Sauvé ? L’éditorial du Nouveau Bastille République Nation de janvier 2014.
Le 1 février 2014.
Quatre heures. C’est le temps qu’il
aura fallu au Conseil d’Etat pour casser la décision du tribunal administratif
de Nantes autorisant le spectacle de Dieudonné M'bala M'bala. Les juges
nantais avaient pourtant suivi une jurisprudence constante : jamais – si
l’on excepte la période de l’Occupation – une interdiction de ce type n’avait
été prononcée. Quelques jours auparavant, le ministre de l’Intérieur avait
affirmé son intention de tout mettre en œuvre pour parvenir à ce résultat, imputant
à l’humoriste un prosélytisme antisémite. Le président de la République avait
appuyé cette intention, au grand étonnement de la plupart des juristes.
Au passage, on imagine la vague d’indignation qui eût secoué la classe
politico-médiatique si le président russe, par exemple, avait annoncé sa
volonté d’interdire un spectacle, moyennant un oukase prononcé par quelque Cour
« à sa botte ». Quoi qu’il en soit, ce 9 janvier, deux principes
censés fonder une dite démocratie libérale ont été d’un seul mouvement
bousculés : la liberté d’expression, et l’indépendance de la justice. Si
l’affaire s’était déroulée à Budapest, la Commission européenne se serait
fendue d’un communiqué faisant état de sa « grave préoccupation » et s’interrogeant sur de possibles sanctions.
Alors que le président français annonce son ralliement assumé aux thèses
économiques défendues par le Medef et prépare l’amplification de la politique
suivie par son prédécesseur, certains des derniers partisans de la majorité
socialo-écologiste faisaient valoir qu’au moins, sur l’ultime plan des libertés
publiques, « la gauche et la droite, ce
n’est pas pareil ». En effet, ce
n’est pas pareil – mais pas dans le sens prévu.
Autant que le verdict surprise du Conseil d’Etat, ses attendus ne laissent
pas d’inquiéter. La notion de trouble à l’ordre public, traditionnellement mise
en avant, est certes critiquable ; encore s’agit-il d’un objet juridique
bien cerné et compréhensible par le sens commun. Mais que soit, cette fois,
invoquée la mise en cause de la « dignité humaine » et de la « cohésion
nationale » pourrait faire
sourire si les enjeux n’étaient pas aussi graves. Tant qu’on y est, pourquoi ne
pas évoquer la mise en danger de l’équilibre budgétaire, du crédit
international de la France, de la « soutenabilité » du climat, ou du
respect dû aux papiers gras ?
Il n’est pas nécessaire d’être grand juriste pour comprendre que l’atteinte
à la « cohésion nationale » est un prétexte qui peut être étendu
quasiment à l’infini. A fortiori dès lors que le chef de
l’Etat précise que, dans l’affaire Dieudonné, « nous sommes intervenus ». Manière d’assumer le fait que la plus haute autorité administrative n’a
pas réellement tranché en toute indépendance.
Dans la même conférence de presse, mais sur un autre sujet, François
Hollande a martelé : « je
ne laisserai pas faire ceux qui veulent en terminer avec l’idée européenne ». Une formulation qui pourrait sonner,
dans le nouveau contexte de malléabilité du droit et de montée de la colère
contre l’Europe, comme une menace relevant de la police administrative. La mise
en cause de l’Union européenne sera-t-elle la prochaine étape de la jurisprudence
imaginée place du Palais-Royal ?
Il faut certes se garder de la paranoïa. Pourtant, il y a peu, une haute
personnalité plaidait pour que l’Union puisse agir comme « un ultime garde-fou contre des
dérives » dans un Etat
membre. Et ce, dans « des
situations très peu nombreuses a priori, mais correspondant à des
turbulences telles (…), fussent-elles couvertes par
l’apparence de la volonté populaire, qu’un contre-pouvoir devrait se déclencher
au niveau de l’Union ».
L’auteur de ce discours (21/11/13) injustement méconnu n’est autre que
Jean-Marc Sauvé, vice-président et patron de fait… du Conseil d’Etat. Qui
considère donc que l’UE serait légitime pour intervenir dans un pays membre,
même contre « l’apparence » de la volonté populaire. Pour préserver
la France contre la volonté de son peuple, en quelque sorte.
Décidément, le pays n’est pas Sauvé.
PIERRE LÉVY
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