Source : Yannis Youlountas
Une menace généralisée se précise sur la ligne de front entre les ruines du vieux monde et les premiers jardins du nouveau. En Europe, la répression s’accentue simultanément dans les poches de résistance et de création que sont Marinaleda (Espagne) et Exarcheia (Grèce), sans oublier les irréductibles du Val Susa, du Pays Basque, de Chalcidique ou encore de la ZAD de NDDL. Une répression qui n’a qu’un seul but : nier les alternatives et garder l’imaginaire sous contrôle.
Janvier 2014. Il y a exactement 30 ans, Margaret Thatcher lançait son redoutable TINA : « There is no alternative ! » (il n’y a pas d’alternative). Depuis lors, le repli des utopies des 60’s et 70’s a fait place à la toute-puissance du modèle dominant. Les premières années de l’ère du TINA se sont conclues par la victoire d’un bloc sur l’autre. Les suivantes ont vu le projet altermondialiste affaibli puis dépassé par la montée des nationalismes dans un climat entretenu de peur économique et sociale.
Cependant, depuis quelques mois, l’expérience autogestionnaire de Marinaleda, pourtant ancienne, et les déplacements de ses représentants, ne cessent de susciter le désir de changement. De même, l’archipel d’utopies qu’est le quartier athénien d’Exarcheia, au cœur de la Grèce qui résiste à une austérité inhumaine, fait l’objet d’une attention chaleureuse en France et ailleurs en Europe. Les idées voyagent, les slogans, mais aussi les actes. Des expériences concrètes qui prouvent que des alternatives existent et qu’un autre monde est possible voire même, peut-être, déjà en marche. D’autres territoires s’insurgent contre la tyrannie productiviste et son projet délirant d’avaler la terre et le temps : sur la ZAD de NDDL contre un nouvel aéroport nantais, au Pays Basque et dans le Val Susa (Alpes italiennes) contre des lignes de train à grande vitesse. Autant de grands travaux inutiles et nuisibles qui s’étendent jusque dans les coins reculés de l’Europe, comme si la seule question était comment aller plus vite, sans jamais se poser la question du pourquoi et, par-là même, de l’orientation dans la pensée, dans la vie, dans le monde.
« Étant toujours en train de courir,
nous vivons la tête baissée. »
Et c’est en cela que les marges inquiètent le système en place. Elles posent les questions éludées dans la précipitation quotidienne, du matin au soir. Étant toujours en train de courir, nous vivons la tête baissée. Jamais le regard à l’horizon, ou si peu. Toujours dans les objets, outils, médias, miroirs de notre vacuité. Toujours dans le néant de ce monde qui marche à l’envers. L’être humain croît être tout et ne rien avoir, alors qu’il a tout et qu’il n’est rien. Sur ce présupposé mensonger sont bâties nos sociétés. Un mensonge qui nous détourne à la fois des moyens raisonnables d’exister et du projet raisonné d’être.
2014 est une marche de plus dans l’escalier de la peur, dont on redoute la destination. Cette peur nous ramène, à l’instar du Léviathan de Thomas Hobbes, à une société distillant quotidiennement l’idée que l’homme est un loup pour l’homme et un objectif principal, par conséquent : la sécurité. Dès lors, la question de la norme et de la normalité se pose avec insistance. Et en miroir, celle de la marge et de la marginalité. Marginalité qui consiste à vivre ou penser dans la marge, ou plutôt dans les marges. Oui, mais quelles marges ? Celles que définit Foucault. Précisons : Michel Foucault, le philosophe et psychologue… qui a le malheur d’avoir un homonyme, animateur télé, qui est aussi un antonyme, mais qui serait sans doute un bon sujet d’analyse sur ce qu’est la normalité dans notre société du spectacle. Laquelle nous invite partout, à travers lui, à gagner des millions, à devenir riche, puissant, connu, glorieux et même adulé, mais qui ne nous permet pas de vivre autrement qu’en rampant. Le fantôme de la précarité nous hante et nous conduit à désirer la sécurité et le petit confort personnel plus que tout autre projet de société.
À l’extérieur, au-delà, autrement, il y a ce que Michel Foucault appelle les hétérotopies. Ces zones périlleuses, de non-droit pour la plupart, catacombes de la cité ou lieux transitoires, zones tampons, espaces vides ou presque, étapes ou voies de garage, raccourcis, détours ou impasses. Zones d’humanité à part entière, comme les écoles, les maisons de retraites, les hôpitaux, les prisons, ou encore la rue quand on est amené à y habiter. Des zones de mise à l’écart, volontaire ou pas, avec un statut à part entière et une liberté conditionnée, surveillée, et souvent réduite. L’hétérotopie est un lieu d’hétéronomie, c’est-à-dire dans lequel l’individu ne peut pas pleinement être autonome.
Sauf quand l’hétérotopie est une création, une brèche ouverte pour donner un lieu à l’utopie, c’est-à-dire un projet de vie alternatif. Travailler l’utopie de l’intérieur et la donner à voir à l’extérieur. Libérer l’imaginaire colonisé par les mots du pouvoir, l’opinion majoritaire ou s’affirmant comme telle, et les habitudes convenues comme étant les principales références. Ces hétérotopies là sont l’archipel de la marge, un peu comme des îles au large d’un continent, mais qui s’exposent d’autant plus aux intempéries, aux tempêtes, aux cyclones. Marges auxquelles s’oppose également, et plus violemment encore, le fascisme qui n’est pas tant un extrémisme, au sens d’un mouvement visant intensément une utopie (qui peut se révéler être une dystopie) que la radicalité dans la normalité : délire de pureté jusqu’à l’eugénisme social, politique, sanitaire ou ethnique. Marges qui paraissent des en-dehors, alors que la fabrication de l’exclusion est d’abord dans le regard de l’autre. Marges qui permettent parfois de voir, dire et penser autrement, donc de contribuer, même modestement, à changer le monde ; qui posent la question cruciale : est-ce l’individu en rupture qui est inadapté ou bien n’est-ce pas aussi et surtout la société qui est inadaptée à la diversité, à la créativité et à la fragilité des individus ?
« L’heure n’est plus au nombre de Vietnam,
mais de Marinaleda, d’Exarcheia… »
Pour fêter les 30 ans du TINA, l’Europe de la norme vient d’accentuer la répression des marges et projette l’écrasement des hétérotopies qui dérangent ou défient son modèle dominant. Le maire de Marinaleda en Espagne vient d’être condamné à 7 mois de prison ferme, ainsi que plusieurs de ses camarades le 20 novembre. Des dizaines de compagnons viennent de subir le même sort en Grèce, notamment à Exarcheia après les nuits du 17 novembre (189 interpellations), du 6 décembre (135 interpellations), et du 13 décembre (84 interpellations). De même en Chalcidique, territoire du nord de la Grèce où la population lutte contre l’installation autoritaire d’immenses mines d’or sur un site naturel autrefois protégé et se trouve menacée par des peines de prison de plus en plus lourdes. Les opposants basques au TGV pyrénéen ont, pour leur part, écopé de deux ans de prison ferme le 27 novembre pour avoir simplement entarté la présidente de Navarre. Des militants NO TAV contre le LGV italien de Val Susa ont subit de violentes arrestations le 9 décembre dans des espaces sociaux libres de Turin et à Milan. En France, parmi d’autres luttes, celle de la ZAD de NDDL menace également de se durcir du fait d’un pouvoir obstiné dans l’autisme et qui s’apprête à utiliser la violence.
Faisons-le savoir partout, cette répression généralisée n’a qu’un seul but : nier les alternatives et garder l’imaginaire sous contrôle. Pendant qu’il est encore temps, défendons les utopies en actes et multiplions-les. L’heure n’est plus au nombre de Vietnam, mais de Marinaleda, d’Exarcheia et de bien d’autres formes d’alternatives expérimentales à inventer. Il est encore temps de libérer l’imaginaire, dissiper la résignation et mettre fin au TINA. Il est encore temps de choisir la vie.
Y.Y., paru dans Z’indignés (ex-Le Sarkophage), janvier 2014
Une menace généralisée se précise sur la ligne de front entre les ruines du vieux monde et les premiers jardins du nouveau. En Europe, la répression s’accentue simultanément dans les poches de résistance et de création que sont Marinaleda (Espagne) et Exarcheia (Grèce), sans oublier les irréductibles du Val Susa, du Pays Basque, de Chalcidique ou encore de la ZAD de NDDL. Une répression qui n’a qu’un seul but : nier les alternatives et garder l’imaginaire sous contrôle.
Janvier 2014. Il y a exactement 30 ans, Margaret Thatcher lançait son redoutable TINA : « There is no alternative ! » (il n’y a pas d’alternative). Depuis lors, le repli des utopies des 60’s et 70’s a fait place à la toute-puissance du modèle dominant. Les premières années de l’ère du TINA se sont conclues par la victoire d’un bloc sur l’autre. Les suivantes ont vu le projet altermondialiste affaibli puis dépassé par la montée des nationalismes dans un climat entretenu de peur économique et sociale.
Cependant, depuis quelques mois, l’expérience autogestionnaire de Marinaleda, pourtant ancienne, et les déplacements de ses représentants, ne cessent de susciter le désir de changement. De même, l’archipel d’utopies qu’est le quartier athénien d’Exarcheia, au cœur de la Grèce qui résiste à une austérité inhumaine, fait l’objet d’une attention chaleureuse en France et ailleurs en Europe. Les idées voyagent, les slogans, mais aussi les actes. Des expériences concrètes qui prouvent que des alternatives existent et qu’un autre monde est possible voire même, peut-être, déjà en marche. D’autres territoires s’insurgent contre la tyrannie productiviste et son projet délirant d’avaler la terre et le temps : sur la ZAD de NDDL contre un nouvel aéroport nantais, au Pays Basque et dans le Val Susa (Alpes italiennes) contre des lignes de train à grande vitesse. Autant de grands travaux inutiles et nuisibles qui s’étendent jusque dans les coins reculés de l’Europe, comme si la seule question était comment aller plus vite, sans jamais se poser la question du pourquoi et, par-là même, de l’orientation dans la pensée, dans la vie, dans le monde.
« Étant toujours en train de courir,
nous vivons la tête baissée. »
Et c’est en cela que les marges inquiètent le système en place. Elles posent les questions éludées dans la précipitation quotidienne, du matin au soir. Étant toujours en train de courir, nous vivons la tête baissée. Jamais le regard à l’horizon, ou si peu. Toujours dans les objets, outils, médias, miroirs de notre vacuité. Toujours dans le néant de ce monde qui marche à l’envers. L’être humain croît être tout et ne rien avoir, alors qu’il a tout et qu’il n’est rien. Sur ce présupposé mensonger sont bâties nos sociétés. Un mensonge qui nous détourne à la fois des moyens raisonnables d’exister et du projet raisonné d’être.
2014 est une marche de plus dans l’escalier de la peur, dont on redoute la destination. Cette peur nous ramène, à l’instar du Léviathan de Thomas Hobbes, à une société distillant quotidiennement l’idée que l’homme est un loup pour l’homme et un objectif principal, par conséquent : la sécurité. Dès lors, la question de la norme et de la normalité se pose avec insistance. Et en miroir, celle de la marge et de la marginalité. Marginalité qui consiste à vivre ou penser dans la marge, ou plutôt dans les marges. Oui, mais quelles marges ? Celles que définit Foucault. Précisons : Michel Foucault, le philosophe et psychologue… qui a le malheur d’avoir un homonyme, animateur télé, qui est aussi un antonyme, mais qui serait sans doute un bon sujet d’analyse sur ce qu’est la normalité dans notre société du spectacle. Laquelle nous invite partout, à travers lui, à gagner des millions, à devenir riche, puissant, connu, glorieux et même adulé, mais qui ne nous permet pas de vivre autrement qu’en rampant. Le fantôme de la précarité nous hante et nous conduit à désirer la sécurité et le petit confort personnel plus que tout autre projet de société.
À l’extérieur, au-delà, autrement, il y a ce que Michel Foucault appelle les hétérotopies. Ces zones périlleuses, de non-droit pour la plupart, catacombes de la cité ou lieux transitoires, zones tampons, espaces vides ou presque, étapes ou voies de garage, raccourcis, détours ou impasses. Zones d’humanité à part entière, comme les écoles, les maisons de retraites, les hôpitaux, les prisons, ou encore la rue quand on est amené à y habiter. Des zones de mise à l’écart, volontaire ou pas, avec un statut à part entière et une liberté conditionnée, surveillée, et souvent réduite. L’hétérotopie est un lieu d’hétéronomie, c’est-à-dire dans lequel l’individu ne peut pas pleinement être autonome.
Sauf quand l’hétérotopie est une création, une brèche ouverte pour donner un lieu à l’utopie, c’est-à-dire un projet de vie alternatif. Travailler l’utopie de l’intérieur et la donner à voir à l’extérieur. Libérer l’imaginaire colonisé par les mots du pouvoir, l’opinion majoritaire ou s’affirmant comme telle, et les habitudes convenues comme étant les principales références. Ces hétérotopies là sont l’archipel de la marge, un peu comme des îles au large d’un continent, mais qui s’exposent d’autant plus aux intempéries, aux tempêtes, aux cyclones. Marges auxquelles s’oppose également, et plus violemment encore, le fascisme qui n’est pas tant un extrémisme, au sens d’un mouvement visant intensément une utopie (qui peut se révéler être une dystopie) que la radicalité dans la normalité : délire de pureté jusqu’à l’eugénisme social, politique, sanitaire ou ethnique. Marges qui paraissent des en-dehors, alors que la fabrication de l’exclusion est d’abord dans le regard de l’autre. Marges qui permettent parfois de voir, dire et penser autrement, donc de contribuer, même modestement, à changer le monde ; qui posent la question cruciale : est-ce l’individu en rupture qui est inadapté ou bien n’est-ce pas aussi et surtout la société qui est inadaptée à la diversité, à la créativité et à la fragilité des individus ?
« L’heure n’est plus au nombre de Vietnam,
mais de Marinaleda, d’Exarcheia… »
Pour fêter les 30 ans du TINA, l’Europe de la norme vient d’accentuer la répression des marges et projette l’écrasement des hétérotopies qui dérangent ou défient son modèle dominant. Le maire de Marinaleda en Espagne vient d’être condamné à 7 mois de prison ferme, ainsi que plusieurs de ses camarades le 20 novembre. Des dizaines de compagnons viennent de subir le même sort en Grèce, notamment à Exarcheia après les nuits du 17 novembre (189 interpellations), du 6 décembre (135 interpellations), et du 13 décembre (84 interpellations). De même en Chalcidique, territoire du nord de la Grèce où la population lutte contre l’installation autoritaire d’immenses mines d’or sur un site naturel autrefois protégé et se trouve menacée par des peines de prison de plus en plus lourdes. Les opposants basques au TGV pyrénéen ont, pour leur part, écopé de deux ans de prison ferme le 27 novembre pour avoir simplement entarté la présidente de Navarre. Des militants NO TAV contre le LGV italien de Val Susa ont subit de violentes arrestations le 9 décembre dans des espaces sociaux libres de Turin et à Milan. En France, parmi d’autres luttes, celle de la ZAD de NDDL menace également de se durcir du fait d’un pouvoir obstiné dans l’autisme et qui s’apprête à utiliser la violence.
Faisons-le savoir partout, cette répression généralisée n’a qu’un seul but : nier les alternatives et garder l’imaginaire sous contrôle. Pendant qu’il est encore temps, défendons les utopies en actes et multiplions-les. L’heure n’est plus au nombre de Vietnam, mais de Marinaleda, d’Exarcheia et de bien d’autres formes d’alternatives expérimentales à inventer. Il est encore temps de libérer l’imaginaire, dissiper la résignation et mettre fin au TINA. Il est encore temps de choisir la vie.
Y.Y., paru dans Z’indignés (ex-Le Sarkophage), janvier 2014
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