Source : Dormira jamais
Éducateur spécialisé, Mathieu M. [le prénom a été changé] est depuis plusieurs années en charge des mineurs isolés étrangers dans un département à proximité de Paris. Seul, il doit s’occuper de 140 enfants et adolescents de 8 à 18 ans, venus pour l’essentiel d’Afrique de l’Ouest, du Pakistan et de l’Afghanistan. C’est à lui qu’il revient de faire leur évaluation pour déterminer d’une possible entrée dans le dispositif de l’Aide sociale à l’enfance. Il doit veiller ensuite, pour les jeunes pris en charge, à ce que hébergement et repas soient assurés. Il doit enfin prévoir leur suivi éducatif, administratif et sanitaire. Pour y parvenir, pour quelques semaines encore, il est secondé par une stagiaire énergique et passionnée.
Fragments de vies dissimulées
Depuis quelques semaines, Mathieu livre sur un réseau social quelques fragments de ses échanges avec les jeunes qu’il a en charge: comme rien n’y paraît qui pourrait permettre de les identifier individuellement, chacun d’entre eux semble faire partie d’un chœur d’errances, d’angoisses et d’espoirs, de rires aussi, quelquefois. On devine surtout, derrière la froide rigueur du professionnel, que les souffrances passées des adolescents et leurs incertitudes présentes trouvent un écho dans la rude nécessité d’assurer l’essentiel, et le regret de ne pouvoir accorder toute l’attention requise à ces enfants déracinés. Ces derniers ont souvent rejoint seuls un monde dont ils ne connaissaient pas les règles, et dont la langue leur est parfois totalement inconnue. Pour espérer s’y faire une place, ils ne pourront compter sur aucun soutien individuel quotidien. Cette limite, l’éducateur la résume en une phrase: « Je ne vends pas du rêve. »Quand je lui ai fait part de mon désir de le rencontrer, Mathieu a choisi de prendre une journée de congé: « Je serai plus libre pour t’accompagner, parce qu’un jour ordinaire, j’ai aussi beaucoup de travail à faire au bureau, ce n’est pas le plus intéressant. » Il est venu m’attendre à la gare et en ce matin d’octobre. Ensemble, nous sommes allés assister à la rentrée d’une classe de primo-arrivants.
Une rentrée tardive
Il est bientôt 10 heures, et tous attendent silencieux, les yeux baissés sur leurs chaussures, l’appel d’un adulte qui va les faire entrer dans leur premier jour d’école. Le lycée des métiers a accepté de rassembler une quinzaine de jeunes dans une seule classe et de leur réserver une salle à l’année. Dans ce groupe-là, tous ont les bases de la lecture et de l’écriture, mais parfois dans une autre langue. Certains n’ont donc qu’une connaissance élémentaire du français, acquise au jour le jour depuis leur arrivée.La proviseure décrit l’emploi du temps, de nombreux cours de mise à niveau en langue, un peu de mathématiques et d’art appliqué, du sport et des travaux professionnels. Celles et ceux qui poursuivront leurs études seront orientés vers des filières courtes, car le département ne prévoit plus de Contrat jeune majeur pour qu’ils continuent à se former jusqu’à leur 21 ans. Sans soutien extérieur, il n’y a pas d’autres solutions que d’obtenir un diplôme au plus vite. « Le sport, c’est le cours qu’ils aiment le moins, me souffle Mathieu dans un sourire, alors qu’ils sont taillés comme des athlètes. » Consciente des disparités de niveau dans la connaissance du français, la proviseure parle lentement, associant chaque cours à sa couleur sur l’emploi du temps, suggérant par plaisanterie aux enseignants de se vêtir ton sur ton avec leur discipline. Mais les jeunes ne rient pas à cette boutade un peu enfantine, par timidité peut-être, parce qu’ils manquent encore de vocabulaire ou parce qu’ils ont peur de paraître déplacés. Lorsque tous ensemble ils partent visiter l’établissement, nous nous éclipsons pour faire la tournée des hôtels.
Grandir à l’hôtel
Dans ce département comme ailleurs, les Mineurs isolés étrangers ne sont plus placés en foyer à la différence de leurs camarades français. Ils sont répartis dans le parc hôtelier des principales communes, ou comme ici dans sa seule préfecture. Même s’ils ne représentent jamais qu’un dixième des jeunes pris en charge par l’ASE, les administrations estiment ainsi pouvoir faire une économie substantielle. Dans l’agglomération où travaille Mathieu, ils occupent sept des vingt-huit établissements de la ville, ceux où ne viennent pas les touristes, mais que fréquentent parfois les prostituées. Seuls les plus jeunes bénéficient de structures spécialisées. L’accueil dans les hôtels est très variable. Dans l’un d’eux tenus par un vieux monsieur d’origine algérienne, il y a comme un air de pension de famille, les jeunes vont et viennent, souriants. Un adolescent guinéen de quinze ans et demi me salue: « Monsieur M., c’est notre papa à tous. » Enjoué, il a déjà oublié la nuit passée en garde-à-vue au commissariat, où venu pour faire une évaluation, il est ressorti avec une OQTF [obligation de quitter le territoire français]. Elle n’a évidemment plus aucune validité puisque depuis lors il a été reconnu mineur. « La cellule, ça sent mauvais et les toilettes sont très sales. Mais au commissariat, ajoute-t-il, il y a de grands écrans, et des lumières partout, le policier a vu quelqu’un dans une cellule, et il a parlé dans un micro: toi tu cries trop. Je me suis dit, les blancs, ils ont inventé des trucs. »Quelques minutes d’attention
Dans le couloir d’un autre hôtel, un autre adolescent, guinéen lui aussi, nous montre des images sur son téléphone des échelles de Lélouma, un lacis de lianes et de bambous qui relie verticalement le plateau à la plaine, le monde des maîtres et celui des esclaves d’autrefois. « Il y a beaucoup de jeunes qui viennent de cet endroit, me dit l’éducateur, ils doivent se connaître, peut-être appartiennent-ils à la même famille élargie. Ils sont en contact les uns avec les autres, et c’est le bouche-à-oreille qui fait qu’ils arrivent dans la même ville. » Nous repartons déjà et le gamin n’a pas le temps de finir de nous montrer ce petit film dont il est si fier. Devant l’hôtel suivant, Mathieu extrait deux grands sacs de vêtements du coffre de sa voiture. Nous rendons visite à l’une des sept jeunes filles prises en charge sur l’agglomération. Celle-ci ne restera pas très longtemps car une place vient de lui être trouvée dans un autre département. Pour l’instant, elle reste dans le petit studio qu’elle partage avec une adolescente plus âgée. L’éducateur lui pose quelques questions. À ses réponses évasives, il comprend que même si elles s’entendent bien, elles ne se sont guère confiées l’une à l’autre. « Puisque tu ne vas pas à l’école, tu as le temps de sortir un peu? » « Non je reste à la maison. Vous savez, dans ma vie, je n’ai pas été très libre. » C’est un autre trait commun souvent constaté chez ces jeunes. Même s’ils ont parcouru des milliers de kilomètres pour venir jusqu’ici, le monde qui les entoure leur demeure hostile, étranger. Ils n’en ont pas les codes et ne savent pas très bien quoi faire à l’extérieur quand ils ne trouvent personne pour les accompagner. Dans leur courte existence, ils sont souvent apparus aux autres comme des intrus, un fardeau. Ils se cachent.Les douleurs tues
Les décors se succèdent, comme autant de lieux de passage où même la fantaisie a quelque chose d’anonyme. « Ici c’est la maison des poupées » me dit Mathieu en riant. Le couloir en effet est décoré de poupons et recouvert d’un papier peint à l’avenant. Je le vois frapper à plusieurs portes. Une jeune fille nous ouvre. Elle sourit comme à une heureuse surprise et nous fait signe d’entrer. Elle est arrivée il y a trois semaines d’une ancienne République soviétique mais son désir d’échanger est tel qu’elle parvient déjà à mener un semblant de conversation en français. Sur ses bras, l’éducateur regarde deux tatouages, l’un presque enfantin, l’autre plus classique, placés sans grande harmonie l’un près de l’autre. Mais ce dont il veut lui parler, c’est de cette trace sur son poignet, la cicatrice d’une entaille profonde, un appel au secours. Mes yeux se posent sur une affiche sous verre, une décoration de l’hôtelier: « Exposition coloniale: 90 indigènes exposés. » Mathieu a un sourire désabusé: « C’est ici qu’ils ont mis la blanche. »Notre tournée se termine. Dans la rue, il me montre des jeunes qu’il a eu ou a encore en charge. « Ces deux-là ne me disent jamais bonjour. Je ne sais pas pourquoi. » Puis nous croisons un couple avec enfant. « Celui-ci est arrivé il y a quelques années, tu vois, il s’en est sorti. »
Tenir envers et contre tout
Des jeunes, il en voit passer 300 par an. Seul une minorité finissent sous sa responsabilité. Il sait les prénoms de chacun et surtout, il connaît toutes leurs histoires. « Le week-end, je ne vais pas au centre-ville, sinon, je me remets à travailler. » Souvent, le matin, des adolescents l’attendent devant l’école de ses enfants. « Ils ne veulent rien, ils n’ont rien de particulier à me dire, ils sont là, c’est tout. » À chacun, il répète inlassablement: « Même si tu es dehors, même si tu n’as rien à manger, il faut que tu tiennes. » En huit ans, aucun n’a connu de retour forcé au pays, mais certains sont passés plusieurs fois par le centre de rétention. « Parmi les 300 jeunes majeurs, nous n’avons que 30 OQTF », me dit-il comme pour souligner que la situation n’est pas désespérée. « Tu vois, c’est terrible, on en vient à se dire que trente jeunes menacés d’expulsion après des années passées en France, au fond, ce n’est pas si grave. » Le téléphone se remet à sonner. Mathieu décroche, la journée de repos suit son cours, semblable aux autres journées.Pour aller plus loin:
- La chronique Migrations de ce site.
- Le livre Chroniques d’exil et d’hospitalité.
- Pour un autre exemple, celui de Marseille, voir l’excellent documentaire J’ai marché jusqu’à vous (LCP, 26/10/2016).
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