Source : Le Monde diplomatique
Jean Cavaillès (1903-1944) était professeur de philosophie des sciences, et grand logicien. C’est précisément en tant que philosophe et logicien qu’il s’engagea dans la Résistance : parce que c’était la seule démarche logique, et donc nécessaire, pour celui qui prenait au sérieux la recherche de la vérité.
De prime abord, il semble bien qu’il y ait davantage de nombres entiers que de nombres pairs. C’est même évident, puisque chacun sait qu’un nombre entier sur deux seulement est multiple de deux. Et pourtant, cette évidence est fausse. Pourquoi ? Parce qu’il est facile d’établir une correspondance parfaite entre tous les nombres entiers et tous les nombres pairs. Il suffit d’associer à chaque nombre entier son double : à 1 on associe 2, à 2 on associe 4, à 3 on associe 6, etc., ce qui démontre qu’il y a en réalité autant de nombres entiers que de nombres pairs. Ce nombre est bien sûr infini. On l’appelle l’« infini dénombrable ». C’est l’effectif du plus petit des ensembles infinis (il existe en fait une infinité de sortes d’infinis). L’infini dénombrable, c’est une sorte d’atome d’infinité, expression qui, si on l’entend bien, est susceptible de réveiller nos imaginaires endormis...
Ce résultat surprenant — la partie d’un ensemble peut être aussi grosse que l’ensemble lui-même — est la preuve que la vraisemblance ne prépare pas à la vérité et que le plausible n’est pas forcément un bon indice. Il arrive même qu’une découverte surprenne son auteur à tel point qu’il ne parvient pas à y croire.
C’est ce qui arriva au XIXe siècle au mathématicien Georg Cantor lorsqu’il entreprit de clarifier la notion d’infini, qui jusqu’alors n’apparaissait en mathématique que sous une forme négative : l’infini n’était que le « non-fini », ce qui ne constitue pas une définition très précise. Au cours de ses recherches, Cantor en est venu à se poser la question de savoir s’il est vraiment vrai qu’il y a plus de points dans un carré de côté L que sur un segment de longueur L. La réponse qui s’est imposée à lui énonce qu’il y en a exactement autant.
Cette conclusion le dérangea profondément, car elle débordait sa propre pensée et déréglait ses idées les plus sûres : le segment étant contenu dans le carré, Cantor s’attendait à ce qu’il y ait beaucoup plus de points dans le carré. Il fut littéralement effrayé par cette découverte que son intuition rejetait, mais que sa raison devait admettre, puisqu’il avait découvert une preuve de sa véracité. Dans une lettre du 29 juin 1877 à son collègue Richard Dedekind, il rendit compte ainsi de son désarroi : « Je le vois, mais je ne le crois pas (1)... »
Si les travaux de Cantor sur l’infini et les troubles qu’ils suscitèrent méritent d’être évoqués aujourd’hui, c’est parce qu’il y a un peu plus de soixante-dix ans, le 17 février 1944, un homme qui les avait étudiés avec passion était fusillé par les Allemands dans la citadelle d’Arras. Il venait d’avoir 40 ans. Il s’appelait Jean Cavaillès. Il fut un philosophe-logicien remarquable, mais aussi un combattant téméraire, un résistant, un chef de réseau ; un homme d’action, et même de coups de main. Ce major de l’Ecole normale supérieure (ENS) de la rue d’Ulm — qui a pour partie inspiré le rôle joué par Paul Meurisse dans L’Armée des ombres, le film de Jean-Pierre Melville (1969) — fit sauter des ponts, des transformateurs, des trains et des usines. Cavaillès fut un « philosophe mathématicien bourré d’explosifs », pour reprendre les mots du philosophe Georges Canguilhem, spécialiste de l’épistémologie, qui l’avait bien connu.
« Explosif » est ici à prendre au sens propre et au sens figuré. Car sa pensée était elle aussi détonante : selon lui, la tâche de la philosophie était de substituer au primat de la conscience vécue ou réfléchie le primat du concept. Or, à l’époque, ce problème — faut-il pencher pour une philosophie de la vie ou pour une philosophie du concept ? — était devenu central dans la discipline en France. Il allait d’ailleurs ouvrir sur la question du sujet, puisque ce dernier, à la fois corps vivant et créateur de concepts, représente la part commune à ces deux orientations : il est interrogé d’une part quant à sa vie, sa vie subjective, sa vie organique, et d’autre part quant à sa pensée, sa capacité créatrice, sa capacité d’abstraction. Il n’est donc pas étonnant que ce rapport entre corps et idée, vie et concept, ait organisé de façon conflictuelle le devenir de la philosophie française, autour de figures emblématiques telles qu’Henri Bergson d’un côté et Léon Brunschvicg de l’autre.
En cette matière comme en tant d’autres, Cavaillès a clairement choisi son camp. A ses yeux, la philosophie ne doit se couper ni des sciences ni de la raison. Elle doit à tout prix refuser le déclin de la preuve pour devenir fille de la rigueur. Elle s’apparente donc davantage aux mathématiques qu’à la littérature : philosopher, c’est démontrer, et non faire des confidences sur sa subjectivité propre ; c’est une affaire de concepts plutôt qu’un épanchement des états d’âme de l’intellect. La recherche de la vérité implique en somme qu’on s’oublie un peu.
Né le 15 mai 1903, issu d’une longue lignée huguenote du Sud-Ouest, fils d’officier, Cavaillès est élevé dans les valeurs du patriotisme et de la rigueur protestante. En 1923, il est reçu au concours d’entrée de l’ENS après l’avoir préparé seul. En 1927, déjà titulaire d’une licence de mathématiques, il devient agrégé de philosophie. Il accomplit l’année suivante son service militaire comme sous-lieutenant dans une unité de tirailleurs sénégalais. Il séjourne ensuite à plusieurs reprises en Allemagne, où il observe et analyse la montée en puissance du régime nazi. En collaboration avec la grande mathématicienne Emmy Noether, il publie la correspondance entre Dedekind et Cantor, dont est issu l’extrait cité plus haut. En 1931, il rencontre un Edmund Husserl vieillissant et assiste à une conférence de l’étoile montante de la philosophie allemande, un certain Martin Heidegger.
En 1937, il soutient à la Sorbonne deux thèses, intitulées respectivement Méthode axiomatique et formalisme et Remarques sur la formation de la théorie abstraite des ensembles, sous la direction de Brunschvicg, puis devient maître de conférences à l’université de Strasbourg. Au moment où Nicolas Bourbaki (2) commence à élaborer un nouveau mode de pensée mathématique, lui nourrit l’ambition d’arracher la philosophie des mathématiques à l’à-peu-près.
Mobilisé en septembre 1939 comme officier de corps franc, puis comme officier du chiffre, cité à deux reprises pour son courage, il est fait prisonnier le 11 juin 1940 en Belgique. Il s’évade pour rejoindre à Clermont-Ferrand l’université de Strasbourg, qui s’y était repliée. Un haut responsable de l’université s’écrie : « Mais, Cavaillès, vous avez déserté ! », comme si l’acceptation résignée de la captivité était une obligation militaire ou un impératif moral. Parallèlement à son activité d’enseignant, qu’il reprend, il cofonde avec Lucie Aubrac et Emmanuel d’Astier de La Vigerie le mouvement de résistance Libération-Sud. Son charisme agit comme un aimant. Cavaillès contribue également à la fondation du journal Libération (l’original). En 1941, il est nommé professeur de philosophie des sciences à la Sorbonne. Il participe alors en zone nord à la Résistance au sein du mouvement Libération-Nord, puis s’en détache pour fonder en 1942 le réseau de renseignement Cohors.
Ses camarades de clandestinité sont unanimes : Cavaillès est entré en Résistance non par fidélité à un parti ou à une ligne politique, mais « par logique ». Marqué par Baruch Spinoza, il juge que le sujet est de peu de poids vis-à-vis de la nécessité dans laquelle il se trouve pris. La lutte contre l’inacceptable est inéluctable, donc nécessaire, un point c’est tout. Et par « lutte », il ne faut pas entendre l’indignation chuchotée dans les couloirs ou l’alimentation des boîtes aux lettres en tracts vengeurs. Par « lutte », il faut entendre le combat les armes à la main.
Arrêté et emprisonné à plusieurs reprises, ayant réussi toutes ses évasions sauf la dernière, Cavaillès ne renonça jamais ni à l’action la plus subversive ni à la réflexion la plus abstraite. Pour lui, les deux vont de pair : l’action ne découle pas de la réflexion, elle la précède ; la pensée n’est pas représentation, mais processus, cheminement, enchaînement de concepts. En 1942, loin des livres, dans la solitude d’une prison, il écrit un ouvrage incroyable intitulé Sur la logique et la théorie de la science (3), qui, lorsqu’il fut publié après la guerre, ébranla la scène philosophique par sa puissance.
Sa haine de l’oppression lui donna toutes les audaces et lui fit courir tous les risques. Cavaillès fut arrêté par la Gestapo en août 1943, torturé, condamné à mort et exécuté cinq mois plus tard, en février 1944. Lorsque ses juges lui demandèrent d’expliquer ses mobiles, il dit « qu’il était fils d’officier, qu’il avait appris de son père à aimer son pays, et qu’il avait trouvé dans la continuation de la lutte un apaisement à la douleur de la défaite ». Il dit aussi « combien il aimait l’Allemagne de Kant et de Beethoven — et, développant sa position, il démontra qu’il réalisait dans sa vie la pensée de ces maîtres allemands (4) ». Il s’exprima en définitive comme quelqu’un que ses références philosophiques avaient conduit par la voie la plus directe et sans le moindre déchirement à la même conclusion que celle qui lui avait été imposée, d’un autre côté, par ses origines, son éducation et son tempérament de lutteur. Quelqu’un qui ne pouvait accepter le fait, accompli pour tant d’autres, de l’humiliation et de l’oppression.
Pour ceux qui découvrirent le cadavre de Cavaillès dans une fosse commune, il était simplement l’« inconnu no 5 ». Ses bourreaux n’avaient sans doute pas à l’esprit que pour lui être appelé « inconnu », cette chose que les mathématiques permettent de réduire calmement par le calcul, était un titre de gloire et la plus belle des épitaphes.
Les lignes qui suivent, écrites par Canguilhem, disent presque tout : « D’ordinaire, pour un philosophe, écrire une morale, c’est se préparer à mourir dans son lit. Mais Cavaillès, au moment où il faisait tout ce qu’on peut faire quand on veut mourir au combat, composait, lui, une logique. Il a donné ainsi sa morale, sans avoir à la rédiger (5). »
Chez un personnage de cette envergure, il ne peut être question d’essayer de dissocier la profondeur de ce qu’il a compris en tant que philosophe et la grandeur de ce qu’il a fait en tant que combattant. L’œuvre est en l’occurrence inséparable de l’homme, qu’elle explique, même : elle est ce par quoi, au cœur d’un terrible décor historique, il a puisé une force essentielle pour se hisser au niveau de ses devoirs pratiques, en vertu d’une sorte de mystique de l’infini.
Jean Cavaillès (1903-1944) était professeur de philosophie des sciences, et grand logicien. C’est précisément en tant que philosophe et logicien qu’il s’engagea dans la Résistance : parce que c’était la seule démarche logique, et donc nécessaire, pour celui qui prenait au sérieux la recherche de la vérité.
De prime abord, il semble bien qu’il y ait davantage de nombres entiers que de nombres pairs. C’est même évident, puisque chacun sait qu’un nombre entier sur deux seulement est multiple de deux. Et pourtant, cette évidence est fausse. Pourquoi ? Parce qu’il est facile d’établir une correspondance parfaite entre tous les nombres entiers et tous les nombres pairs. Il suffit d’associer à chaque nombre entier son double : à 1 on associe 2, à 2 on associe 4, à 3 on associe 6, etc., ce qui démontre qu’il y a en réalité autant de nombres entiers que de nombres pairs. Ce nombre est bien sûr infini. On l’appelle l’« infini dénombrable ». C’est l’effectif du plus petit des ensembles infinis (il existe en fait une infinité de sortes d’infinis). L’infini dénombrable, c’est une sorte d’atome d’infinité, expression qui, si on l’entend bien, est susceptible de réveiller nos imaginaires endormis...
Ce résultat surprenant — la partie d’un ensemble peut être aussi grosse que l’ensemble lui-même — est la preuve que la vraisemblance ne prépare pas à la vérité et que le plausible n’est pas forcément un bon indice. Il arrive même qu’une découverte surprenne son auteur à tel point qu’il ne parvient pas à y croire.
C’est ce qui arriva au XIXe siècle au mathématicien Georg Cantor lorsqu’il entreprit de clarifier la notion d’infini, qui jusqu’alors n’apparaissait en mathématique que sous une forme négative : l’infini n’était que le « non-fini », ce qui ne constitue pas une définition très précise. Au cours de ses recherches, Cantor en est venu à se poser la question de savoir s’il est vraiment vrai qu’il y a plus de points dans un carré de côté L que sur un segment de longueur L. La réponse qui s’est imposée à lui énonce qu’il y en a exactement autant.
Cette conclusion le dérangea profondément, car elle débordait sa propre pensée et déréglait ses idées les plus sûres : le segment étant contenu dans le carré, Cantor s’attendait à ce qu’il y ait beaucoup plus de points dans le carré. Il fut littéralement effrayé par cette découverte que son intuition rejetait, mais que sa raison devait admettre, puisqu’il avait découvert une preuve de sa véracité. Dans une lettre du 29 juin 1877 à son collègue Richard Dedekind, il rendit compte ainsi de son désarroi : « Je le vois, mais je ne le crois pas (1)... »
Si les travaux de Cantor sur l’infini et les troubles qu’ils suscitèrent méritent d’être évoqués aujourd’hui, c’est parce qu’il y a un peu plus de soixante-dix ans, le 17 février 1944, un homme qui les avait étudiés avec passion était fusillé par les Allemands dans la citadelle d’Arras. Il venait d’avoir 40 ans. Il s’appelait Jean Cavaillès. Il fut un philosophe-logicien remarquable, mais aussi un combattant téméraire, un résistant, un chef de réseau ; un homme d’action, et même de coups de main. Ce major de l’Ecole normale supérieure (ENS) de la rue d’Ulm — qui a pour partie inspiré le rôle joué par Paul Meurisse dans L’Armée des ombres, le film de Jean-Pierre Melville (1969) — fit sauter des ponts, des transformateurs, des trains et des usines. Cavaillès fut un « philosophe mathématicien bourré d’explosifs », pour reprendre les mots du philosophe Georges Canguilhem, spécialiste de l’épistémologie, qui l’avait bien connu.
« Explosif » est ici à prendre au sens propre et au sens figuré. Car sa pensée était elle aussi détonante : selon lui, la tâche de la philosophie était de substituer au primat de la conscience vécue ou réfléchie le primat du concept. Or, à l’époque, ce problème — faut-il pencher pour une philosophie de la vie ou pour une philosophie du concept ? — était devenu central dans la discipline en France. Il allait d’ailleurs ouvrir sur la question du sujet, puisque ce dernier, à la fois corps vivant et créateur de concepts, représente la part commune à ces deux orientations : il est interrogé d’une part quant à sa vie, sa vie subjective, sa vie organique, et d’autre part quant à sa pensée, sa capacité créatrice, sa capacité d’abstraction. Il n’est donc pas étonnant que ce rapport entre corps et idée, vie et concept, ait organisé de façon conflictuelle le devenir de la philosophie française, autour de figures emblématiques telles qu’Henri Bergson d’un côté et Léon Brunschvicg de l’autre.
En cette matière comme en tant d’autres, Cavaillès a clairement choisi son camp. A ses yeux, la philosophie ne doit se couper ni des sciences ni de la raison. Elle doit à tout prix refuser le déclin de la preuve pour devenir fille de la rigueur. Elle s’apparente donc davantage aux mathématiques qu’à la littérature : philosopher, c’est démontrer, et non faire des confidences sur sa subjectivité propre ; c’est une affaire de concepts plutôt qu’un épanchement des états d’âme de l’intellect. La recherche de la vérité implique en somme qu’on s’oublie un peu.
Né le 15 mai 1903, issu d’une longue lignée huguenote du Sud-Ouest, fils d’officier, Cavaillès est élevé dans les valeurs du patriotisme et de la rigueur protestante. En 1923, il est reçu au concours d’entrée de l’ENS après l’avoir préparé seul. En 1927, déjà titulaire d’une licence de mathématiques, il devient agrégé de philosophie. Il accomplit l’année suivante son service militaire comme sous-lieutenant dans une unité de tirailleurs sénégalais. Il séjourne ensuite à plusieurs reprises en Allemagne, où il observe et analyse la montée en puissance du régime nazi. En collaboration avec la grande mathématicienne Emmy Noether, il publie la correspondance entre Dedekind et Cantor, dont est issu l’extrait cité plus haut. En 1931, il rencontre un Edmund Husserl vieillissant et assiste à une conférence de l’étoile montante de la philosophie allemande, un certain Martin Heidegger.
En 1937, il soutient à la Sorbonne deux thèses, intitulées respectivement Méthode axiomatique et formalisme et Remarques sur la formation de la théorie abstraite des ensembles, sous la direction de Brunschvicg, puis devient maître de conférences à l’université de Strasbourg. Au moment où Nicolas Bourbaki (2) commence à élaborer un nouveau mode de pensée mathématique, lui nourrit l’ambition d’arracher la philosophie des mathématiques à l’à-peu-près.
Mobilisé en septembre 1939 comme officier de corps franc, puis comme officier du chiffre, cité à deux reprises pour son courage, il est fait prisonnier le 11 juin 1940 en Belgique. Il s’évade pour rejoindre à Clermont-Ferrand l’université de Strasbourg, qui s’y était repliée. Un haut responsable de l’université s’écrie : « Mais, Cavaillès, vous avez déserté ! », comme si l’acceptation résignée de la captivité était une obligation militaire ou un impératif moral. Parallèlement à son activité d’enseignant, qu’il reprend, il cofonde avec Lucie Aubrac et Emmanuel d’Astier de La Vigerie le mouvement de résistance Libération-Sud. Son charisme agit comme un aimant. Cavaillès contribue également à la fondation du journal Libération (l’original). En 1941, il est nommé professeur de philosophie des sciences à la Sorbonne. Il participe alors en zone nord à la Résistance au sein du mouvement Libération-Nord, puis s’en détache pour fonder en 1942 le réseau de renseignement Cohors.
Ses camarades de clandestinité sont unanimes : Cavaillès est entré en Résistance non par fidélité à un parti ou à une ligne politique, mais « par logique ». Marqué par Baruch Spinoza, il juge que le sujet est de peu de poids vis-à-vis de la nécessité dans laquelle il se trouve pris. La lutte contre l’inacceptable est inéluctable, donc nécessaire, un point c’est tout. Et par « lutte », il ne faut pas entendre l’indignation chuchotée dans les couloirs ou l’alimentation des boîtes aux lettres en tracts vengeurs. Par « lutte », il faut entendre le combat les armes à la main.
Arrêté et emprisonné à plusieurs reprises, ayant réussi toutes ses évasions sauf la dernière, Cavaillès ne renonça jamais ni à l’action la plus subversive ni à la réflexion la plus abstraite. Pour lui, les deux vont de pair : l’action ne découle pas de la réflexion, elle la précède ; la pensée n’est pas représentation, mais processus, cheminement, enchaînement de concepts. En 1942, loin des livres, dans la solitude d’une prison, il écrit un ouvrage incroyable intitulé Sur la logique et la théorie de la science (3), qui, lorsqu’il fut publié après la guerre, ébranla la scène philosophique par sa puissance.
Sa haine de l’oppression lui donna toutes les audaces et lui fit courir tous les risques. Cavaillès fut arrêté par la Gestapo en août 1943, torturé, condamné à mort et exécuté cinq mois plus tard, en février 1944. Lorsque ses juges lui demandèrent d’expliquer ses mobiles, il dit « qu’il était fils d’officier, qu’il avait appris de son père à aimer son pays, et qu’il avait trouvé dans la continuation de la lutte un apaisement à la douleur de la défaite ». Il dit aussi « combien il aimait l’Allemagne de Kant et de Beethoven — et, développant sa position, il démontra qu’il réalisait dans sa vie la pensée de ces maîtres allemands (4) ». Il s’exprima en définitive comme quelqu’un que ses références philosophiques avaient conduit par la voie la plus directe et sans le moindre déchirement à la même conclusion que celle qui lui avait été imposée, d’un autre côté, par ses origines, son éducation et son tempérament de lutteur. Quelqu’un qui ne pouvait accepter le fait, accompli pour tant d’autres, de l’humiliation et de l’oppression.
Pour ceux qui découvrirent le cadavre de Cavaillès dans une fosse commune, il était simplement l’« inconnu no 5 ». Ses bourreaux n’avaient sans doute pas à l’esprit que pour lui être appelé « inconnu », cette chose que les mathématiques permettent de réduire calmement par le calcul, était un titre de gloire et la plus belle des épitaphes.
Les lignes qui suivent, écrites par Canguilhem, disent presque tout : « D’ordinaire, pour un philosophe, écrire une morale, c’est se préparer à mourir dans son lit. Mais Cavaillès, au moment où il faisait tout ce qu’on peut faire quand on veut mourir au combat, composait, lui, une logique. Il a donné ainsi sa morale, sans avoir à la rédiger (5). »
Chez un personnage de cette envergure, il ne peut être question d’essayer de dissocier la profondeur de ce qu’il a compris en tant que philosophe et la grandeur de ce qu’il a fait en tant que combattant. L’œuvre est en l’occurrence inséparable de l’homme, qu’elle explique, même : elle est ce par quoi, au cœur d’un terrible décor historique, il a puisé une force essentielle pour se hisser au niveau de ses devoirs pratiques, en vertu d’une sorte de mystique de l’infini.
Etienne Klein
Directeur de recherche au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA). Auteur de l’essai En cherchant Majorana. Le physicien absolu, Flammarion - Les Equateurs, Paris, 2013.
(1) Cité par Jean Cavaillès, préface à la correspondance Cantor-Dedekind reprise dans Philosophie mathématique, Hermann, Paris, 1962.
(2)
Formé en 1935, ce groupe secret de mathématiciens francophones réunis
sous cette identité fictive a entrepris de renouveler la discipline, au
fil de l’élaboration d’un traité qui comporte aujourd’hui une
quarantaine de volumes.
(3) Jean Cavaillès, Sur la logique et la théorie de la science, Vrin, Paris, 2000 (1re éd : 1947).
(4) Ces propos ont été rapportés par sa sœur : Gabrielle Ferrières, Jean Cavaillès. Un philosophe dans la guerre, 1903-1944, Seuil, Paris, 1982.
(5) Georges Canguilhem, Vie et mort de Jean Cavaillès, Allia, Paris, 1996.
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