Thierry Ribault*
L’idéologie qui fonde la société nucléaire, dont se sont dotés
les défenseurs en profondeur du nucléaire et à laquelle les populations
se soumettent, est organisée autour de la déréalisation de la
perception du monde. Elle fait le choix, quand elle le juge nécessaire,
d’annihiler la vie au nom de l’intérêt national et de déposséder
les individus de leur propre existence et de leur liberté au nom d’un
supposé intérêt collectif servant de paravent à des intérêts industriels
supérieurs. Pour ce faire, cette idéologie légitime et organise la
coexistence d’une technologie des plus avancées, avec une profonde
régression de la conscience.
Je qualifie cette idéologie de national-nucléarisme, car lorsque
la vérité est scandaleuse, les mots trop légers en viennent à falsifier
la réalité des souffrances qu’ils nomment. Les sept principes
sur lesquels repose le national-nucléarisme sont ici présentés, à partir
de l’observation de l’administration du désastre inachevable de
Fukushima, qui marque une étape nouvelle du progrès dans la morbidité.
PREMIER PRINCIPE – RENDRE TOUS LES RISQUES
ACCEPTABLES
Visant à réduire à néant une loi humaine qui veut que, paradoxalement,
les contextes d’insécurité seuls permettent aux populations
de penser, de décider et d’agir avec une relative liberté d’esprit,
les autorités japonaises, encouragées par les experts de l’AIEA
à « accroître leurs efforts de communication relative à l’acceptabilité
d’une dose allant de 1 à 20 millisieverts par an »1, ont établi en
pierre de touche une sécurité aux allures d’inhumanité. Donnant une
funeste résonance à la formule de Walter Benjamin selon laquelle
« le prix de toute force, c’est vivre dans un blindé », cette survie en
zone contaminée, présentée, dans un premier temps, comme « transitoirement
» vivable, est dans les faits, à court comme à long terme,
invivable, bien que recommandée par ceux qui prennent soin de laisser
aux autres le risque de l’expérimenter.
* Chercheur au CNRS
1 Kyodo, 21 octobre 2011.
51
Raison présente
52
Afin de soumettre les populations à l’inacceptable, les administrateurs
du désastre ne reculent devant rien. Ainsi, en guise d’explication
aux cent suicides liés au désastre nucléaire dans les départements
de Fukushima, d’Iwate et de Miyagi, entre juin 2011 et août
2013, parmi les personnes habitant des logements provisoires, on
met en cause « la charge nerveuse que provoque l’allongement de
la période de refuge loin du pays natal »2. En attendant leur retour
prescrit au « pays natal », et ramenés à l’état de tragiques dépressifs,
les habitants seront soulagés de pouvoir faire appel à des cellules de
protection contre le suicide, pompeusement baptisées, dans le flot
des grandes ambitions qui suivent les désastres, « Centres de soin
pour l’esprit ».
Cette métaphysique heideggérienne peine à masquer la planification
morbide, pourtant clairement énoncée dès décembre 2011,
ayant conduit au choix d’un seuil de 20 millisieverts par an « autorisant
» le retour des 210 000 personnes en situation de refuge. Selon
un ministre ayant participé aux réunions préparatoires à l’époque,
un seuil à 5 millisieverts – qui a prévalu à Tchernobyl – aurait impliqué
l’évacuation d’une grande partie des deux plus grandes villes du
département, Fukushima et Koriyama, plus de 300 000 habitants
chacune, « rendant impossible le fonctionnement du département »,
sans compter « les inquiétudes relatives aux dédommagements supplémentaires.
»3
Voici donc confirmé ce que la catastrophe de Tchernobyl
avait déjà permis d’établir : tous les risques sont acceptables quand
on fait en sorte de ne pas laisser à ceux qui les prennent la possibilité
de les refuser.
SECOND PRINCIPE – NIER LES EFFETS SANITAIRES
DE L’IRRADIATION
Afin de nier les effets réels des radiations sur les formes de vie
– notamment ceux des doses dites « faibles » – les avancées scientifiques
ayant établi l’existence de relations entre irradiation et cancers
sont écartées et l’on retombe dans le doute, là où l’on avait, en réalité,
des certitudes.
S’inscrivant dans cette fabrication de l’ignorance, des
« experts internationaux » en colloque à Fukushima4, avant tout
2 Fukushima Minpo, 13 octobre 2013.
3 Asahi, 25 mai 2013.
4 Nippon Foundation International Expert Symposium : « Radiation and
Health Risks », September 11-12, 2011, Fukushima.
Le désastre de Fukushima
53
soucieux d’effacer les traces de la destruction, livrent les messages
scientifiques suivant : les effets des radiations à faible dose sur la
santé physique sont nuls ou négligeables ; les seuls problèmes sont
ceux qu’engendre une peur excessive de la radioactivité ; seule une
adaptation des populations et une communication correctement
menée par des experts peuvent désamorcer les risques psychiatriques
liés à une mauvaise compréhension de la situation. La priorité est
donc d’aider les habitants de Fukushima à « faire disparaître l’épuisement
émotionnel lié aux craintes à l’égard des radiations », qui
« rongent le moral des gens » affirme Yôhei Sasakawa, président
de la Nippon Foundation, fondation privée, d’extrême droite, finançant
l’événement5.
Tandis que pour Kazuo Sakai, du National Institute of
Radiological Sciences, « il n’existe pas de remède unique et simple
contre la radiophobie », la psychiatre Evelyn Bromet considère « la
méfiance envers les autorités comme un facteur de risque pour la
santé mentale », dessinant clairement la nature du projet psychiatrique
mobilisé à Fukushima : soigner la perte de confiance des individus
envers l’autorité par laquelle ils « s’imaginent » avoir été trompés
et « normaliser la situation. » On s’interroge sur le sort de ceux
qui s’entêteront à ne pas recouvrer leur confiance.
De son côté, le physicien sud-coréen Jaiki Lee appelle de ses
voeux « une réforme de la perception du public qui doit apprendre
à vivre avec le nucléaire », considérant que « la curiosité tue » bien
davantage que les radiations.
Empêcher la connaissance des souffrances qu’il engendre, tel
est bien l’un des objectifs avoués du national-nucléarisme.
TROISIÈME PRINCIPE – METTRE LA SCIENCE
AU SERVICE D’UNE FAUSSE CONSCIENCE
Le national-nucléarisme donne crédit à une science d’ascenseur,
fondée sur les renvois entre ses protagonistes, avec, pour principale
visée, l’accès optimisé à de non moins ascendantes carrières.
Il est à la science, ce que la musak est à la musique : un ersatz apparemment
insignifiant, aux finalités répressives.
5 La Nippon Foundation a été créée par Ryôichi Sasakawa, accusé de crime
de guerre de rang A, jamais condamné puis libéré en 1948, se définissant
comme « le fasciste le plus riche du monde », fondateur avec le Révérend
Moon et Tchang Kaï-Chek, de la Ligue anticommuniste mondiale (WLAC).
Ses liens avec les yakuza sont notoires.
Raison présente
54
De fait, on a vu, à travers l’exemple du désormais trop fameux
professeur Yamashita, médecin promptement nommé dès le 19 mars
2011 « conseiller pour le risque » au Département de Fukushima,
puis le 27 mai 2011 à la tête de l’« Enquête de gestion sanitaire de la
population » menée par l’Université de médecine de Fukushima, et
défenseur zélé de l’innocuité du rayonnement en-deçà de 100 millisieverts
par an, conseillant à chacun de « sourire pour faire face aux
radiations », combien certains scientifiques savent opportunément
mettre en oeuvre la règle de l’incertitude en cascade, selon laquelle
on est toujours en situation incertaine dans un monde d’information
incomplète, et de carrières complètement assurées.
Livrant les résultats de ses recherches avant même de les avoir
menées, le propre d’une telle science est aussi de jouer une partition
sans surprise. Ainsi, l’enquête précitée visait avant tout à « calmer
l’anxiété des populations » et convaincre ceux qui doutent, que
« l’on peut supposer que l’impact sanitaire de l’accident nucléaire de
Fukushima est très mineur », début difficile pour lancer une enquête
se voulant scientifique.
Quand on sait que la même science affirme de manière tout
aussi péremptoire qu’il est beaucoup trop tôt pour conclure quoi
que ce soit des 58 cas de cancer de la thyroïde parmi les enfants
du département de Fukushima au 12 novembre 2013, on comprend
combien, pour les fossoyeurs de vérité adeptes de la cartomancie, s’il
est toujours trop tôt pour conclure sur le présent, il ne l’est jamais
assez pour prévoir l’avenir.
Pour le radiobiologiste Keith Baverstock, ancien responsable
du programme de protection contre les radiations au bureau européen
de l’OMS, une telle « imposture » renvoie à la transformation
de nombre de scientifiques en experts qui, sous couvert de s’inscrire
dans le consensus établi par leur « communauté », évitent de véritables
confrontations scientifiques avec leurs « pairs »6.
Enfin, caractéristique plus prosaïque, les ascensionnistes présentent
des « trous de mémoire ». Ainsi découvrait-on, en novembre
2013, qu’au moins dix universitaires ayant collaboré avec l’Autorité
de régulation nucléaire dans le cadre de commissions portant sur
les règles de sécurité ou sur le désastre de Fukushima, n’ont jamais
déclaré les fonds publics et privés qu’ils ont reçus pour mener à bien
leur expertise, en toute indépendance. L’un d’entre eux confiait
« avoir déclaré uniquement ce qui correspondait aux catégories pro-
6 Journées « Protéger et soumettre à Fukushima » 15, 16 oct. 2013, Maison
franco-japonaise, Tôkyô.
Le désastre de Fukushima
55
posées », tandis qu’un autre a omis de déclarer ses subsides parce
que « cela lui est sorti de l’esprit. »7
Loin d’être une science devenue folle, la science d’ascenseur est
une force politique profitant du discrédit jeté sur l’État, les médias et
les scientifiques eux-mêmes, pour mieux exalter ses experts patentés
et ceux qui les financent. Elle n’est pas en « conflit d’intérêts », mais
en confluence, voire en identité d’intérêts avec ceux qui l’actionnent.
C’est une vraie science, au service de la fausse conscience du national-
nucléarisme.
QUATRIÈME PRINCIPE – FAIRE DE CHACUN
LE CO-GESTIONNAIRE DE L’ADMINISTRATION
DU DÉSASTRE ET LE RESPONSABLE DE SA PROPRE
DESTRUCTION
À Fukushima, les experts appellent chacun et chacune à prendre
part à une « culture pratique radiologique » et à se faire acteur
de sa propre protection.
C’est toute l’ambition de l’initiative « citoyenne » Ethos in
Fukushima, qui, sous l’égide de la Commission internationale de
protection radiologique (CIPR) et de ses « Dialogues », et dans le
pacte de l’ignorance auquel elle propose de souscrire au nom du primat
de « la vie quotidienne », demande à la population de devenir
« partie prenante » de son irradiation, le tout dans un élan populiste
nourri de « responsabilisation » et d’« empowerment ».
La liturgie de ce programme repose sur plusieurs idées clés
déjà ressassées à Tchernobyl. « L’essentiel, c’est d’optimiser les
doses » nous dit Jacques Lochard, un des grands prêtres d’Ethos,
membre de la CIPR. « On ne va pas évacuer contre leur gré, ajoute-
t-il, des centaines de milliers de personnes pour les protéger d’un
risque minime (…). Cela ne veut pas dire que toutes les personnes
vont être exposées en moyenne à 20mSv (…). Seul un petit nombre
dépassera ce chiffre. »8 À charge pour chacun de connaître les bonnes
prières à dire pour ne pas se trouver parmi le « petit nombre » en
question.
Ainsi, à la question centrale : « Comment maintenir la vie
dans des conditions décentes ? », la réponse est : « Par les actions
d’auto-protection. »
7 Japan Times, 9 novembre, 2013.
8 Figaro, 17 juin 2011.
Raison présente
56
« Pour être efficace » – c’est-à-dire maintenir la radiation à un
niveau compatible avec une minimisation des perturbations sociales
et économiques –, il faut établir un « pluralisme des sources de
mesure afin de s’assurer de la confiance de la population dans les
résultats », et « développer un langage commun entre les parties prenantes
impliquées ». « Les résidents deviennent des co-acteurs de la
gestion de la situation aux côtés des autorités expertes et des professionnels
: c’est la meilleure manière d’éviter le stress. Le contrôle de
la radiation au niveau local est la clé du succès. »9
Instituant une banalisation cognitive autant que physique de
la radiation, cette affirmation naïve de la raison subjective, en pure
parodie oecuménique de la démocratie « participative », en vient à
faire des victimes d’une avarie nucléaire de niveau sept, les parties
prenantes de leur mort probable, au nom de la quête d’une improbable
harmonie. Mourir, peut-être, mais responsables, unis et sereins.
En droite ligne de cette mise en auto-expérimentation planifiée,
qui n’est rien d’autre qu’un conditionnement par la mort, et
constatant que les mesures aériennes de radioactivité effectuées par
les pouvoirs publics aboutissent à des résultats supérieurs à ceux
fournis par les compteurs Geiger des habitants, l’Autorité japonaise
de régulation nucléaire appelle désormais les populations à faire
leurs propres mesures10. Des dosimètres permettant de « corréler les
déplacements quotidiens aux doses reçues » vont être distribués –
chacun pouvant ainsi « prendre des décisions relatives à sa réduction
de dose et à sa gestion sanitaire »11 –, procurant accessoirement
aux autorités un accès direct et individualisé aux données collectées.
Seront mobilisés des « communicateurs chargés d’expliquer aux
habitants l’acceptabilité des seuils de radiation dans le but de mettre
fin à leurs inquiétudes.»
En confiant l’administration du désastre à ceux qui en subissent
le plus directement les conséquences, l’autogestion, dans une
situation où les autorités publiques et les experts restent les maîtres,
autrement dit le principe qui consiste à rendre coupable celui qui
souffre, garantit une circulation efficace des injonctions et des ordres
jusqu’à leurs destinataires, tout en nourrissant chez eux l’illusion de
participation qui fonde le refoulement de leur soumission.
9 Ibid. note 4.
10 Asahi, 10 novembre 2013.
11 Asahi, 21 novembre 2013.
Le désastre de Fukushima
57
CINQUIÈME PRINCIPE – FAIRE DE LA TECHNOLOGIE
NUCLÉAIRE UNE FORCE SOCIALE PLUS PUISSANTE QUE
L’ASPIRATION À LA LIBERTÉ
La soumission, au nom de la sécurité de tous, à l’ordre
nucléaire est d’autant plus préférable à la liberté qu’elle est indiscutable,
et vice versa. Donnons-en deux illustrations à partir d’évolutions
législatives récentes.
Un amendement à la « Loi fondamentale sur l’énergie atomique
» de 1955, discrètement adopté le 20 juin 2012, précise que
désormais « la politique de l’énergie nucléaire du Japon doit contribuer
à la sécurité nationale ».
Pour Michiji Konuma, physicien à l’université Keio, cette
mention entre en complète contradiction avec la clause d’utilisation
pacifique du nucléaire : « le nouveau texte comble un vide dans la
constitution japonaise, qui autorise le pays à se défendre avec des
armes dont la nature n’est pas clairement définie », et désormais
« les moyens militaires nucléaires peuvent être mobilisés pour défendre
la sécurité nationale. »12
Selon un haut fonctionnaire13, il s’agit, en outre, de garantir
une légitimité à l’existence du centre de stockage, de retraitement et
d’extraction de plutonium et de fabrication de MOX de Rokkasho,
chaîne de retraitement construite en partenariat avec AREVA à partir
de 1993, qui n’est jamais entrée en fonction, et qui est sur le point
de l’être14. Seule l’utilisation de l’infrastructure de Rokkasho à des
fins militaires garantirait la pérennité de ce petit bijou de 20 milliards
d’euros, dont le coût de démantèlement est estimé à 80 autres
milliards : en effet, aucun réacteur ne peut à ce jour accueillir au
Japon le plutonium séparé qui y serait produit.
La capacité de retraitement du site de Rokkasho permettrait
de produire annuellement une quantité de plutonium séparé
de 8 tonnes, suffisante pour fabriquer 1 000 bombes atomiques. Le
Japon détenant déjà de quoi fabriquer 5 000 têtes nucléaires, l’amendement
précité constitue une étape supplémentaire dans le processus
de normalisation de sa nucléarisation militaire, de facto déjà existante.
La pulsion liberticide du national-nucléarisme s’affirme
également par l’adoption de la « Loi de protection du secret spécial
d’État » le 6 décembre 2013. Elle autorise l’extension du délai
12 Asahi, 17 août 2012.
13 Mainichi, 26 juin 2012.
14 Mainichi, 8 janvier 2014.
Raison présente
58
d’inaccessibilité de « tout type d’information interne au gouvernement
relative à la sécurité nationale » au-delà de 60 ans, tout contrevenant
étant passible d’une peine de 5 à 10 ans de prison. En cas de
procès, le gouvernement peut fonder son accusation sur des « preuves
indirectes », se donnant ainsi la possibilité de juger les prévenus
sans qu’ils aient connaissance du délit dont ils sont accusés.
Selon cette loi – en voie d’être complétée par un autre dispositif
législatif permettant de punir les « infractions de conspiration »
– contre laquelle ont eu lieu de nombreuses manifestations qualifiées
d’« actes de terrorisme » par Shigeru Ishiba, secrétaire général du
Parti libéral démocrate15, et qu’Akira Kurihara, politiste de l’université
Rikkyo, dénonce comme « équivalant à la loi d’habilitation sous
l’Allemagne nazi, visant à contrôler toutes les informations »16, tout
élément relatif à la sûreté des centrales nucléaires et aux conséquences
d’un accident sur les populations, relève désormais de la diplomatie
étrangère, de l’anti-espionnage et de la lutte anti-terroriste.
Ce qui inquiète la directrice de l’ONG Access-Info Clearinghouse
Japan, selon qui, en cas de désastre nucléaire, « nous n’aurons aucun
moyen nous permettant de confirmer comment de telles crises nous
affectent. »17
Se voulant rassurant, le gouvernement japonais envisage de
se laisser la possibilité de « déclassifier en urgence les informations
utiles à la population » en cas de catastrophe. Une telle marge de
manoeuvre est toutefois d’autant plus illusoire que, selon une étude
récente, « il est pratiquement impossible pour l’ensemble des habitants
vivant près d’une centrale nucléaire, d’évacuer suffisamment
rapidement pour éviter l’exposition au rayonnement suite à un accident
»18. Cinq jours et demi seraient nécessaires pour évacuer les
1 067 000 de personnes vivant dans un rayon de 30 km autour de
la centrale de Tokai, située à 110 km de Tokyo dans le département
d’Ibaraki, et il faudrait six jours pour évacuer les 740 000 personnes
vivant à proximité de la centrale de Hamaoka, située à 200 km de
Tokyo dans le département de Shizuoka.
Par sa militarisation fatale, son chantage sécuritaire et son
administration discrétionnaire de l’oubli, le national-nucléarisme
ne se contente pas de restreindre la liberté, il attise la peur que les
gens en ont, au point qu’ils la stigmatisent et la fuient. Dans le même
élan, il démocratise une forme de liberté utile, qui sert à compenser
15 Mainichi, 1er décembre 2013.
16 Mainichi, 30 novembre 2013.
17 Mainichi, 13 novembre 2013.
18 Mainichi, 14 janvier 2014.
Le désastre de Fukushima
59
le renforcement du gouvernement qui la permet et les institutions
qui la dispensent et l’organisent.
SIXIÈME PRINCIPE – TRAVAILLER À LA GRANDE
INVERSION DU DÉSASTRE EN REMÈDE
Quand on présente le nucléaire, non plus comme la cause des
désastres qu’il engendre, mais comme leur remède, on opère une
grande inversion. On attend des gens concernés qu’ils soient des
contaminés satisfaits. Shinichi Niwa, responsable du volet psychiatrique
de l’« Enquête de gestion sanitaire », rappelle ainsi que « les
gens peuvent se sentir en sécurité lorsqu’ils exécutent eux-mêmes
les travaux de décontamination plutôt que de les laisser faire par
d’autres. »19
Invitant chacun à s’introjecter l’agression, à vivre la (dé)
contamination librement comme si elle était sa propre vie, et administrant
le désastre comme on administre un médicament, le décontamino-
thérapeute poursuit : « Il est très important, pour calmer la
peur, d’être exposé aux radiations. » L’homme fort, qui paie sa force
d’un plus grand éloignement de la nature, doit ainsi éternellement
s’interdire toute angoisse. En retournant le sens même de la catastrophe
et en la confondant avec le risque maximum, qui devient l’objet
de toutes les tentatives de maîtrise, un tel gouvernement, par la
confiscation de la peur, anéantit la liberté d’avoir peur qui renvoie,
pour une population, à la capacité d’éprouver une peur à la mesure
du danger qui pèse sur elle, de ressentir l’angoisse qu’il faut ressentir
pour parvenir à s’éloigner de ce danger, se mettre à l’abri, et se libérer.
Dans la société nucléaire, le cycle de production énergétique
est désencastré des relations sociales. Il n’est plus l’auxiliaire de la
société, mais devient au contraire un système auto-régulateur où les
formes de vie, sociales, économiques et biologiques, sont guidées
voire programmées et où tout est transformé en risque. Dès lors, une
part croissante des activités humaines consiste à se concentrer sur
la « gestion » de ce risque, qui importe avant tout, la vie sociale,
économique et biologique étant censée s’adapter à ce mouvement, et
l’éthique se réduisant à un processus de calcul probabiliste, de choix
rationnels et d’acceptabilité.
Dans un tel régime d’inversion du désastre en remède, les
indiscutables – en tout cas indiscutés – « montées d’un cran technologique
» et « renforcements des dispositifs de sécurité », engendrent
19 Mainichi, 26 mars 2012.
Raison présente
60
de nouveaux problèmes sociaux et humains plus rapidement qu’ils
ne parviennent à résoudre les précédents, et voilent une montée en
désastre dans laquelle, sous couvert de résilience, plus on casse, plus
on soigne et plus il faut casser. Ce faisant, le désastre devient un
opium et une nécessité « vitale ».
Le national-nucléarisme fait du nucléaire et de ses catastrophes,
oeuvres de l’homme, des réalités naturelles. Il est cette pathologie
de la conscience qui nous interdit de penser le nucléaire et ses
catastrophes, pour mieux nous faire penser à travers eux. Dans ce
régime, ils ne sont plus objets de pensée, mais ce qui conditionne la
pensée.
SEPTIÈME PRINCIPE – NIER L’HOMME EN TANT
QU’HOMME
Le national-nucléarisme, qui marque une étape dans l’histoire
industrielle, nie l’homme en tant qu’homme. Il l’anéantit réellement
et de manière programmée, comme matière première ou comme
résidu.
Il achève de sceller l’unité inextricable de la soumission et
de la protection dans les sociétés industrielles et fait de cette unité
une nécessité objective contre laquelle chacun se croit impuissant.
Le désastre de Fukushima apporte la preuve criante que la part de
soumission gigantesque qu’implique désormais la citoyenneté ne
garantit en retour que d’une protection feinte. Il en va désormais des
hommes comme des cuves de stockage des eaux contaminées : on
connaît leur durée de vie, mais on parie sur une relative élasticité de
leur résistance, les uns comme les autres n’étant rien de plus que des
ressources à disparition programmable, en attente de remplacement.
Populations comme travailleurs ne livrent pas une bataille, mais sont
livrés à la bataille tels des mécanismes inanimés. Les hommes, ces
atomes sociaux, deviennent du matériel, comme la nature tout entière
devient du matériel pour la société. Le recours aux couches les
plus refoulées de la population, pour alimenter le vivier des 50 000
travailleurs ayant jusqu’à présent contribué à la gestion des dégâts à
Fukushima, témoigne de cette adaptation.
L’indifférence de l’humanité à la mort – devenue contribution
au mouvement de la vie –, ainsi qu’à chacun de ses membres, permet
d’organiser d’autant plus scientifiquement une destruction-sélection
biologique assurée consciemment par la volonté sociale. Le manque
d’égard pour l’individu, devenu un obstacle, facilite le travail
d’administration du désastre par les sujets eux-mêmes. À charge aux
Le désastre de Fukushima
61
« Centres de soin pour l’esprit » que l’on a ouverts récemment à
Fukushima, de s’occuper du fardeau de l’âme.
Jacques Lochard, consultant précité en métaphysique
nucléaire post-accidentelle, adresse le message suivant aux gens de
Fukushima : « La vie est plus forte que la mort (…) ceux qui sont
passés par une telle expérience ont quelque chose de plus en eux. Ils
sont plus forts. » La vie est dure, mais cette dureté la rend magnifique
et saine, nous dit en substance cet amateur de sang froid, dont le
pathos justifie le monde qui le rend nécessaire.
Se faisant un point d’honneur à regarder en face la souffrance,
avec virilité, et l’admettre, quoi qu’il dût en coûter, le nationalnucléarisme
tente de nous faire accepter, dans son élan de destructivité
profitable, que l’on puisse créer la vie à partir de la mort. Selon
cette pseudo-ontologie qui aggrave la maladie, c’est le désastre qui
ferait l’homme, et non plus l’inverse.
Toutefois, les administrateurs ne recommandent pas une liquidation
pure et simple de l’humanité : ils flirtent avec sa déshumanisation.
Ils préparent chacun à la mort, socialement utile et devenue
elle-même instrument de répression, introduisant ainsi un élément
de capitulation et de soumission, et réconcilient les gens avec l’idée
que mourir avant qu’ils veuillent et qu’ils doivent est désormais
non seulement hautement probable, mais fait partie de la marche
de la civilisation. Ils aspirent à une humanité mise au pas, prenant
sur elle ce que chacun devrait être capable, à terme, de prendre sur
soi. L’individu endurci est ce qu’il y a de meilleur dans une société
endurcie. Figer sur place le Novhomme, cet homme robuste dont
on attend qu’il soit, sous peu, apte à vivre en territoire contaminé,
moyennant quelques sauts technologiques en matière de remédiation
et quelques adaptations socio-psychologiques et génétiques, tel
est l’objectif.
C’est pourquoi, constatant que les victimes d’affections psychopathologiques
consécutives à une catastrophe présentent souvent
des prédispositions aux troubles mentaux et des traumatismes
antérieurs à celle-ci, Craig Katz, psychiatre à l’Icahn School de New
York, recommande, prévoyant, de « rendre la population mentalement
plus saine avant la catastrophe, de manière à ce qu’elle soit
mieux préparée lorsque survient cette dernière. »20 Ainsi, « l’exercice
physique, la capacité active à faire face, l’attitude positive, les boussoles
morales telles que la spiritualité, le soutien social et la flexibi-
20 FMU-IAEA International Academic Conference, « Radiation, Health,
and Society », November 21-24, 2013, Fukushima.
Raison présente
62
lité cognitive », constituent autant de « facteurs de résilience » permettant
d’atténuer les effets traumatiques d’un désastre nucléaire.
Les administrateurs du désastre rêvent, en outre, d’« une
médecine qui rendrait les cancers aussi bénins qu’une grippe » pour
reprendre les voeux de Patrick Momal, économiste à l’Institut de
radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). Ainsi « le coût de l’accident
nucléaire s’effondrerait » car « l’aversion pour le cancer joue
un rôle tout à fait essentiel dans l’ampleur de ce coût », notamment
à cause des « effets d’image qui sont très lourds », tels que « l’impact
sur le tourisme » ou sur « les exportations agricoles »21. Plus délicat,
Jacques Repussard, directeur du même organisme d’expertise publique
en communication nucléaire, rappelle avec sensibilité, combien
« une catastrophe nucléaire ne se représente pas nécessairement par
un nombre de morts mais par l’abandon de longue durée de territoires
auxquels les populations sont attachées, par des valeurs sentimentales,
sociologiques et économiques », « la perte de territoire »
étant « l’une des caractéristiques les plus insupportables d’un accident
nucléaire. »22
Le défi auquel le national-nucléarisme est confronté, consiste
donc à rendre le cancer moins violemment antipathique afin d’inverser
le sentiment de répulsion à son égard, qui incite à se détourner
du danger, largement imaginaire, de l’énergie nucléaire et de ses
avaries. Au fond, dans ce rêve d’un homme achevé, si la mort disparaissait,
la vie irradiée à moindre coût pourrait enfin régner en toute
sérénité.
Pourquoi chercher à empêcher le cancer puisque l’on finira
bien par le vaincre médicalement ? Gerry Thomas, directrice de
la Chernobyl Tissue Bank à Londres, financée par une des « tentacules
» de la Nippon Foundation précitée, tranche le débat :
« Finalement, le cancer de la thyroïde est facilement soigné, et le
Japon a à sa disposition des tests et des options de traitement très
efficaces. » Elle conclut, rassurante : « De nos jours, avoir un cancer
ne signifie plus mourir. »23 Infamie d’autant plus banale que, de nos
jours, aux yeux de certains, mourir ne signifie plus rien.
***
Ni le fruit d’un complot du « lobby », ni le simple égarement
du jugement, le national-nucléarisme est la fausse conscience de son
époque. Sa mise en oeuvre entraînant une calamité aux proportions
21 Journée « Le nucléaire dans l’interdisciplinarité », 16 novembre 2012,
IRSN, Aix en Provence.
22 Libération, 12 mars 2012.
23 Ibid. note 4.
Le désastre de Fukushima
63
considérables, dans un contexte où l’apathie est la règle, il conjugue
la philosophie du néant et l’anéantissement, et achève de faire
du progrès une régression, celle de la raison dans l’idéologie, si bien
mobilisée pour résister au changement.
Attribuant à la nation et au peuple les qualités de volonté
et d’autonomie, qui n’appartiennent en réalité qu’aux individus, le
national-nucléarisme fait de l’État un instrument chargé de satisfaire
les aspirations propres aux individus, et un prolongement de la
personnalité de chacun d’entre eux. Cette collectivisation de la responsabilité
permet aux administrateurs de continuer comme avant,
après chaque désastre, tout en sauvant la totalité organique de la
nation.
Ce faisant, moins le peuple a de liberté de choix et de responsabilité
morale, plus sa responsabilité pratique est immense : chacun
est sommé de partager la gestion des dégâts, de prendre la mesure,
d’agir en citoyen et de payer les réparations, devenant ainsi responsable
de choix qu’il ne fait pas ou dont il est privé, frôlant, en outre,
la folie, tant la charge de cette géométrisation morbide de la vie quotidienne
est énorme.
Rendre compte de cette nationalisation du peuple, bien plus
efficace que la nationalisation de l’industrie lorsqu’il s’agit de réconcilier
autour de la soumission ; caractériser la situation de confinement
éclairé dans laquelle chacun est maintenu à sa place, devenant
l’objet d’une macro-administration par de super États ayant
des ambitions et des conceptions supérieures pour rendre le monde
meilleur ; prendre conscience du caractère irrationnel de l’adaptation
docile et assidue à la réalité, irrationalité qui devient plus raisonnable
pour l’individu que la raison qui l’anime ; tout ceci n’équivaut
pas à être un adversaire de la raison, mais à reconnaître la forme
qu’elle a prise dans la société nucléaire. Une forme qui, citoyennement
rendue désirable, et brandie au nom de notre propre conservation,
nous plonge plus profondément que jamais dans l’expérience
vécue de la mise en chose de l’homme et du monde qui caractérise si
bien le progrès dans la morbidité.
Kyoto, le 20 janvier 2014
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