Reporterre : Le système croissanciste est fou et à
bout. Mais les alternatives émergent de plus en plus vigoureusement, qui
permettent de dessiner le monde… d’après la croissance. C’est le double
thème du prochain film de Marie-Monique Robin, qui illustre la ligne
actuelle du mouvement écologiste : alarme - plus que jamais - et espoir -
parce qu’il est fort et justifié. Nos amis du
4e Singe ont discuté avec Marie-Monique Robin et transcrit ses propos pour
Reporterre.
Marie-Monique Robin :
Le prochain film, et livre, s’appelle provisoirement
« Sacré croissance ! ».
Il s’inscrit dans la droite ligne des films que j’ai faits avant, où
j’avais fait le tour du système agro-industriel sous toutes ses faces,
aussi bien avec
Le monde selon Monsanto, qu’avec
Notre poison quotidien…
Et la question qu’on me posait toujours est :
"Est-ce qu’on peut faire autrement ?" J’ai commencé à y répondre dans
Les moissons du futur,
qui était une enquête sur l’agroécologie, se demandant si elle pouvait
nourrir le monde. Et je me suis dit que tout ce système agro-industriel
faisait partie d’un système beaucoup plus global, un système économique,
qui est fondé sur le dogme de la croissance illimitée.
Le dogme de la croissance illimitée
C’est à dire qu’on peut toujours produire plus, consommer plus, et
que c’est même le moteur de l’économie. Tous les matins à la radio, vous
entendez que c’est parce qu’on n’a pas de croissance qu’on a du
chômage, qu’on ne peut pas payer les retraites, etc.
Quand on commence à réfléchir à cette question, on se dit que quelque
chose est bizarre dans cette affaire, car on sait que les ressources de
la planète sont limitées, ce qui n’est quand même pas un scoop. Le
pétrole, le gaz, toutes les énergies fossiles, là-dessus il y a un
consensus : on a passé le pic pétrolier et gazier.
C’est-à-dire qu’à partir de maintenant les stocks de ces ressources
vont commencer à diminuer, et surtout que le prix de ces ressources va
augmenter, ce qu’on constate déjà depuis une dizaine d’années.
Quand on plonge dans les dossiers, on voit aussi que les minerais
sont menacés de disparition : on annonce la disparition de la plupart
des minerais (à part la bauxite) d’ici 2020 à 2040.
Ce qu’il faut comprendre c’est qu’il en restera, mais très peu, et ça
veut donc dire que les prix vont augmenter. Et comme toute notre
société de consommation est basée sur de l’énergie fossile, ou des
minerais bon marché, il est certain qu’à un moment la machine va se
crisper.
Sans parler du fait que les pays
« émergents », comme la Chine ou l’Inde où je voyage régulièrement, se disent :
"Nous aussi on voudrait bien vivre comme les occidentaux".
C’est très clair lorsque vous interrogez les experts là-dessus, si
tous les gens de la planète voulaient avoir le même standard de vie que
nous les européens, il faudrait quatre planètes. C’est une donnée, ce
n’est pas moi qui l’invente. Donc on se dit qu’il y a un quelque chose
qui ne va pas…
L’urgence du réchauffement climatique
Est-ce qu’on va continuer à dire aux français que c’est la croissance
la solution à tous nos problèmes, est-ce que ce ne serait pas plutôt le
contraire
? Est-ce que ce ne serait pas plutôt le problème la croissance
?
J’ai donc commencé à travailler là-dessus, et j’ai réalisé qu’il y
avait une urgence extrême. J’ai véritablement compris, au cours de la
dernière année, à quel point le réchauffement climatique était largement
en marche, qu’il faisait partie évidemment des conséquences du modèle
basé sur la croissance illimitée.
Plus on a de croissance économique et plus on émet de gaz à effet de
serre, parce que plus on utilise de pétrole (là-dessus les données sont
très claires aussi). Le réchauffement climatique, ce n’est pas pour dans
deux cents ans, ce n’est pas pour mes arrières-arrières-arrières
petits-enfants, on est déjà dans la tourmente, et d’ici vingt ou trente
ans, ce sera très, très dur.
Tout ça est déjà à l’œuvre. Il suffit d’aller en Afrique
subsaharienne pour voir que la désertification est déjà en marche, tout
comme en Amérique du Nord. En Californie ils ont une sécheresse
tellement énorme en ce moment qu’ils ne savent même pas s’ils vont
pouvoir sauver leurs arbres fruitiers. En France on a des inondations de
plus en plus courantes, des cyclones, etc.
Donc il y a urgence
! Je le dis carrément, il y a véritablement urgence
!
- Le lit sec du réservoir Almaden (San Jose, Californie), le 7 février. -
Montrer les solutions !
Moi je ne fais que retransmettre ce que m’ont dit les experts qui
travaillent de manière indépendante sur ces questions. Donc comme il y a
urgence, je pense que mon rôle n’est plus uniquement comme je l’ai fait
pendant vingt-cinq ans, de faire des films pour dénoncer des choses et
permettre au citoyen d’agir ensuite. Je pense qu’il faut montrer les
alternatives, et montrer qu’il faut faire autrement et vite
!
Donc mon film n’est pas uniquement une critique de la croissance, il
montre aussi que sur le terrain, partout dans le monde, il y a des gens
qui ont compris ça. Et c’est vraiment magique. Ils ont compris que si
l’on veut sortir du modèle de la croissance illimitée, il faut
relocaliser la production de l’alimentation, de l’énergie, et aussi de
l’argent. Trois grands mouvements planétaires en ce moment répondent à
cela.
L’agriculture urbaine
Le premier est l’agriculture urbaine, grand mouvement planétaire.
Pour cela je suis allé à Toronto et en Argentine, parce que je voulais
montrer des expériences très abouties, prouvant qu’on peut faire
autrement et que ça marche
!
A Toronto la ville soutient de manière très active l’agriculture
urbaine. C’est plutôt un contexte de citadins très diplômés qui laissent
tout tomber (un ancien trader de la bourse de
NY,
etc.), pour aller faire pousser de la nourriture en ville sous forme
coopérative, parce qu’ils ont conscience que l’autonomie alimentaire de
Toronto est de deux jours. S’il n’y a plus de pétrole c’est fini, on ne
nourrit pas les six millions d’habitants, c’est aussi simple que cela.
En Argentine c’est un autre cas de figure. Après la grande crise des
années 2000, une municipalité très volontariste a mis en place un
programme d’agriculture urbaine, comme moyen de sortir de la pauvreté,
et qui s’est pérennisé par la suite. Et cela permet de résister au
réchauffement climatique, car plus il y a d’espaces verts dans les
villes mieux c’est. Cela permet aussi d’être plus résilient.
Les monnaies locales et les monnaies sociales
Le deuxième domaine c’est les monnaies locales et les monnaies
sociales, grand mouvement planétaire aussi. Partout on crée des monnaies
locales et sociales, à Paris, la ville de Nantes aussi était censée
lancer la monnaie qu’ils avaient créée, Toulouse a créé la sienne...
Partout dans le monde, on crée des monnaies. Pourquoi
? Parce que le système financier est un autre gros problème, on sait très bien qu’il peut s’écrouler à n’importe quel moment
; ça c’est aussi les experts qui le disent.
Parce qu’il est complètement pourri. Quand on sait que seul 5
%
des transactions financières sont reliées à l’économie réelle... Ce qui
veut dire que le reste c’est de la spéculation. On comprend bien qu’en
fonctionnant ainsi, sur ce modèle de la croissance, créant toujours plus
de dettes pour nourrir la bête, la croissance, un jour va imploser.
Il y a donc beaucoup de gens qui ont compris ça, et qui veulent
redonner à l’argent sa vraie valeur, qui est un moyen d’échange. Ce sont
en général des monnaies fondantes, c’est-à-dire qui perdent de leur
valeur si on ne s’en sert pas, donc on ne peut pas thésauriser, on ne
peut pas spéculer.
C’est vraiment lié à l’activité réelle, à l’économie réelle, qui est
censée couvrir les besoins fondamentaux des humains. Pour cela je suis
allée au Brésil et en Allemagne, deux histoires assez extraordinaires…
- L’eusko, monnaie locale au Pays Basque -
Le transition énergétique
Et puis il y a la transition énergétique, un grand mouvement
planétaire aussi, pour créer des coopératives qui vont produire leur
propre énergie, dans un but non-lucratif, et tout en consommant moins.
Pour cela je suis allée au Danemark et puis au Népal.
Et puis je finis au Bhoutan, car derrière tout cela il y a la question de :
« Qu’est-ce que c’est que la richesse ? », comment on la mesure, de quelle richesse parle-t-on
? C’est remettre en cause le
PIB, produit intérieur brut
; quand on parle de croissance d’ailleurs, il s’agit de la croissance du
PIB.
Il y a un expert britannique qui dans le film raconte une histoire
que je trouve très parlante, il donne l’exemple d’un hamster, et un
hamster double de poids toutes les semaines jusqu’à sa sixième semaine
de vie, puis il s’arrête, heureusement car s’il ne s’arrêtait pas (c’est
ça la croissance illimitée…) au bout d’un an, il pèserait neuf
milliards de tonnes et consommerait toute la production annuelle de maïs
de la planète.
Mon film c’est : comment pourrait être la société post-croissance ?
Si on avait le courage de se dire :
On y va ! On revoit notre paradigme
(d’ailleurs il y a une réflexion mondiale actuellement, y compris aux
nations unies, pour définir un nouveau paradigme de développement),
plein de gens se mobiliseraient, parce qu’il y a plein de gens qui
comprennent que de toute façon ça ne marche pas. Il y a plein de gens
qui sont sur le bord de la route, il y a huit millions de français qui
vivent au-dessous du seuil de pauvreté, ceux-là n’attendent qu’une
chose : qu’on leur propose quelque chose d’autre.
Et cette société-là, finalement, comme elle transparait dans mon
prochain film, tous ces gens qui ont franchi le pas à un niveau
personnel, individuel, localement, eh bien ils vont beaucoup mieux, ils
recréent du lien avec leurs voisins, ils retrouvent un sens à leurs
vies, et évidemment ça ne passe pas par une croissance des biens
matériels. Mais finalement on coopère plus, on partage plus… On sera
obligé de le faire de toute façon donc autant anticiper…
Le changement viendra d’en-bas
Le changement viendra-t-il d’en bas, des gens
?
C’est une question que j’ai posée évidemment à tous ceux que j’ai
rencontrés, aussi bien sur le terrain, qu’aux experts, qui ont tous
écrit des livres sur la fin de la croissance...
Je pense que le changement systémique dont on a besoin, le système
qui bascule — et je préférerais qu’on le négocie ensemble plutôt qu’il
bascule tout seul et que tout se casse la figure — reposera sur toutes
ces initiatives qui sont mises en place partout dans le monde, qui
visent donc ces trois grands domaines, la relocalisation des trois
choses dont tout le monde a besoin pour vivre, qui sont l’alimentation,
l’énergie, et l’argent.
Le changement n’aura lieu que s’il y a suffisamment d’initiatives
partout, déjà en place sur le terrain, qui montrent qu’une autre voie
est possible, mais pour que cela soit un changement systémique, il faut
que les gouvernements soutiennent. Ça ne se fera que s’il y a une
volonté politique d’accompagner cela très rapidement.
Souvent l’exemple qu’on m’a donné (des gens penseront ah mon dieu c’est terrible
!),
c’est qu’il faut bien qu’on comprenne qu’on est dans une situation de
guerre, et l’ennemi c’est notamment le changement climatique, il faut
qu’on combatte globalement cet ennemi commun, que nous avons créé
nous-mêmes.
L’exemple qu’on m’a donné c’est donc de mettre en place une économie
de guerre, comme on a fait pendant la seconde guerre mondiale, et c’est
très intéressant parce qu’on voit comment, quand un pouvoir politique
prend conscience qu’il y a un danger, un ennemi aux portes, il peut
mobiliser toute sa force, très rapidement, en un an, relocaliser la
production alimentaire, comme on l’a vu en Angleterre et aux Etats-Unis
avec les
« Victory Gardens ».
Redonner du sens à l’échange
Donc on peut le faire très vite, ça c’est la bonne nouvelle, si on arrive à convaincre les politiques qu’il faut faire très vite
!
C’est accompagné de rationnement, mais le rationnement vous pouvez voir
ça d’une manière positive, c’est ce qui se met déjà en place quand on
fait du covoiturage. C’est partager les voitures. Il est bien évident
qu’on ne pourra pas continuer à avoir une, ou deux ou trois voitures par
foyer, et que ce soit un objectif dans la vie du pays de dire
« consommez des voitures ».
Partager c’est plutôt bien, il ne faut pas voir ça d’un point de vue
négatif. On redonne de la valeur à toutes ces valeurs de coopération, de
partage, d’échange, qui se sont perdues.
On a le savoir-faire car, vous verrez dans le film, ce sont des
expériences très abouties qui ont déjà plusieurs années, et qui
marchent. Je suis allée en Bavière, où une monnaie locale existe depuis
dix ans, c’est la Californie de l’Europe, donc tout sauf des Babas
Cools, et les chefs d’entreprise là-bas expliquent que la monnaie locale
est extrêmement importante, des chefs d’entreprises Bavarois, dans le
genre conservateur on ne fait pas beaucoup mieux
!
A l’inverse je suis allée au Brésil où une monnaie locale a
totalement transformé un bidonville en permettant la création d’emplois.
Ces gens-là se retrouvent tous pour dire : l’argent il faut qu’on s’en
ré-empare, et qu’on lui redonne sa vraie valeur, ce qui permettra de
développer la résilience, la capacité à encaisser les chocs.
D’ailleurs ce film est aussi beaucoup sur la résilience, comment
est-ce qu’on se prépare à encaisser les chocs, mais dans la bonne humeur
et le bonheur…
L’urgence climatique semble passer inaperçue
Car l’enjeu c’est quand même de savoir si nous allons survivre, à plus ou moins long terme, à ces chocs qui nous attendent
; le premier d’entre eux étant bien évidemment le réchauffement climatique.
Vous avez vu le dernier rapport du
GIEC, il y a quinze jours, si on ne fait rien, si on fait
« business as usual » : 4,8° d’augmentation de la température, c’est inouï
!
Ça veut dire plus d’un mètre d’élévation du niveau de la mer, ça veut
dire des millions de réfugiés climatiques, ça veut dire que la
production alimentaire va être totalement perturbée, et ça veut dire
beaucoup de souffrances…
Je suis complètement sidérée de voir que quand le
GIEC
sort un rapport comme celui-ci, où il tire vraiment la sonnette
d’alarme, on ne fasse pas ce qu’on a fait le 11 septembre. Le fameux
11 septembre. Nous étions en montage d’un film et tout d’un coup tout
s’est arrêté partout, en boucle, on a parlé que de ça, la 11 septembre,
le 11 septembre, pendant des journées entières. Les plateaux de télé,
les experts qui défilaient, etc.
C’est ça qu’on aurait dû faire depuis le dernier rapport du
GIEC,
c’est-à-dire se dire attention, là c’est trop grave… mais non, il ne
s’est rien passé, ça a été traité vraiment comme une petite info, dans
la plupart des médias. Pas une déclaration d’un homme politique de haut
niveau, disant attention ce rapport est vraiment très grave. Le déni.
On a besoin de nouveaux hommes politiques, éclairés. Pour l’instant,
la classe politique telle qu’elle est, est très verrouillée, très
empêtrée dans cette conception du développement qui a fait les Trente
glorieuses.
Donc il faut vraiment changer de logiciel, et je pense qu’on a besoin
d’une nouvelle classe politique constituée de jeunes, qui aient déjà
intégré tout ça, et qui ne soient pas dans cette conception totalement
dépassée.
Un autre rapport au travail, un autre rapport au temps
C’est une société où la notion de travail sera différente aussi, on
travaillera moins dans cette société-là. Moins de travail salarié, moins
de temps de travail, 20h c’est ce que disent les experts qui
travaillent là-dessus. Les vingt heures qui restent c’est du temps pour
planter ses tomates si on a envie, pour réparer ses vélos, car
évidemment le vélo c’est un moyen de transport d’avenir, ou échanger
avec ses voisins, ou faire partie d’une banque de temps.
Il y a des histoires absolument formidables. Au Japon par exemple,
ils ont développé depuis une quinzaine d’année une banque de temps, à
destination des personnes âgées. Vous habitez dans un quartier, vous
avez une personne âgée qui a besoin qu’on aille lui faire ses courses
par exemple, la voisine y va, et gagne des coupons dont l’unité c’est le
temps, 1h, 2h, 3h.
Elle peut soit les mettre sur un compte-temps (et ce qui est bien
avec un compte-temps c’est qu’une heure aujourd’hui c’est aussi une
heure dans vingt ans, pas d’inflation et pas de spéculation là-dessus),
soit elle les garde, se disant moi quand je serais vieille dans vingt
ans j’utiliserai mon capital temps que j’ai gagné en rendant service à
ma voisine.
Ou alors elle se dit,
tiens je vais les envoyer à mon vieux père qui est à l’autre bout du Japon, qui les utilisera. C’est génial
! Une banque de temps
! Partout dans le monde il y en a qui créent cela, c’est fantastique
! C’est la réponse à plein de questions
!
Sortir de la boîte
Il faut sortir de la boîte, il y a un expert d’ailleurs qui dit ça, on est dans une boîte, regardons à l’extérieur
! La solution est à l’extérieur de la boîte
! Et quand on fait ça, on trouve ça très sympa, on trouve ça finalement très motivant.
Alors évidemment il y aura des résistances… Qui a intérêt à maintenir le système
?
C’est ceux que je connais très bien, les grandes multinationales, qui
sont dans la courte vue, parce que la croissance telle qu’elle est
aujourd’hui ne profite qu’à une extrême minorité, de plus en plus
petite.
Il y a un groupe d’intérêts privés qui est très puissant, avec des
moyens importants, qui a intérêt à ce que le statu quo soit maintenu.
A nous maintenant de convaincre suffisamment les politiques et les
citoyens qu’on peut y arriver, malgré ces intérêts privés importants.
Transcription par Nicolas Casaux de son entretien avec Marie-Monique Robin, visible en vidéo sur
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