Source : Revue Ballast
Économiste
et sociologue, Bernard Friot défend depuis de nombreuses années une
alternative au capitalisme, qu’il a théorisée à partir de son sujet de
prédilection : la sécurité sociale. Contrairement à la proposition du revenu de base qu’il qualifie de « roue de secours du capitalisme »,
la solution du salaire à vie s’inscrit autant dans une refonte complète
de notre rapport à la propriété que dans une démarche de suppression de
notre aliénation au marché de l’emploi, au profit de la valorisation du
travail. Car, pour ce professeur émérite de l’université de Nanterre,
c’est très clair : nous travaillons tous, même si nous n’avons pas
d’emploi. Au sein de l’association d’éducation populaire Réseau salariat dont il est cofondateur, Bernard Friot déconstruit méthodiquement la rhétorique de ce qu’il appelle la « religion capitaliste », que nous avons intégrée jusqu’à en être prisonniers conceptuellement. Entretien.
Dans
l'une de vos conférences, vous affirmez que la France n’est pas un État
laïc. Pouvez-vous nous expliquer en quoi le capitalisme est une
religion, d’État qui plus est ?
La France est un État partiellement laïc
et c’est heureux : la laïcité, en séparant l’État des religions, est
une condition de l’émancipation populaire, car les religions sont de
puissants systèmes d’adhésion à la classe dirigeante. Mais justement, il
y a une religion qui, loin d’être séparée de l’Etat, y règne en maître :
c’est la religion capitaliste. Entendons par là un ensemble très
construit de dogmes, de croyances, de rituels, qui font passer pour
divine la violence des institutions du capital. Les dogmes sont
construits par la prétendue « science économique », qui s’est imposée à
l’université en excluant les hétérodoxes
des postes de professeur et qui formate tout le discours des
gouvernants et des médias. Plus la réalité infirme le dogme, plus il est
raffiné, avec l’affirmation classique de toute religion : c’est parce
que nous ne sommes pas assez fidèles au dogme qu’il n’informe pas encore
suffisamment le réel ! La prétendue « science économique » procède par
injonction permanente. Les croyances permettent d’intérioriser les
injonctions du capital : nous présenter sur le marché du travail comme
« demandeurs d’emploi » (alors que nous sommes les seuls producteurs de
la valeur !) parce que nous croyons que seuls ceux qui ont un emploi
produisent de la valeur économique ; nous soumettre aux marchés
financiers parce que nous croyons que l’on ne peut financer
l’investissement (et créer de la monnaie) que par crédit ; accepter la
rémunération du capital parce que nous croyons que l’outil de travail
crée de la valeur ; apprendre à vivre avec la souffrance d’un travail
mené sous la dictature du temps parce que nous croyons que la mesure
naturelle de la valeur, c’est le temps de travail. Je m’en tiens à ces
exemples, mais les croyances capitalistes nous enserrent dans un filet
très fin.
Les rituels, eux, inscrivent notre
quotidien dans la pratique ou l’acceptation des croyances et des dogmes.
Là encore, je n’en retiens que quelques-uns dans un ensemble infini.
Dès l’enfance, nous entendons à la radio et à la télé le prêche des
éditorialistes, qui nous rabâchent ad nauseam le même sermon :
si vous n’êtes pas sages, vous irez en enfer (voyez, les Grecs n’ont pas
été sages, ils sont en enfer). À la radio toujours, l’appel plusieurs
fois par jour du muezzin qui, depuis le temple de la Bourse, récite le
moulin à prières de la cote des titres financiers. Dès le collège, nos
enfants sont régulièrement conduits dans des salons d’orientation où ils
vont apprendre à appauvrir leurs désirs professionnels pour les
conformer aux « exigences du marché du travail », un dieu
particulièrement cruel. Puis il faudra aller régulièrement à confesse :
auprès de conseillers de Pôle emploi et autres institutions du marché du
travail pour examiner avec eux comment sortir du péché en améliorant
notre employabilité, auprès du N+1 pour entretenir soigneusement notre
incertitude sur la légitimité de notre présence dans notre emploi. A
l’opposé, dans une pratique laïque de l’État, la loi ne doit être
porteuse d’aucune de ces croyances et de ces rituels, leur expression
doit être interdite dans les instances d’État et les services publics
(mais autorisée bien sûr sur France Culture le dimanche matin parmi les
autres croyances) ; la loi doit interdire leur obligation et garantir
l’impunité pour ceux qui les refusent. Nous en sommes loin, le combat
laïc a encore fort à faire. Mener la bataille pour la séparation de
l’État et de la religion capitaliste est d’autant plus décisif
aujourd’hui que, chez les socialistes, les mânes de la séparation de
l’État et des églises traditionnelles sont invoquées comme caution de
gauche à une politique de soutien résolu à la religion capitaliste,
tandis que la laïcité a été récupérée par le Front national et Les
Républicains comme argument raciste au service d’une division populaire
qui dédouane le capital de sa responsabilité dans la crise du travail.
Vous
décrivez donc une religion capitaliste qui est la cause d’une très
puissante aliénation aux institutions du capital. Quelles sont les
alternatives possibles à ces institutions ?
« Tout cela peut être étendu à toute la production, car nous n’avons besoin ni d’employeurs, ni d’actionnaires, ni de prêteurs pour produire. »
Mettre en évidence le déjà-là de ces
alternatives est tout l’objet de mon activité de chercheur : je fais
donc une réponse sommaire et je renvoie le lecteur à mes livres, du plus
simple (Émanciper le travail, entretiens avec Patrick Zech, aux éditions La Dispute, en 2014) au plus technique (Puissances du salariat,
édition augmentée, La Dispute, 2012). Vous avez raison de souligner que
malgré la chape de plomb de la religion d’État, le mouvement populaire a
commencé à construire une classe révolutionnaire qui s’est
victorieusement opposée aux institutions du capital. Contre le marché du
travail a été construit le salaire à vie des fonctionnaires et des
retraités. Contre le salaire « prix de la force de travail », qui fait
de nous des mineurs économiques ayant droit à du pouvoir d’achat, niés
comme producteurs de valeur, la classe ouvrière a imposé le salaire à la
qualification. Contre la mesure de la valeur par le temps de travail,
la production des administrations est mesurée par la qualification des
producteurs. Contre la propriété lucrative, de multiples formes de
propriété d’usage sont en train de s’instituer. Contre le crédit à
l’investissement, l’impôt et la cotisation permettent de subventionner
des équipements collectifs. Tout cela peut être étendu à toute la
production, car nous n’avons besoin ni d’employeurs, ni d’actionnaires,
ni de prêteurs pour produire.
Il a été reproché à Thomas Piketty de négliger dans son livre best-seller Le Capital au XXIe siècle
toute la violence sociale contenue dans le rapport entre un employeur
et un employé. Peut-on imaginer un capitalisme sans ce rapport
asymétrique, et donc sans cette violence ?
Évidemment pas : la propriété lucrative
réserve la propriété de l’outil de production à une minorité, qui exerce
une dictature sur la majorité par le double chantage à l’emploi et à la
dette. Les institutions de l’Union européenne, syndicat du capital,
organisent depuis les années 1950 ce double chantage, avec une constance
et une détermination que des travaux comme ceux de Corinne Gobin,
politiste à l’université libre de Bruxelles, ont très bien montrées
depuis des décennies, sans qu’ils aient été pris au sérieux par tous les
croyants dans une possible réforme de l’Union européenne.
L’affrontement de la troïka au peuple grec ouvre aujourd’hui les yeux de
certains de ces croyants, et cela en dépit de la mise en scène du jeu
de rôles entre Hollande et Merkel, et de l’incroyable propagande du
clergé médiatique. Dans une affaire où Le Monde et Libération s’illustrent par leur participation sans retenue à la curée, de tous les quotidiens, seul L’Humanité soutient le peuple grec, même s’il faut déplorer qu’elle le fasse sur la base d’un appui sans réserve à Syriza, qui ne mène pas la nécessaire lutte contre la classe capitaliste grecque pour la propriété populaire de l’économie, condition sine qua non
de tout bras de fer avec la troïka – ce qui nous renvoie, chez nous, à
la dérive sociale-démocrate du PCF et de la CGT. Puisque votre question
fait référence à Thomas Piketty, qui s’inscrit dans la filiation de François Furet et de Pierre Rosanvallon
dont la responsabilité dans le déplacement à droite du débat public
depuis quarante ans est énorme, je note qu’il a pris position contre la
troïka, avec tous les économistes hétérodoxes. Ce qui montre que le
refus de l’austérité, qui motive l’essentiel de l’opposition à la
politique de l’Union, est à côté de la plaque : la violence du capital
exige en réponse la construction d’une autonomie populaire sur la base
d’une production alternative à la production capitaliste, comme la
classe ouvrière, avant son affaissement des quarante dernières années, a
commencé à le faire. Je viens de rappeler ces commencements en réponse à
votre précédente question, et c’est de ces acquis – considérables –
qu’il faut partir pour les généraliser.
Pour
faire disparaître la violence sociale due à l’emploi, vous proposez,
entre autres, la copropriété d’usage, et donc l’abolition de la
propriété lucrative. En quoi cette dernière est-elle différente de ce
que l’on appelle communément la propriété privée des biens de
production ?
« Le capitalisme ne repose pas sur la propriété privée des biens de production mais sur leur propriété lucrative, c’est-à-dire sur la contrainte faite aux non propriétaires de présenter leur force de travail comme une marchandise sur un marché du travail. »
Remplacer dans l’analyse de la propriété
l’opposition propriété privée/publique par l’opposition propriété
lucrative/d’usage est décisif si le mouvement populaire veut sortir de
son désastreux mutisme sur la propriété. « Propriété privée » est un
pléonasme : le propriétaire d’un logement individuel ou le collectif
copropriétaire d’une usine en ont un usage privé, personne d’autre que
ces propriétaires ne peut disposer de ce logement ou de cette usine. Le
projet d’« abolir la propriété privée » est de ce point de vue un
non-sens : seuls des logements ou des outils de travail portés par des
propriétaires sont réellement assumés. C’est pourquoi ce projet est si
peu énoncé, ou alors selon deux propositions très contestables. La
première, traditionnelle dans la revendication de nationalisations,
opère une distinction entre les petits et les gros propriétaires : seuls
les seconds seraient concernés par la collectivisation de la propriété
(le projet étant, je le rappelle, de passer du « privé » au « public »)…
ce qui revient à laisser au capital l’essentiel du tissu productif,
fait de PME, et crée une division du salariat entre les salariés des
grandes entreprises et les autres, deux raisons essentielles de l’échec
des nationalisations, qui ont pourtant été très nombreuses au XXe siècle.
La seconde, plus récente, considère la propriété comme une question
dépassée, et préconise l’usage : certes, mais sur quelle base juridique
et avec quelles capacités décisionnelles ? Revendiquer l’usage sans la
propriété ne risque pas de faire peur au capital ! Le capitalisme ne
repose pas sur la propriété privée des biens de production mais sur leur
propriété lucrative, c’est-à-dire sur la contrainte faite aux
non-propriétaires de présenter leur force de travail comme une
marchandise sur un marché du travail, afin de produire des marchandises
sous la dictature du temps et ainsi d’augmenter le patrimoine des
propriétaires. Seul le travail vivant produit de la valeur, et donc, si
un patrimoine procure un revenu, c’est forcément sur la base de cette
extorsion du travail d’autrui dans la sphère de la production. Y compris
si l’on est « petit » : propriétaire d’une TPE ou d’une PME, salarié
actionnaire ou titulaire d’une épargne dont le rendement est supérieur à
la croissance du PIB courant, loueur d’un bien foncier ou immobilier.
Tant que la propriété lucrative n’est
pas délégitimée (et interdite) dans toutes ses manifestations, l’œuf
volé par le « petit » légitimera le bœuf volé par le « gros ». Contre la
propriété lucrative et à sa place, c’est une autre propriété qu’il faut
continuer à construire pour la généraliser : la propriété d’usage.
Propriété, parce que c’est la condition pour décider : de
l’investissement, de ce qui va être produit, de la hiérarchie, du
collectif de travail. Tout cela doit être le fait de chacun de nous,
nous devons absolument devenir propriétaires de notre outil de travail
(et, j’ajoute, de notre logement, pour pouvoir y apporter les
modifications conformes à notre pratique de l’espace privé). Faute
d’être nous-mêmes propriétaires, nous sommes impuissants devant des
propriétaires lucratifs qui délocalisent à leur guise, qui nous imposent
l’objet et les conditions de notre travail ou des hiérarchies sur
lesquelles nous n’avons aucune prise, qui nous obligent à restituer
notre logement dans l’état où nous l’avons trouvé. Oui, contre cette
impuissance, nous devons devenir tous propriétaires de notre outil de
travail et de notre logement, mais propriétaires d’usage ! Qu’est-ce que
ça veut dire ? Que nous ne tirons aucun revenu de cette propriété, et
qu’elle n’est transmissible que comme propriété d’usage. Pas de parts
sociales cessibles comme dans trop de coopératives : dès qu’on est
embauché, on entre dans l’entreprise avec tous les droits d’un
copropriétaire (décision sur l’investissement, le produit, la
hiérarchie, le collectif de travail…), sans nécessité d’un quelconque
apport autre que celui de son travail, et quand on la quitte, c’est sans
autre enrichissement que celui d’une progression salariale, si on a pu
passer une épreuve de qualification grâce à l’expérience acquise. Dans
la même logique, la maison de famille, la ferme ou l’outil de travail
d’un artisan sont transmissibles comme propriété d’usage, et uniquement
comme propriété d’usage. Aucune accumulation individuelle et familiale
ou collective n’est possible.
Devant
le rejet de la hiérarchie de la part de la nouvelle génération, le
capitalisme semble opérer une nouvelle mutation. Dans de plus en plus
d’entreprises, on supprime les hiérarchies, et on autonomise et implique
davantage tous les travailleurs dans les créations de projet. On leur
propose même parfois de décider eux-mêmes de leur salaire. Qu’en
pensez-vous?
On peut aussi venir y travailler en
short et tongs et avec son chat. Et, si possible, avec son sac de
couchage, pour être en permanence « créateur de projet » ! La capacité
de telles entreprises à essorer les jeunes en s’appuyant sur leur
intérêt pour leur travail pour obtenir d’eux un infini travail gratuit
est effectivement très perverse. Mais, à 30 ou 35 ans, ils se rendent
compte qu’ils ont été floués.
Cette
question vous est souvent objectée mais, pour avoir lu et écouté vos
réponses, nous restons encore sur notre faim : qu'est-ce qui pourrait
pousser les gens à travailler s'ils reçoivent un salaire à vie ? Ne
projetez-vous vos propres dispositions personnelles sur l'ensemble de la
population ? Votre anthropologie ne souffre-t-elle pas de quelque
candeur ?
« La valeur n’a pas d’autre fondement que politique, elle est le lieu d’expression de l’enjeu de pouvoir inhérent à toute production, à tout travail. »
Si les réponses que je fais
habituellement à cette objection ne vous satisfont pas, je vais passer
par un détour théorique sur la valeur et la lutte des classes. Le mot
« travail » renvoie à deux réalités qu’il faut bien distinguer. Nous
passons l’essentiel de notre vie éveillée dans des activités concrètes
qui produisent, avec la nature, des biens et des services utiles – ou
considérés comme tels. Ce travail concret est producteur de la richesse
sans laquelle notre espèce ne pourrait pas se reproduire. Et lorsqu’une
personne, bien qu’engagée dans ces activités concrètes, dit qu’elle
« cherche du travail » ou qu’elle « ne travaille plus », nous sommes
renvoyés à la seconde dimension du travail, celle de sa validation
sociale et de l’expression monétaire de cette validation dans le profit
du propriétaire lucratif et le salaire du salarié, ou dans le bénéfice
du travailleur indépendant. Ici, ce n’est pas sous sa dimension
concrète, en tant que producteur de richesse, que le travail est
considéré, mais en tant que producteur de valeur. On parle alors de
travail abstrait : quelles que soient les différences de leur travail
concret, une comptable et un boucher peuvent produire la même valeur. Le
travail abstrait détermine le travail concret : c’est sur « ce qui
vaut » que va se concentrer la production de richesse et cela, selon les
critères de « ce qui vaut ». Par exemple : si ce sont les transports
liés à la route qui valent, il y a peu de chance pour que des moyens de
transport ferroviaires ou fluviaux soient produits. Il y a une loi de la
valeur, au sens où la production de richesse est déterminée par la
production de valeur. Penser qu’on pourrait faire société dans la
transparence des valeurs d’usage, éliminer le travail abstrait, libérer
la richesse de la valeur en supprimant la monnaie et le travail est un
rêve mortifère, qui prétend abolir le pouvoir par décret et qui empêche
de voir que le travail abstrait est l’objet d’une lutte de classes. Car
qui décide de ce qui vaut dans tout ce que nous produisons ? La lutte de
classes. La valeur n’a pas d’autre fondement que politique, elle est le
lieu d’expression de l’enjeu de pouvoir inhérent à toute production, à
tout travail.
La classe capitaliste, en tant que
classe dirigeante, exerce une dictature sur la production de valeur en
la mettant au service de l’accumulation du capital : les richesses
produites hors de son emprise (par les retraités, les fonctionnaires,
les travailleurs indépendants, les chômeurs) sont déclarées sans valeur,
tandis que valent des biens et des services parfaitement inutiles ou
dangereux, dont la production alimente le capital. Mais
contradictoirement, comme nous l’avons vu, une classe révolutionnaire se
construit depuis deux siècles, avec des hauts et des bas, et commence à
imposer une autre pratique de la valeur que, dans L’Enjeu du salaire et dans Émanciper le travail,
je qualifie de « salariale » parce qu’elle se construit à partir des
institutions du salaire conquises par la classe révolutionnaire : une
pratique de la valeur décidée par des copropriétaires d’usage titulaires
d’un salaire à vie, libérés du marché du travail, du chantage au crédit
et de la mesure de la valeur par le temps de travail. La lutte de
classes est l’affrontement irréductible entre deux pratiques
antagonistes de la valeur. Elle se joue dans la matérialité des
institutions de la production et dans les représentations qu’elles
génèrent. La bourgeoisie prend l’avantage dans la lutte de classes quand
elle réussit à imposer le gel ou le recul des cotisations et des impôts
qui paient les soignants, les retraités, les fonctionnaires, les
parents ou les chômeurs. Quand elle transforme le droit au salaire des
chômeurs en droit à l’emploi, la retraite comme salaire continué par la retraite comme salaire différé,
le salaire à la qualification par la sécurisation des parcours
professionnels. Quand elle réimpose le financement à crédit des
équipements collectifs. Quand, par le new public management,
elle introduit la dictature du temps dans la production des services
publics et y remplace des fonctionnaires par des CDI ou des salariés
associatifs. Nous sommes là dans la matérialité des institutions de la
production. Mais la lutte de classes se joue aussi dans les
représentations. Quand un chômeur dit qu’il ne travaille pas, ou qu’un
retraité dit qu’il ne travaille plus, il y a, dans cet aveu que ce
qu’ils font peut être utile mais ne crée pas de valeur, adhésion à la
religion capitaliste, aliénation à la violence de rapports de classes
qui permettent à la classe capitaliste de refuser de valider l’activité
qui se déroule hors de l’emploi, dont elle a la maîtrise absolue.
« Quand un chômeur dit qu’il ne travaille pas, ou qu’un retraité dit qu’il ne travaille plus, il y a, dans cet aveu que ce qu’ils font peut être utile mais ne crée pas de valeur, adhésion à la religion capitaliste. »
Quand des fonctionnaires acceptent
l’idée absurde qu’ils dépensent (et non pas qu’ils produisent, comme
tous les salariés) la valeur de l’impôt qui les paie, ils témoignent
aussi de la même violence et de son intériorisation religieuse : ils
croient que, comme ils ont un salaire à vie lié à leur grade, qui est un
attribut de leur personne, et non un salaire à l’emploi (dont le
support est le poste de travail, comme dans le privé), ils ne
travaillent pas – au sens de : ils ne produisent pas de valeur –,
puisque leur travail concret ne s’inscrit pas dans les canons
capitalistes du travail abstrait. L’enjeu est que la classe
révolutionnaire reprenne l’avantage, dans les institutions comme dans
les représentations. Pour m’en tenir à l’objet de votre question (mais
le raisonnement serait le même pour la copropriété d’usage de tous les
outils de travail, pour le financement de l’investissement sans appel au
crédit, ou pour le remplacement de la mesure capitaliste du travail
abstrait par le temps de travail, par sa mesure salariale, par la
qualification du producteur), nous ne pourrons généraliser le salaire à
vie que si la classe révolutionnaire retrouve l’offensive et continue à
imposer la pratique salariale de la valeur contre sa pratique
capitaliste, comme elle l’a fait jusque dans les années 1970. Énumérons
quelques mots d’ordre et pratiques d’une telle ré-offensive en vue de
l’institution d’un droit politique au salaire, c’est-à-dire d’un salaire
attribué de façon irrévocable à chaque personne, de 18 ans à sa mort,
avec une progression possible par épreuves de qualification : hausse
massive des cotisations et des impôts qui paient les fonctionnaires, les
libéraux de santé ou les retraités, pour que la valeur qu’ils
produisent aille au salaire socialisé, exclusivité des marchés publics
pour les seules entreprises non capitalistes afin de sortir les
coopératives et le travail indépendant de la marginalité, affectation de
la qualification, et donc du salaire, à la personne des salariés du
privé et non à leur poste de travail, transformation des prétendues
« aides à l’agriculture » en salaire à vie des paysans, etc.
Si une telle mobilisation était porteuse
d’une moindre incitation à travailler, elle serait immédiatement
vaincue par l’adversaire de classe. Et d’ailleurs, qu’est-ce qui pousse
aujourd’hui à une telle mobilisation ? Précisément l’expérience que le
marché du travail et le marché des capitaux (ces fouets esclavagistes
qui sont implicitement derrière la croyance que leur disparition
conduirait à une moindre incitation à travailler) sont des institutions
du travail abstrait qui empêchent le travail concret, celui des
travailleurs bridés dans leurs initiatives par la nécessité de produire
de la valeur pour l’actionnaire, celui des jeunes sous-utilisés
massivement parce que victimes du marché du travail, celui des retraités
réduits au bénévolat, celui des travailleurs indépendants ou des
patrons de PME réduits aux miettes que leur laissent les groupes
capitalistes. La mutation salariale du travail abstrait va
considérablement relancer le travail concret et, ce qui est encore plus
décisif quand on considère les considérables dégâts anthropologiques et
écologiques de la pratique capitaliste du travail, le déplacer vers
d’autres valeurs d’usage si, dès l’enfance, nous sommes éduqués à la
coresponsabilité sur la valeur, puisque nous nous serons libérés de la
dictature du capital.
Je résume : la généralisation du salaire
à vie contre le marché du travail est l’affaire d’une incessante lutte
de classes pour construire un travail abstrait libéré de sa pratique
capitaliste et rendant possible un travail concret pour tous dans de
bonnes conditions anthropologiques et écologiques. Il ne s’agit en aucun
cas d’une « autre répartition de la valeur » qui affecterait aux
personnes sous forme inconditionnelle une partie de la valeur créée par
un travail abstrait inchangé. Laissons ce projet aux tenants du revenu
de base, roue de secours d’une classe capitaliste porteuse d’un travail
abstrait à ce point aberrant pour le travail concret qu’elle est prête à
mettre en place la soupape de sécurité d’un revenu de base permettant à
chacun, dans les interstices que laisse une production capitaliste
inchangée, de mener les activités concrètes de son choix : par exemple
avoir un jardin bio dans un océan d’agro-business, produire des
logiciels libres qui, au bout du compte, alimenteront le droit de
propriété intellectuelle des groupes capitalistes de l’internet. En
contradiction avec cette dérive hélas possible, la généralisation du
salaire à vie est une des dimensions de la suppression de la production
capitaliste et de l’institution, à l’échelle macroéconomique, d’une
autre pratique de la valeur et du travail dans laquelle le chantage à
l’emploi et à la dette cédera la place à la coresponsabilité dans la
production d’une valeur suffisante pour assurer le droit politique au
salaire.
Nous avons récemment interviewé le sociologue Alain Bihr. Il nous disait : « Ce
qui me paraît fort critiquable dans l'idée de "salaire à vie", c'est
qu'elle passe à la trappe l'idée qu'abolir le capital, c'est,
simultanément et du même mouvement, abolir le salariat. Le processus
révolutionnaire est celui par lequel les producteurs associés, et
au-delà l'ensemble de la société à travers eux, se réapproprient les
moyens sociaux de production et dirigent, organisent et contrôlent la
production de manière à satisfaire l'ensemble des besoins sociaux. Dans
le cadre de pareils rapports de production, il n'y a pas de salariat. » Que répondez-vous ?
« La croyance dans une révolution qui n’aura jamais lieu que demain entretient le mythe de l’impuissance des dominés aujourd’hui. »
Alain Bihr fait partie de ces marxistes
(et ils sont hélas nombreux) qui pensent qu’il n’y a pas de sujet
révolutionnaire effectivement en train de se construire à l’échelle
macrosociale, que la seule classe qui existe est la classe capitaliste.
Et cela contre le cœur même de l’œuvre de Marx, analyste magistral du
capitalisme comme contradiction, journaliste soigneux des mouvements
révolutionnaires, acteur de la Première Internationale.
Alain Bihr écrit certes sur « les rapports sociaux de classes », au
sens où il énonce, à juste titre, que les classes ne préexistent pas à
leur conflit et que ce sont les luttes de classes qui produisent les
classes, mais les classes qu’il définit ne comportent… qu’une classe, la
« classe capitaliste » qui domine respectivement le« prolétariat »,
l’« encadrement » et la « petite bourgeoisie ». Le postulat de la lutte
de classes reste chez lui un élément du puzzle théorique mais, dans la
réalité, il n’observe aucun résultat révolutionnaire de la mobilisation
syndicale ou politique concrète des dominés : la qualification, la
sécurité sociale, la fonction publique, la cotisation, tout cela peut
selon lui apporter une correction aux inégalités sociales et desserrer
provisoirement l’étau, mais ne constitue en aucun cas les prémices d’une
alternative, voire sert les intérêts fondamentaux du capital. Ce
mouvement ouvrier qui n’a rien conquis de véritablement subversif du
capital n’est donc pas un sujet historique, il n’est pas une classe
révolutionnaire. Seule la classe capitaliste existe comme telle. Alain
Bihr n’est pas le seul à exalter le mouvement ouvrier abstrait mais à
faire du mouvement ouvrier concret un idiot utile du capital, à élaborer
une critique théorique du capitalisme dans l’ignorance de sa critique
sociale, à raconter la saga d’une classe dirigeante qui a toujours la
main : la majorité des chercheurs en sciences sociales écrivent
l’histoire du point de vue de la domination de classe. Par leur
fascination pour le pouvoir, ils sont un élément décisif du clergé de la
religion capitaliste. Je ne parle pas ici des économistes orthodoxes,
dont j’ai dit dès le début qu’ils sont le haut clergé de cette religion
et qui pratiquent d’ailleurs, non pas la science sociale (pouah), mais
la science tout court ! Je parle d’un bas-clergé d’autant plus efficace
qu’il critique une domination capitaliste dont il nie qu’elle ait
commencé à être radicalement mise en cause.
On retrouve là un ingrédient constitutif
de la religion, qui, je le rappelle, n’est pas simple soumission, mais
aussi soupir du soumis contre son maître. De même que la croyance dans
la damnation des riches après la mort entretient la soumission dans
cette vie à ces riches haïs, de même la croyance dans une révolution qui
n’aura jamais lieu que demain entretient le mythe de l’impuissance des
dominés aujourd’hui. J’ai tout à fait conscience de la gravité qu’il y a
à dire cela, s’agissant de collègues aussi respectables qu’Alain Bihr
ou les Pinçon-Charlot, ou trop d’Économistes atterrés. Si
je le dis aujourd’hui avec encore plus de fermeté qu’hier, c’est parce
qu’il y a urgence à sortir d’une critique du capitalisme aveugle sur les
tremplins révolutionnaires construits dans la lutte de classes, une
critique qui, par son aveuglement, participe, évidemment à son corps
défendant, à la domination qu’elle combat. Pourquoi Alain Bihr
identifie-il souveraineté sur la production des producteurs associés et
abolition du salariat ? Précisément parce que les salariés sont rangés
chez lui dans deux classes-qui-n’en-sont-pas, le prolétariat, qu’il
définit exclusivement comme dominé, et l’encadrement, qui regroupe « les
agents subalternes de la domination capitaliste ». Le salariat, c’est
les prisonniers et leurs kapos. Et alors même qu’il insiste sur le
papier sur la nécessité théorique d’une historicisation des classes
sociales, en pratique il les essentialise : les salariés sont enfermés à
vie dans le camp du capital. Rien, dans ce qui s’est passé depuis deux
siècles de combat ouvrier, n’est fondamentalement émancipateur. Le
« processus révolutionnaire » dont il parle dans la citation que vous
rapportez est pour demain, Alain Bihr attend le Messie qui balaiera la
classe capitaliste, et donc le salariat qui en est l’appendice. Alors
que si, comme je m’y efforce depuis quarante ans dans mon analyse de la
sécurité sociale dans l’Europe continentale, on élabore une critique
théorique du capitalisme à partir de sa critique sociale, le salariat
prend une tout autre couleur. En tant que classe ouvrière, il a mené
une lutte de classes sur le salaire qui a produit les institutions
décisives que sont le salaire à la qualification et, plus encore, à la
qualification de la personne qui en fait un salaire à vie, et une
socialisation massive de la valeur contradictoire à l’accumulation
capitaliste par la partie de la cotisation et de l’impôt qui est
affectée au paiement du salaire à vie et au subventionnement de
l’investissement.
« Il y a urgence à sortir d’une critique du capitalisme aveugle sur les tremplins révolutionnaires construits dans la lutte de classes. »
Aujourd’hui où la classe ouvrière s’est
affaissée dans les vieux pays capitalistes – ce qui certes est
dommageable sur le court terme mais doit être lu dans le nécessaire
temps long de la révolution du mode de production (après tout, la
bourgeoisie a mis cinq siècles pour l’emporter comme classe
révolutionnaire sur l’aristocratie féodale, et a connu elle aussi des
hauts et des bas dans ce combat séculaire) –, l’imposition d’une
production salariale sans emploi et sans crédit, sans chantage donc de
la propriété lucrative, relève de la mobilisation et de l’inventivité
des organisations encore vivantes de la classe ouvrière, mais aussi,
très au-delà d’elles, de la mobilisation des cadres, écœurés des
pratiques des actionnaires et des prêteurs et qui mettent leur
savoir-faire au service d’une production alternative portée par de plus
en plus de trentenaires éduqués qui refusent, c’est leurs termes, de
«produire de la merde pour le capital » ou de se soumettre aux
injonctions d’employabilité : et aussi de la mobilisation de
travailleurs indépendants qui ont compris que leur intérêt n’est
absolument pas du côté du capital, voire de patrons de PME sur qui
pèsent la fonction d’employeur et la propriété d’un patrimoine dont ils
pourraient être libérés par une organisation salariale de la production.
Le salariat comme classe révolutionnaire en cours d’affirmation face à
la classe capitaliste ne se définit évidemment pas à partir du contrat
de travail avec un employeur. Il regroupe toutes celles et tous ceux qui
assument les institutions anticapitalistes du salaire : droit politique
au salaire à vie, copropriété d’usage de l’outil de travail,
socialisation de tout le PIB dans la cotisation-salaire et la
cotisation-investissement, création monétaire sans crédit.
Dans Après l'économie de marché, paru aux éditions ACL, Anselm Jappe
vous reproche de vous battre pour des choses qui, finalement, existent
déjà (la valeur, l'argent, le salaire, les fonctionnaires, les
retraites), et estime que votre montagne (la révolution) accouche d'une
souris. Vous voyez les choses en petit ou Jappe a-t-il la folie des
grandeurs ?
Comme Alain Bihr, Anselm Jappe pense
qu’il n’y a pas de sujet révolutionnaire en construction face à la
classe capitaliste, ce qui pour lui n’a d’ailleurs aucune importance.
Car la lutte de classes disparaît chez lui non seulement de
l’observation concrète, mais de la théorie elle-même. Le capitalisme est
défini comme fétichisme de la valeur, un fétichisme qui domine tant les
capitalistes que ceux qu’ils dominent, les uns comme les autres
impuissants à contenir une dynamique éperdue de marchandisation pour
tenter d’échapper à l’implacable baisse tendancielle du taux de profit,
dans une fuite en avant qui débouchera sur une inévitable apocalypse. Il
reste à espérer qu’elle sera joyeuse. Anselm Jappe ne voit les choses
ni en petit ni en grand : il développe du capitalisme une lecture
millénariste irresponsable. Ce qui m’importe, c’est de débattre avec
ceux que touche cette lecture. Car un tel discours sur l’horreur
économique, sur l’inutilité des mobilisations syndicales, sur la
nécessité de suppression de la valeur, et donc du travail et de la
monnaie, n’est pas sans échos à une époque où, à défaut de pouvoir
susciter l’adhésion au triste état dans lequel elle met la pratique de
la valeur et donc le travail concret, la classe dirigeante s’accommode
d’opposants qui récusent toute mobilisation pour changer cette pratique.
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