoir ne ferait aucun miracle, que
fondamentalement rien ne changerait par rapport à l’UMP,
à part à la marge.
Mais il fallait bien choisir
le moins pire. La démocratie représentative
était déjà morte, je le savais. Le vote utile, on nous le
rabâchait depuis avant même que j’ai le droit de vote. Sans
parler du référendum de 2005 où ça sentait déjà fort le
sapin. Mais je n’avais pas terminé mon deuil. Et puis Hollande
est passé.
Les derniers coups de pelle
Je ne
pourrais jamais assez remercier François Hollande.
Il m’a aidé à terminer mon deuil. En
me renvoyant ma voix en pleine figure, en m’appuyant bien
profondément la tête dans les restes
puants et décomposés de notre système politique. Le
quinquennat de François Hollande aura été
la plus parfaite, la plus magnifique démonstration
que le vote est une arnaque et que le pouvoir du peuple est
une immense illusion.
Le
changement, c’est maintenant !
Rappelle-toi, le PS avait tous les pouvoirs en
2012 : la présidence, l’Assemblée, les villes,
les régions… merde, même le Sénat était passé à gauche ! Une
première ! Les types avaient les mains libres et carte
blanche pour tout. Il fallait écouter Copé,
la pleureuse
« profondément choquée »,
nous expliquer l’énorme danger que représentaient ces pleins
pouvoirs. Lutter contre la finance ? Imposer les revenus du
capital comme ceux du travail ? Interdire le cumul des
mandats ?
LOL NOPE
Au
lieu de ça, nous aurons eu la même merde
qu’avant. Parfois en pire.
Course à la croissance alors même que nous produisons déjà
trop pour la planète. Course au plein emploi alors que le
travail est condamné à disparaître (ce qui, je le rappelle,
devrait être une bonne nouvelle). Course à la productivité
alors que les syndromes d’épuisement professionnel se
multiplient et que le mal-être des travailleurs se
généralise. Diminution de ce qu’on nous matraque comme étant
« le coût du travail »
mais qu’un employé sensé devrait comprendre comme « mon
niveau de vie ».
Détricotage méthodique des services publics qui devraient au
contraire être
renforcés.
Nous
n’attendions rien de Hollande,
il a réussi à faire pire. Des
lois liberticides au nom d’une sécurité qu’elles ne
garantiront même pas. Un État d’Urgence à durée
indéterminée. Des militants assignés à résidence pour leurs
convictions. Des manifestations politiques interdites. Des
gamins mis en garde à vue parce qu’ils ne respectent pas une
minute de silence. Heureusement que c’est sous un parti qui
se dit « républicain » que
tout cela se passe, sinon, on pourrait doucement commencer à
s’inquiéter.
Vous
me traitez d’irresponsable parce que je n’ai pas été voter
dimanche ? Moi je me trouve irresponsable d’avoir légitimé
notre gouvernement actuel en votant en 2012. Depuis 2012,
j’ai fait comme beaucoup de monde : j’ai traversé le stade
4, celui de la dépression. À me dire que nous étions
définitivement foutus, que même
lorsqu’un parti qui se disait en opposition totale avec le
précédent se vautrait à ce point dans la même politique
insupportable, il n’y avait plus de solution.
Que la démocratie était morte, et que nous allions crever
avec elle. Ami votant, admets-le, tu as eu la même réaction.
Mais comme toujours, à chaque vote, tu régresses, tu
retournes à l’étape 3, au marchandage, à te dire que
peut-être, on pourra incliner un peu le système en
s’asseyant sur nos convictions.
Moi,
j’ai passé le cap. Je suis à l’étape 5, à l’acceptation. La
démocratie représentative est morte,
point. Que cela soit une bonne chose ou non, l’avenir le
dira, mais le fait demeure : ce système est mort. Tu penses
que retourner à l’étape de marchandage, c’est garder de
l’espoir et qu’accepter la mort de notre système, c’est le
désespoir. Je ne suis pas d’accord. Faire son deuil, c’est
bien. C’est même nécessaire pour passer à autre chose et,
enfin, avancer.
La démocratie est morte, vive
la démocratie !
Tu
remarqueras que je persiste à ajouter « représentative »
quand je parle de mort de la démocratie. Parce que je ne
crois pas que la démocratie elle-même soit morte : je pense
que la démocratie réelle n’a jamais
vécu en France. Le système dans lequel nous
vivons se rapproche plus d’une « aristocratie
élective » : nous
sélectionnons nos dirigeants dans un panel d’élites
autoproclamées qui ne change jamais, là
où la démocratie voudrait que les citoyens soient tour à
tour dirigeants et dirigés. Le simple fait que l’on parle de
« classe politique » est
le déni même de la notion de représentation qui est censée
faire fonctionner notre démocratie représentative : la
logique voudrait que ces politiciens soient issus des mêmes
classes qu’ils dirigent. Attention,
ne crachons pas dans la soupe, notre système est bien mieux
qu’une dictature, à n’en pas douter. Mais ça n’est pas une
démocratie. Je te renvoie à ce sujet à ce
documentaire, J’ai pas
voté, que tout le monde devrait voir avant de
sauter à la gorge des abstentionnistes.
Des
gens sont morts pour qu’on puisse voter ? Non, ils sont morts
parce qu’ils voulaient donner au peuple le droit à
s’autodéterminer, parce qu’ils voulaient la démocratie.
Est-ce qu’on pense sérieusement, en voyant la grande foire à
neuneu que sont les campagnes électorales, que c’est pour
cela que des gens sont morts ? Pour
que des guignols cravatés paradent pendant des semaines pour
que nous allions tous, la mort dans l’âme, désigner celui
dont on espère qu’il nous entubera le moins ? Je trouve ce
système bien plus insultant pour la
mémoire des combattants de la démocratie que l’abstention.
Alors
oui, j’ai fait mon deuil, et ça me permet d’avoir de
l’espoir pour la suite. Parce que pendant que la grande
imposture politicarde se poursuit sur les plateaux-télé,
nous, citoyens de tous bords, essayons de trouver des
solutions. Plus le temps passe, plus le nombre de gens ayant
terminé leur deuil augmente, plus ces gens s’intéressent
réellement à la politique et découvrent des idées nouvelles,
politiques et sociétales : tirage au sort, mandats uniques
et non-renouvelables, revenu de base, etc. Des
solutions envisageables, des morceaux de savoir, de
culture politique… de l’éducation populaire, en somme.
Rien
ne dit que ces solutions fonctionneront, mais tout
nous dit que le système actuel ne fonctionne pas. Et
lorsque ce système s’effondrera, ce sera à ces petits
morceaux de savoir disséminés un peu partout dans la
population qu’il faudra se raccrocher. L’urgence
aujourd’hui, c’est de répandre ces idées pour préparer la
suite. Ami votant, tu as tout à gagner à nous rejoindre,
parce que tu as de toute évidence une conscience politique
et qu’elle est gâchée, utilisée pour te battre contre des
moulins à vent.
Notre
système est un vieil ordinateur à moitié déglingué. Tu peux
continuer d’imaginer qu’en réinstallant le même logiciel (PS ou LR,
choisis ton camp camarade), il
finira par fonctionner. D’autres utilisent la bonne vieille
méthode de la claque sur la bécane (le
vote FN) : on sait bien que ça ne sert à rien et que ça ne
va certainement pas améliorer l’état de l’ordi, mais ça
soulage. Certains imaginent qu’en déboulonnant l’Unité
Centrale et en hackant petit à petit le système, on finira
par faire bouger les choses (la députée
Isabelle Attard est
un bon exemple, personnellement je la surnomme l’outlier, la
donnée qui ne rentre pas dans le modèle statistique du
politicien). Ce n’est pas la pire des idées. On a même parlé
de rebooter la
France. Qui sait, si on arrive à mettre
sur pied une telle stratégie en 2017, possible que je
ressorte ma carte d’électeur du placard. Mais les
plus nombreux, les abstentionnistes, ont
laissé tomber le vieil ordinateur et cherchent juste à en
trouver un nouveau qui fonctionne.
Alors
on fait quoi ? Soyons clairs, je suis comme tout le monde,
je n’ai aucune idée de la manière dont on peut passer à
autre chose, pour instaurer une vraie démocratie. Une
transition démocratique pourrait s’opérer en douceur en
modifiant les institutions petit à petit : tout le monde
aurait à y gagner. Politiciens compris, car l’alternative
est peut-être l’explosion, et
c’est une alternative à l’issue très incertaine. Mais
clairement, nous ne prenons pas la direction d’une
transition non-violente.
Je
continue pour ma part à penser que, comme le disait Asimov,
« la violence est le dernier refuge
de l’incompétence ».
Mais nous constatons chaque jour un peu plus notre
impuissance dans ce système, et les politiciens actuels
seraient bien avisés de corriger le tir avant qu’il ne soit
trop tard. Avant que les citoyens ne se ruent dans ce
dernier refuge.
1.
Je précise : 6
millions de votes FN pour 66 millions de français. Oui, ça
compte les non-inscrits et les mineurs, mais l’image que
j’avais, c’est que si je me retrouve demain dans une foule
lambda en France et que je regarde autour de moi, moins
d’une personne sur 10, aura été un électeur du FN. On est
loin de la vague bleue marine annoncée…
2.
Mon
« ami votant » n’est pas à prendre sur un ton condescendant
: je suis réellement amical ici, parce que je
pense que nous sommes dans le même bateau. Désolé si le ton
peut paraître hautain, ce n’est pas l’intention
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