mercredi 22 juin 2016

Le boom des monnaies parallèles

Sandra Moatti
 
 
Depuis le début des années 80, les monnaies complémentaires fleurissent en marge des Etats. Avec des motivations très diverses, qui vont du gain individuel à la recherche de lien social.

En 1981, la compagnie aérienne American Airlines distribuait les premiers miles à ses clients. Aujourd'hui, plus de 160 compagnies ont adopté ce système, qui "paie" 20 millions de voyages chaque année. 1983: dans un Vancouver sinistré par la crise économique, le premier LETS (Local Exchange Trading System) est créé pour favoriser les échanges de biens et de services entre personnes. Vingt ans plus tard, le modèle a essaimé dans 2 500 associations, réparties dans 25 pays. Dans des registres très différents, ces deux événements préludent à une extraordinaire floraison de monnaies parallèles d'origine privée. Le monopole monétaire des Etats se trouve ainsi contesté, non seulement par le haut, avec la création d'une monnaie supranationale comme l'euro, mais aussi par le bas, par la multiplication des monnaies complémentaires.

Mais s'agit-il encore de monnaie? Leurs initiateurs récusent parfois le terme, parce qu'il éveille la méfiance des pouvoirs publics. Pourtant, dans la mesure où ces nouveaux instruments remplissent les deux fonctions d'unité de compte et de moyen de paiement, ils possèdent bien les attributs monétaires fondamentaux. Ils peuvent donc se révéler de puissants facteurs d'échange. Mais contrairement à la monnaie "officielle", qui donne un pouvoir d'achat généralisé sur le territoire national, le leur est limité à certains biens ou à certains partenaires. Cette validité restreinte fait justement leur intérêt et explique leur succès en ces temps de concurrence et de mondialisation. Parce que leur espace de circulation est limité, les monnaies complémentaires concentrent et dynamisent les échanges à l'intérieur de communautés données. Avec des motivations très diverses.
Fidéliser le client

La logique peut être purement commerciale. C'est le cas des systèmes de fidélisation des entreprises. Ils fonctionnent sur le principe: "je te distribue du pouvoir d'achat à condition que tu le dépenses chez moi". Ainsi, un homme d'affaires choisira plus volontiers de voyager sur une compagnie aérienne développant un programme de fidélisation, qui lui permettra d'accumuler quelques milliers de miles en vue de ses voyages en famille… De son côté, la ménagère choisira de faire ses courses aux Galeries Lafayette, car elle pourra ainsi créditer sa carte S'Miles de quelques centaines de points supplémentaires qui viendront s'ajouter à ceux déjà acquis dans son supermarché Casino. De quoi, peut-être, s'offrir une serviette éponge ou un sac de voyage… Ces deux enseignes développent en effet, avec d'autres, un programme de fidélisation commun qui comptait plus de 9 millions d'adhérents en 2004.

Les entreprises peuvent aussi avoir intérêt à se passer de monnaie officielle quand elles échangent entre elles. A l'instar du WIR, (voir encadré), ces systèmes d'échange marchandises permettent à la fois d'économiser du cash et de resserrer les liens commerciaux au sein d'un groupe d'entreprises. Ils se sont beaucoup développés à la faveur d'Internet. Il existerait aujourd'hui plus de 600 sociétés de barter (troc, en français) dans le monde d'après l'International Reciprocal Trade Association, l'organisation qui encadre ces pratiques.
Logique sociale

Mais c'est une tout autre logique qui anime les monnaies dites sociales. Nées en Amérique du Nord au début des années 80 et arrivées en France au milieu des années 90, elles apparaissent le plus souvent sur le terreau du malaise socio-économique, à partir d'une réflexion critique sur la monnaie officielle.

Celle-ci est accusée d'abord de ne pas valoriser les "vraies richesses": de nombreuses activités moralement répréhensibles ou écologiquement nuisibles engendrent d'importants flux monétaires, alors que d'autres, qui créent un véritable bien-être, comme les activités domestiques ou bénévoles, ne sont pas valorisées.
Le Cercle économique WIR

Le WIR est un survivant de la grande crise. Face au manque de liquidités, un ensemble de PME suisses ont créé en 1934 une monnaie communautaire, le "WIR" (pour "wirtschaftsring ": Cercle économique), pour échanger entre elles. A ce système d'échange marchandises s'est ajouté un système de crédit en WIR, à des taux avantageux. WIR est ainsi devenue une banque coopérative, forte de 2 000 PME coopératrices et de 70 000 PME clientes. Elle offre désormais aussi des services bancaires classiques.

Par ailleurs, quand la monnaie s'accumule dans les poches des uns et déserte celle des autres, elle échoue à jouer son rôle de "fluide de l'échange", pour reprendre l'expression du philosophe Patrick Viveret. La surmonétarisation des uns alimente la spéculation, la sous-monétarisation des autres les condamne à l'exclusion. Les monnaies sociales tentent de débarrasser l'argent de ses tendances spéculatives et inégalitaires et de le mettre au service de trois objectifs majeurs: relocaliser l'économie sur un territoire en dynamisant les échanges entre les acteurs locaux, encourager des échanges et des activités que la monnaie officielle ne valorise pas, et favoriser la cohésion communautaire.
Monnaies locales

Quand il s'agit avant tout de renforcer l'économie locale, la communauté de paiement est alors celle d'un territoire donné. Ces monnaies locales ont connu des antécédents dans les périodes de grande crise monétaire. On en a vu ainsi apparaître au cours des années 30 - comme à Wörgl, en Autriche (voir encadré page 74), ou plus récemment en Argentine. La mondialisation leur donne aujourd'hui une nouvelle actualité. Elles contribuent en effet à ce que les revenus engendrés localement soient dépensés sur place: une manière de compenser les pratiques des grands groupes dont les logiques d'implantation et de rapatriement des profits ignorent les territoires.

Mais aujourd'hui comme hier, les Etats européens se montrent très méfiants à l'égard de telles initiatives. C'est en Amérique du Nord que les monnaies locales se sont surtout développées depuis une quinzaine d'années. Une soixantaine de localités ont ainsi suivi l'exemple de l'Ithaca Hour, créée en 1991 dans la ville d'Ithaca aux Etats-Unis. Sans doute parce que, comme le souligne l'économiste Jean-Michel Servet, "la tradition du free-banking rend l'émission de monnaies privées plus facile dans le monde anglo-saxon".
Les monnaies parallèles et l'Etat

Les monnaies parallèles suscitent la méfiance des pouvoirs publics, dont elles remettent en cause à la fois le contrôle sur l'émission monétaire et le pouvoir fiscal. Parmi les inspirations des créateurs de monnaies privées, on trouve d'ailleurs parfois une idéologie ultralibérale qui vise à affranchir la monnaie de l'emprise de l'Etat. Ce fond idéologique est présent aux Etats-Unis, marqués par l'histoire du free-banking : jusqu'au début du XXe siècle, le pouvoir de création monétaire des banques américaines échappait à tout contrôle de la puissance publique.

Mais cet extrême morcellement a montré ses limites. Dès lors qu'une monnaie privée circule dans l'économie et est acceptée par les autres banques, la faillite de son émetteur peut déstabiliser tout le système des paiements. La récurrence des crises financières a d'ailleurs conduit progressivement à l'émergence de la banque centrale, qui garantit les paiements contre la défaillance des banques, en échange de pouvoirs réglementaires très stricts sur celles-ci. D'où la vigilance des autorités monétaires face à la montée des monnaies électroniques. De leur côté, les monnaies sociales ont une validité trop limitée pour entrer en concurrence avec la monnaie officielle et poser des problèmes d'ampleur macroéconomique.

Reste un problème fiscal: la solidarité que les monnaies sociales instaurent entre leurs membres a pour effet de les soustraire aux prélèvements obligatoires captés sur des flux monétaires, et au financement de la solidarité nationale. C'est une des raisons pour lesquelles les expériences de "monnaies franches" menées dans les années 50 en France ont été interrompues. Le problème s'est à nouveau posé dans les années 90 à propos des systèmes d'échange locaux (SEL), mis en cause devant les tribunaux pour travail au noir. La justice n'a pas condamné les Selistes, considérant qu'il s'agissait d'échanges mineurs, qui n'auraient pu avoir lieu dans le cadre du marché. Mais quand les échanges en monnaie complémentaire prennent de l'ampleur, un compromis fiscal s'impose. Il peut consister soit en un prélèvement en monnaie officielle sur les opérations ou sur les revenus en monnaie parallèle, soit en une exonération fiscale. A condition de convaincre de l'utilité sociale de cette autre monnaie.
Le lien autant que le bien

La communauté d'échange peut aussi être un groupe de personnes qui s'associent pour échanger entre elles des biens (autoproduits ou d'occasion) et des services (éducatifs, de soins aux personnes, etc.), du temps ou des savoirs. Les LETS, nés au Canada, se sont bien acclimatés en Europe. A leur origine, on trouve l'idée de redonner aux personnes exclues de l'accès aux moyens de paiement classiques la capacité d'échanger et de s'insérer socialement. Dans ces systèmes, chaque partenaire est tour à tour offreur et demandeur, producteur et consommateur. L'échange est ainsi l'occasion, pour chacun, non seulement de satisfaire ses demandes, mais aussi de va lo riser ses compétences.

A l'usage, il apparaît que les LETS ne remplissent guère de fonction d'insertion économique. Les biens et les services qu'ils permettent à leurs membres de se procurer "ne dépassent pas 3% à 5% de leurs besoins", d'après Margrit Kennedy, grande apôtre des monnaies alternatives, et ils ne mettent que rarement le pied à l'étrier de l'emploi. Mais ils jouent incontestablement un rôle d'insertion sociale, en favorisant les contacts et les échanges interpersonnels. Quand Pierre "vend" des cours de guitare à Paul, qui "achète" les confitures d'Andrée, qui apprend la danse africaine avec Zaina, le fait d'échanger est aussi important que ce qui est échangé. Le lien compte autant que le bien.
Wörgl et la monnaie fondante

Comme Janus, la monnaie a deux faces. D'un côté, c'est un facilitateur d'échange et donc un facteur de lien entre les hommes. Mais, de l'autre, c'est la source d'inégalités vertigineuses, d'enrichissements sans cause et de spéculation. Comment ne garder que son bon côté? Un économiste du début du siècle, Silvio Gesell (1), a inventé une solution: la monnaie fondante. Son idée: encourager la circulation monétaire et décourager l'épargne, en infligeant une perte de valeur régulière à la monnaie, une sorte de dévaluation maîtrisée.

Ses théories, qui ont fait l'admiration de Keynes, ont été appliquées pour la première fois dans une petite ville du Tyrol autrichien, Wörgl, pendant la grande crise des années 30. A l'initiative du maire de la ville, une monnaie locale fut émise, dont la caractéristique était de se déprécier de 1% par mois: pour qu'un billet reste valable, un timbre devait y être apposé un jour donné de chaque mois. Ces billets avaient un double avantage sur la monnaie officielle: ils devaient être dépensés localement et ils circulaient naturellement beaucoup plus vite, puisque les garder coûtait de l'argent. L'économie locale aurait ainsi bénéficié d'un sérieux coût de fouet. Mais l'expérience fut rapidement interrompue par la Banque nationale d'Autriche. Le principe de la monnaie fondante continue cependant d'inspirer de nombreuses monnaies sociales à travers le monde.

(1)

Voir "Silvio Gesell: un prédécesseur de Keynes?", Alternatives Economiques n° 158, avril 1998.

[1] Voir "Silvio Gesell: un prédécesseur de Keynes?", Alternatives Economiques n° 158, avril 1998.

Tous les LETS fonctionnent selon un principe de crédit mutuel entre membres. En "achetant" quelques heures de cours d'informatique donné par un autre adhérent, je crée une dette sur mon compte et un crédit sur celui de mon fournisseur, qui pourra l'utiliser à son tour dans un achat. Autrement dit, ma dette va circuler dans le système, engendrant du pouvoir d'achat. A partir de ce principe de base, des variantes nationales sensibles témoignent de différentes "morales de l'échange". Ainsi les LETS anglais permettent l'échange à la fois de biens et de services et se réfèrent en général aux valeurs de marché. D'autres veulent au contraire s'en affranchir. Les "banques des temps" italiennes sont ainsi conçues pour seulement des échanges de services, sur la base du temps passé. En France, les systèmes d'échange locaux (SEL) laissent en général les participants déterminer la valeur d'échange dans un accord de gré à gré.
Impact limité

Au total, Jérôme Blanc, spécialiste des monnaies parallèles, estime qu'"il y a, au milieu de la décennie 2000, entre un demi-million et un million [d'adhérents à des systèmes de monnaies sociales], répartis dans plus de trois mille associations, situées dans une quarantaine de pays, pour l'essentiel en Occident, en Amérique latine et au Japon". Leur impact reste cependant très limité: "A l'exception notable de l'Argentine, nulle part les monnaies sociales n'ont acquis de taille significative par rapport à l'activité économique et sociale nationale."

Cette intense créativité monétaire ne doit donc pas trop faire rêver les apprentis monnayeurs. Il ne suffit pas de dire "que l'argent soit" pour que le pouvoir d'achat se crée miraculeusement. Il ne faut pas non plus imaginer qu'il suffirait de changer de monnaie pour changer le monde. Ce serait, avertit Jérôme Blanc, une "simplification abusive".
La monnaie sur mesure

Plutôt que de céder à cet idéalisme simpliste, les monnaies sociales doivent, pour gagner en efficacité, repartir de ce qui fonde le succès d'une monnaie: la confiance. Or la confiance dans la monnaie est lente et difficile à construire. Elle repose d'abord sur l'organisation du système de paiements, selon un ensemble de règles adapté aux objectifs recherchés.

Choix d'abord d'une monnaie de compte, comme dans les LETS, ou d'une monnaie papier. La première solution permet une gestion très décentralisée de l'émission monétaire, puisque c'est le crédit mutuel entre les membres qui engendre la monnaie. Mais de tels systèmes se révèlent lourds à gérer - édition d'un catalogue des offres et des demandes, saisie des transactions et suivi des comptes, etc. Au contraire, une monnaie papier épargne la gestion d'un système de comptes, elle est aussi plus visible et plus ouverte - il suffit de l'accepter pour faire partie de la communauté de paiement. Ce choix est plus adapté dans le cas de monnaies territoriales. Mais d'autres difficultés surgissent: le risque de contrefaçon et le pilotage délicat de la création monétaire. Trop de monnaie en circulation dégrade sa valeur, pas assez limite les échanges. Le trueque argentin a ainsi été victime d'une surémission monétaire, doublée d'une importante contrefaçon, qui a sapé la confiance.

Autre choix crucial: celui de l'articulation avec le système de paiement officiel. Les LETS ou certaines monnaies locales comme l'Ithaca Hour en sont totalement déconnectés. D'autres instruments sont au contraire gagés contre la monnaie nationale, entièrement ou partiellement, et quelquefois même convertibles moyennant une décote. Les Etats qui ancrent leur monnaie à une grande devise étrangère pour bénéficier de la confiance qu'elle inspire n'agissent pas différemment. Les monnaies complémentaires n'échappent donc pas aux dilemmes traditionnels de toute politique monétaire… D'autres options leur sont propres, comme celle de la monnaie fondante (voir encadré page 74). Avec, là encore, des choix à faire sur le rythme de dépréciation et l'usage de la monnaie "fondue". Au total, la création et la gestion d'une monnaie sociale relèvent donc d'une véritable ingénierie monétaire.
La barrière du nombre

Outre le système de règles, le succès d'une monnaie repose aussi sur une communauté d'usagers suffisamment vaste, entre des acteurs suffisamment nombreux et complémentaires pour que des échanges aient lieu. Les SEL français se heurtent souvent à cette barrière. Après l'engouement initial, le nombre de leurs membres a plafonné autour de 20 000 personnes, réparties en quelque 300 associations: une masse critique d'utilisateurs insuffisante pour faire vivre l'échange.

C'est pourquoi les expériences les plus récentes cherchent à ouvrir la communauté d'échange au-delà d'un cercle étroit de militants et à favoriser "l'hybridation des ressources", selon l'expression de Michel Servet. Des initiatives comme le Chimgaueur en Allemagne (créé en 2003) ou les projets Libra en Italie et Sol en France (voir article suivant) s'efforcent de créer une convergence d'intérêts entre entreprises, associations, collectivités locales et consommateurs- citoyens sur un territoire donné. Les dispositifs imaginés sont plus sophistiqués et associent des systèmes de fidélisation commerciale et le développement de projets citoyens sans but lucratif. Ils cherchent en quelque sorte à dépasser l'opposition entre la logique commerciale des monnaies d'entreprises et la logique sociale des monnaies citoyennes. Entre le profit et le lien.
Le projet Sol, un laboratoire monétaire
Sandra Moatti

Une nouvelle monnaie électronique est testée dès cet été. Son objectif: créer une communauté d'échange fondée sur des valeurs de solidarité.

Acceptez-vous les sols?" Vous poserez peut-être un jour prochain cette question à votre marchand de primeurs bio, dans un magasin de commerce équitable, à votre mutuelle ou même à votre banque (à condition qu'elle soit coopérative). Et il ne s'agira pas d'un vieux sou, mais d'une monnaie moderne, électronique, sous forme de carte à puce. Elle s'acquerra à travers une consommation "responsable", un engagement associatif ou par l'intermédiaire de l'aide sociale. Et pourra être utilisée auprès des structures de l'économie sociale et solidaire (coopératives, mutuelles, associations).

Objectif de ce nouvel instrument monétaire: créer une communauté d'échange fondée sur des valeurs de solidarité et de développement durable. Le projet Sol bénéficie d'atouts assez inédits par rapport aux modèles habituels de monnaies sociales, mais il révèle aussi la difficulté qu'il y a à changer d'échelle.

"Utiliser toutes les bonnes idées"

C'est un séminaire sur les monnaies parallèles, tenu en 1999, qui éveille l'intérêt de quatre grandes entreprises de l'économie sociale, la Macif et la Maif, le crédit coopératif et Chèque déjeuner. Un groupe de travail se forme, animé par le philosophe Patrick Viveret, qui résume l'intention: il s'agissait d'"utiliser toutes les bonnes idées en les réorientant dans le sens d'un développement humain soutenable".

Dans la floraison des monnaies sociales, ces entreprises retrouvent l'esprit de leurs origines: des initiatives de citoyens prêts à s'organiser collectivement pour offrir des services que les firmes capitalistes sont incapables de produire et pour suppléer aux carences de l'Etat. Les monnaies sociales résultent elles aussi d'initiatives citoyennes, visant à rectifier les règles de l'échange marchand et à combler les carences des monnaies officielles. Mais elles restent cantonnées dans des cadres territoriaux ou des cercles militants restreints. Alors que "l'économie sociale et solidaire a tous les atouts pour réunir une masse critique d'utilisateurs", estime Patrick Viveret. Elle pèse aujourd'hui près de 10% de la richesse monétaire produite en France et intervient dans de multiples domaines allant de l'assurance et de la banque à l'agro-alimentaire, en passant par les services aux personnes. Reste à mobiliser cette communauté d'échange potentielle.

Les monnaies complémentaires à vocation commerciale (S'Miles et autres) ont constitué une autre source d'inspiration. Avec un programme de fidélisation de clientèle commun, un ensemble d'entreprises affichant des valeurs de responsabilité sociale et de solidarité pourrait bien capter une clientèle de plus en plus sensible au thème de la consommation citoyenne. A cela s'ajoute la montée des monnaies affectées (comme les titres restaurant), qui constituent un outil puissant pour orienter la demande vers certains biens ou certains services, et dans lequel le groupe Chèque déjeuner, un des initiateurs du projet, bénéficie d'une expertise reconnue.

Une carte à puce, trois monnaies

L'architecture retenue témoigne de la diversité de ces inspirations. Plutôt qu'une monnaie unique, le projet Sol recouvre trois instruments monétaires logés sur la même carte à puce. Aux entreprises du secteur marchand, il propose un outil commun de fidélisation d'une clientèle propre à l'économie sociale et solidaire: le "Sol coopération". Il s'acquiert lors des achats en euros dans les entreprises de l'économie sociale adhérant au réseau Sol. Mais contrairement à un programme de fidélisation commercial classique, l'objectif n'est pas seulement de récompenser les clients qui dépensent le plus, mais aussi d'encourager les bonnes pratiques de la part des consommateurs. Par exemple, le Crédit coopératif envisage de distribuer des sols aux clients qui souscrivent un fonds de placements éthiques ou un prêt voiture propre; la Macif fera de même avec les assurés qui auront recours à une entreprise de l'économie solidaire en cas de sinistre. Les sols ainsi acquis constituent en outre de véritables moyens de paiement. Chaque entreprise définit quels biens ou quels services sont payables en sols et selon quelle proportion.

Aux collectivités locales, le projet propose un "Sol affecté". Il permet de distribuer un pouvoir d'achat ciblé aux bénéficiaires de l'aide sociale. Ceux-ci pourront l'utiliser auprès des structures membres du réseau, par exemple pour souscrire à une mutuelle santé ou bénéficier des services d'une association d'aide à domicile.

Enfin, le dernier visage du Sol est celui d'une monnaie communautaire qui s'acquiert par l'engagement associatif. L'objectif du "Sol engagement" n'est pas de solvabiliser une demande, mais d'encourager des initiatives qui ne sont pas valorisées par le marché. Comme les SEL, les systèmes d'échange locaux, il vise à développer les échanges et le lien social, hors des circuits marchands. Mais en les orientant vers des besoins sociaux définis collectivement, au niveau de chaque territoire, comme l'accompagnement des personnes âgées ou handicapées, l'animation du temps extrascolaire des jeunes, etc.

Entre l'euro et le don

Dans l'état actuel du projet, ces trois compartiments sont imperméables: ce sont trois comptes abrités sur une seule carte, mais distincts et non convertibles entre eux. Cette segmentation trahit la difficulté de faire cohabiter au sein d'un même système d'échange des structures qui n'ont pas le même rapport au marché et donc à la monnaie officielle. Le lien à l'euro cristallise les différences. Ainsi, les "Sols coopération" sont entièrement gagés contre des euros. L'entreprise qui souhaite en distribuer à ses clients doit soit les acheter (au tarif d'un sol pour dix centimes d'euros), soit les avoir préalablement reçus en paiement. Dans l'autre sens, celle qui en reçoit peut les convertir en euros, moyennant sans doute une légère décote pour éviter les fuites hors du système.

Cette double garantie a été jugée nécessaire pour établir la confiance dans la valeur du sol. Pour Jean-Philippe Poulnot, directeur de la recherche chez Chèque déjeuner et responsable du projet au niveau national, ce choix présente l'avantage de "ne générer ni inflation ni fausse monnaie", de correspondre à un schéma éprouvé, "compris par les administrations", et parfaitement maîtrisé par Chèque déjeuner. La rémunération des réserves qui servent de couverture permettra en outre de financer, à terme, le fonctionnement du système. Le "Sol coopération" ne conservera cependant pas éternellement sa valeur en euro. Pour accélérer sa circulation, c'est une monnaie fondante: au bout d'un an, sa valeur décroit selon une courbe exponentielle. La monnaie "fondue" (la contrepartie de la décote) ira alimenter un fonds de soutien à des créations d'entreprises ou à des projets humanitaires.

Petits et gros

Mais le lien à l'euro représente aussi un coût d'entrée dans le système, qui risque de peser plus lourd pour les petites structures. Tout sol distribué à un client représente en effet un dixième d'euro qui sort des caisses. Les grands groupes ont une surface financière suffisante pour faire un tel investissement marketing, d'autant qu'il s'agit aussi d'une opération de communication qui manifeste leur engagement sur les valeurs sociales et solidaires. Le geste est cependant nettement plus coûteux pour une entreprise d'insertion ou un petit magasin de commerce équitable. Or, "ça ne peut marcher que s'il y a une quantité et une diversité suffisante d'entreprises" reconnaît Celina Whitaker, l'autre responsable nationale du projet. Et si chacun, à son échelle, met ou remet suffisamment de sols en circulation pour stimuler les échanges. L'expérience montrera si le Sol engendre un accroissement de clientèle qui profite à tous équitablement. Les déséquilibres seront en tout cas rapidement repérables, puisque le support électronique de la monnaie permet une traçabilité complète de toutes les opérations.

Ne pas taquiner la loi

En revanche, tout lien avec l'euro disparaît avec le "Sol engagement", que certaines associations pourront distribuer à leurs membres bénévoles. Mais les usages et les circuits d'échange de cette monnaie restent encore largement à définir. Seront-ils restreints aux échanges non marchands entre des personnes, dans l'esprit des SEL, ou utilisables plus largement, comme moyen de paiement auprès des structures de l'économie sociale et solidaire? Au niveau local, la tentation est forte de jeter ainsi un pont entre les secteurs marchand et non marchand. Mais cela reviendrait à reconnaître aux associations le pouvoir de créer ex nihilo une monnaie permettant d'acheter des biens et des services vendus en euros.

Pour l'instant, les organisateurs du projet préfèrent ne pas taquiner la loi: "On a choisi dans un premier temps une séparation stricte pour ne pas avoir de problème", explique Yann Clavreul, coordinateur du projet en Bretagne. L'unité de support et de dénomination du sol n'est cependant pas innocente. "Si on veut aller plus loin, on pourrait se dire: on fait un équivalent, c'est le même sol. Il y a de ça dans l'idéal du projet", reconnaît Celina Whitaker.
Un soutien européen

La carte Sol est prête et, depuis quelques mois, des correspondants régionaux tentent de convaincre un maximum de structures de l'économie sociale et solidaire de l'intérêt du projet. L'expérience commence cet été et devrait durer jusqu'à la fin 2007 dans trois régions pilotes et sur des territoires limités: Rennes et Carhaix en Bretagne, Lille dans le Nord-Pas-de-Calais, quelques arrondissements parisiens et une commune de la première couronne en Ile-de-France. Dans le cadre du programme Equal, l'Europe prend en charge 50% du coût de l'expérimentation (1,3 million d'euros), le reste étant supporté à 30% par les collectivités locales et à 20% par les acteurs de l'économie sociale. L'objectif est d'avoir installé 450 terminaux de paiement et distribué 18 000 cartes à la fin 2007. Mais un proche du dossier estime qu'il faudrait approcher les 100 000 cartes pour atteindre une masse critique viable.

L'avenir du dispositif reste ouvert. L'association Sol, qui regroupe l'ensemble des parties prenantes du projet (fondateurs, structures membres du réseau et porteurs de la carte Sol) aura pour mission de faire fonctionner le système et, éventuellement, d'en affiner les règles. Pour se dégager peut-être, à terme, du lien avec l'euro et gagner en simplicité. Mais à l'heure où l'expérimentation se lance, la complexité du dispositif pourrait se révéler dissuasive pour les non-initiés. Le risque est alors que la dynamique s'épuise avant que le Sol ait conquis une masse critique d'utilisateurs.
En savoir plus

"Le projet Sol, pour retrouver le sens des valeurs", par Celina Whitaker et Pascale Delille, disponible sur www.caracoleando.org/article157.html   
En savoir plus

Exclusion et liens financiers. Monnaies sociales, rapport 2005-2006, par Jérôme Blanc (dir.), éd. Economica, 2006. Un bon tour d'horizon, à la fois théorique et concret, des expériences de monnaies sociales.
Nombreux sites Internet sur les monnaies sociales: par exemple, en français, http://money.socioeco.org ou http://selidaire.org, le réseau des SEL en France.
Sandra Moatti
Alternatives Economiques n° 249 - juillet 2006

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