dimanche 18 mai 2014

« Not in my name ! »,



Not in my name !
Anselm Jappe*

 Dans une des Histoires de Monsieur Keuner de Bertolt Brecht, intitulée 
« Mesures contre la violence », Keuner raconte ceci : « Un beau jour, au temps de l’illégalité,
M. Egge qui avait appris à dire non, vit venir chez lui un agent, qui présenta un 
certificat établi par ceux qui étaient les maîtres de la ville, et sur lequel était écrit
 que toute demeure dans laquelle il posait le pied devait lui appartenir
 ; de la même façon, toute nourriture qu’il désirait devait lui appartenir, et tout homme 
qu’il apercevait, devrait devenir son serviteur. L’Agent s’assit sur une chaise, 
réclama à manger, fit sa toilette, se coucha et demanda le visage tourné vers le mur : 
‘‘ Vas-tu être mon serviteur ? ’’ M. Egge le couvrit d’une couverture, chassa les mouches, 
veilla sur son sommeil, et comme ce jour-là il lui obéit pendant sept années. 
Mais quoi qu’il fît pour lui, il y eut une chose qu’il se garda bien de faire : 
c’était de dire un mot. Lorsque les sept années furent passées, et que l’Agent 
fut devenu gros à force de manger, de dormir et de donner des ordres, l’Agent mourut. 
Alors M. Egge l’enveloppa dans la couverture tout abîmée, le traîna hors de la maison, 
nettoya la couche, passa les murs à la chaux, respira profondément et répondit : ‘‘ Non ! ’’ »

Je n’ai jamais voté de toute ma vie. J’ai même été arrêté à 17 ans par la police pour avoir fait 
de la propagande anti-électorale devant un bureau de vote. Je ne réussis pas à comprendre 
ceux qui prétendent être « critiques », « révolutionnaires », ou « contre le système » et qui 
vont quand même voter. Les seuls électeurs que je comprenne, ce sont ceux qui votent pour 
leur cousin ou pour quelqu’un qui leur procurera un logement social.
Il est vrai que, même si l’on déteste l’argent, on ne peut pas actuellement renoncer à son 
usage, et même si on critique le travail, on est généralement obligé d’en chercher. 
Mais personne n’est obligé de voter, ni d’avoir la télévision. Parfois on est forcé de se taire, 
mais on n’est jamais obligé de dire : « Oui, patron ».
Peut-on voter sans y croire, en considérant seulement la toute petite différence 
qui pourrait quand même exister entre le candidat X et la candidate Y, 
entre le parti des bonnets blancs et le parti des blancs bonnets ? 
Les candidats, les partis et les programmes me semblent tous égaux. 
Mais si c’est ainsi, me dira-t-on, pourquoi ne pas participer aux élections avec un 
programme différent, ne serait-ce que pour attirer l’attention du public, 
avoir un représentant au conseil communal ou au Parlement, se faire rembourser 
les frais de propagande ? Cela a mal tourné pour tous ceux qui s’y sont essayés, même à l’échelle locale. « Qui mange de l’Etat, en crève », disait Gustav Landauer, qui a payé de sa vie sa participation à une tentative de changer 
réellement les choses, au lieu d’aller voter. La machine politique broie ceux qui y participent.
 Ce n’est pas une question de caractère personnel. Bakounine disait fort judicieusement : 
« Prenez le révolutionnaire le plus radical et placez-le sur le trône de toutes les Russies 
ou conférez-lui un pouvoir dictatorial – avant un an, il sera devenu pire que le tsar. »
Mais il existe quand même une différence, m’objectera-t-on, sinon entre Hollande et Sarkozy,
 au moins entre Mélenchon et Le Pen ! S’il n’y avait que ceux-ci au deuxième tour, et si tout 
dépendait de ton vote ? Tu irais quand même empêcher le pire, rien que pour sauver 
quelques immigrés de la déportation ! – D’abord, il est ridicule d’évoquer de telles 
improbabilités, comme on le faisait en 2002 pour pousser le troupeau vers les bureaux 
de vote. Et l’ennemi, c’est toujours l’électeur : le problème n’est pas Le Pen ou Berlusconi, 
mais les millions de Français ou d’Italiens qui les aiment parce qu’ils les trouvent semblables
 à eux.
Ensuite, la question est mal posée. Dans les dernières décennies, des représentants 
de la gauche, voire de la gauche communiste ou radicale, ont participé à de nombreuses 
expériences de gouvernement, dans le monde entier. Nulle part ils n’ont rechigné à mettre 
en œuvre les politiques néo-libérales, même les plus féroces ; souvent ce sont eux qui en 
ont pris l’initiative. Je ne connais pas un seul cas d’un membre de la gauche au pouvoir qui a 
démissionné en disant qu’il ne pouvait pas suivre une telle politique, que sa conscience le lui interdisait. Ceux qui sont capables de scrupules semblables ne seront pas même proposés aux élections cantonales par leurs collègues 
de parti.
Cependant, la corruption exercée par le pouvoir, le goût du privilège, l’ambition ne 
constituent que le niveau le plus superficiel de la question. Le véritable problème, 
c’est que nous vivons dans une société régie par le fétichisme de la marchandise, et dans 
la « politique » comme dans l’ « économie », il n’existe aucune autonomie des personnes, 
aucune marge de manœuvre. Si une autonomie existe, elle existe hors de la politique 
et de l’économie, et contre celles-ci. On peut, dans une certaine mesure, refuser de participer
 au système, mais on ne peut pas y participer en espérant l’améliorer.
Les « masques », comme Marx appelait les acteurs de la société capitaliste, ne sont pas
 les auteurs du scénario qu’ils sont appelés à jouer. Ils ne sont là que pour traduire en réalité
 les « contraintes du marché » et les « impératifs technologiques ». Pourquoi alors s’étonner
 que ceux qui veulent « jouer le jeu », une fois qu’ils sont arrivés à ce qu’on appelle très 
injustement « le pouvoir », ne font qu’être « réalistes », concluent des alliances avec les pires
 salauds et s’exaltent pour chaque petite victoire obtenue en échange de dix saloperies 
qu’ils ont dû accepter en même temps ? Et est-ce que vous vous souvenez de ceux qui 
étaient convaincus que des femmes, ou des noirs, ou des homosexuels déclarés en politique 
auraient fait une politique « différente » ?
Il y avait effectivement de bonnes raisons pour préférer la démocratie bourgeoise au 
stalinisme ou au fascisme. Mais Hitler n’a été arrêté par aucun « vote utile ». 
C’est sûr que ce n’est pas avec le bulletin de vote qu’on évitera le pire, bien au contraire. 
« Elections, piège à cons », criait-on dans la rue en 1968. 
Dans les urnes, c’était toujours le Général qui gagnait.

Texte paru dans la revue française Lignes, n°37, février 2012, pp. 85-88.

*Philosophe, auteur de divers ouvrages dédiés à la critique de la valeur, et notamment 
de « Guy Debord. Essai » (Denoël), « Les Aventures de la marchandise » (Denoël), 
« Crédit à mort. La décomposition du capitalisme et ses critiques » (Lignes)


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