Médiapart - 6 FÉVRIER 2014
Cédant
à la pression des lobbies les plus conservateurs, le
gouvernement a déjà, et depuis plusieurs mois, choisi de
faire disparaître partout le mot « genre », désormais jugé
trop sulfureux. Au prix d'absurdes acrobaties. Enquête sur
une censure discrète qui signe aussi une incroyable défaite
idéologique.
C'est par un coup de fil un
peu gêné que Sylvie Ayral a appris que ses quatre
conférences programmées en avril dans des collèges de
Seine-Saint-Denis étaient, « compte tenu du
climat », purement et simplement annulées. L’auteure
de La Fabrique
des garçons, un livre très remarqué paru en 2011 et
qui analyse comment, au collège, les garçons recherchent la
sanction disciplinaire comme preuve de leur identité virile,
a pourtant déjà fait des dizaines
d’interventions en milieu scolaire, avec la
bénédiction du ministère de l’éducation nationale. À chaque
fois, le thème passionne les collégiens comme les
enseignants.
Aujourd’hui, le sujet
serait devenu trop sulfureux. Plus encore que le thème de
son intervention, c’est manifestement le sous-titre de son
livre, «Sanctions
et genre au collège», et cette mention du
mot « genre », qui a mis en alerte les radars du rectorat.
Depuis le succès l’an
dernier des mobilisations contre le mariage gay, aux slogans
ouvertement homophobes, le terme « genre » est en effet
l’objet d’une invraisemblable chasse aux sorcières. Pour
désamorcer la fronde réactionnaire qui s’affole de
l’introduction d’une prétendue « théorie du genre » à
l’école, le gouvernement aurait pu choisir de faire de la
pédagogie sur un concept encore assez neuf dans le débat
public. Il aurait pu sereinement expliquer que la théorie du
genre n’existe pas mais que le genre est un concept précieux
pour penser tout ce que les rôles de sexe ont de socialement
construit.
Le mouvement de boycott de
l’école primaire la semaine dernière l’a encore prouvé, le
terme charrie effectivement bien des fantasmes. Mais
l'exécutif a préféré faire simple, en mettant, tout
simplement, le mot « genre » à l’index. Lois, circulaires,
rapports... Afin de ne pas trop froisser les lobbies
intégristes, le gouvernement a discrètement choisi de se
passer d’un des concepts les plus importants du champ
intellectuel de ces dernières décennies.
Le cas de Hugues Demoulin,
chargé de mission égalité garçons-filles dans l’académie de
Rouen, et déjà
rapporté par ce blog, est à cet égard saisissant. La
parution de son livreDéjouer le genre – Pratiques
éducatives au collège et au lycée, destiné à être un
outil de formation pour les enseignants, est bloquée depuis
le mois de septembre. Son ouvrage a pourtant été validé à
plusieurs reprises par l’éditeur, le Centre national de
ressources pédagogiques, qui dépend du ministère de
l’éducation nationale. Puis plus rien. Problème de titre.
Preuve d’un climat de tension extrême, le chargé de mission
ne veut pas répondre à la presse. Aux dernières nouvelles,
son livre devrait paraître prochainement… sous un autre
titre !
Avec le
rapport sur les stéréotypes de genre chez les enfants et
les adolescents, commandé par Najat Vallaud-Belkacem au
commissariat général à la stratégie et à l’action
prospective, et présenté le 15 janvier dernier, la censure a
sans doute atteint le sommet du ridicule. « Vu le climat
explosif, on nous a fait comprendre que si on pouvait se
passer de ce terme, ce serait mieux », confirme à
Mediapart Vanessa Wisnia-Weill, l’une des co-auteures du
rapport. Comme dans les cas précédents, pas de consignes
écrites, mais de fermes recommandations venues
« d’en-haut ».« Après nous être interrogées nous avons
finalement décidé de peser précisément nos mots »,
raconte-t-elle.
Le titre du rapport « Luttez contre
les stéréotypes de genre » est donc
devenu « Luttez
contre les stéréotypes garçons-filles » et les occurrences
du mot genre sont presque toutes supprimées. Un travail
d’orfèvre qui nécessite parfois le recours à de longues et
pénibles périphrases. Et laisse, sur deux cents pages, la
même étrange impression que la lecture de La Disparition de Georges Perec,
son roman rédigé sans la lettre « e ».
La censure dans ce cas
précis est d’autant plus absurde que le commissariat général
à la stratégie et la prospective a été créé pour éclairer
les pouvoirs publics sur le long terme, et donc sans se
soucier du « climat », mais aussi pour créer des ponts avec
la recherche, où le terme genre est banalement utilisé
depuis plus de quarante ans.
Le ministère du droit des
femmes, très actif depuis un an et demi dans la lutte contre
le sexisme ou l’homophobie – soit des politiques publiques
où il est particulièrement difficile de faire l’économie des
recherches sur le genre –, a lui-même été prié de faire le
ménage dans sa terminologie. Le mot « genre » a ainsi été
effacé tant des circulaires que des campagnes de
sensibilisation. Le programme ABCD de l’égalité, expérimenté
dans certaines écoles (lire notre article) et qui a
cristallisé les inquiétudes de certains parents, n’y fait
ainsi jamais référence.
Dans l'entourage de la
ministre on reconnaît avoir proscrit un terme « difficile à
comprendre y compris par les adultes » de l'ABCD de
l'égalité, mais on nie que le genre soit devenu tabou,
citant quelques occurrences çà et là dans les programmes de
lutte contre l'homophobie. Cette traque dans les documents à
destination des écoles prouve bien que cette stratégie est
non seulement choquante mais totalement inefficace. Depuis
un an, elle est pourtant suivie avec constance.
« C’est normal que ça résiste, on est en train de changer la société ! »
L’examen du projet
de loi sur l’école, en février 2013, où le terme
« genre » ne figurait pas, avait donné lieu à une curieuse
bataille rangée autour du concept. La députée socialiste des
Hauts-de-Seine, Julie Sommaruga, avait ainsi défendu un
amendement qui précisait que l’école élémentaire devait
promouvoir « l’égalité
de genre ». Un amendement alors adopté sans provoquer
d’émoi. Au Sénat, l’amendement, jugé trop subversif, est
rejeté. Et on lui préfère la formule : « une éducation à
l’égalité entre hommes et femmes ». En seconde
lecture, Barbara Pompili, députée EELV, revient à la charge
et tente de réintroduire l’expression. C’est alors Vincent
Peillon en personne qui lui demande de retirer son
amendement, au motif que le terme suscite trop de
crispations.
« Quand on vous attend à
tous les coins de rue avec un bazooka, je comprends la
prudence du ministre sur le sujet », avance un expert
du ministère, qui défend l’idée qu’employer le mot « genre »
revient effectivement à « mettre
de l’huile sur le feu ».
Pour autant, effacer
le « genre » est tout sauf indifférent. Abandonner un
concept qui irrigue des disciplines aussi différentes que
l’histoire, la philosophie, la sociologie ou même la
biologie relève bien d’une très grave défaite idéologique
et donc d’une défaite politique.
« J’entends la
volonté d’apaiser. L’école publique et laïque est si
violemment attaquée aujourd’hui sur ces sujets… Mais on
se trompe complètement de cible ! Les études de genre
ont apporté tellement à la compréhension des phénomènes
de discrimination, de domination », regrette Sylvie
Ayral, qui ne peut imaginer qu’un repli de circonstance.
Sur le terrain, ces nouvelles consignes ont évidemment
plongé dans la perplexité les responsables des politiques
de lutte contre les discriminations dans les académies. « On peut faire
sans (le genre) mais si vous voulez aborder certaines
problématiques comme la manière dont les garçons sont
eux aussi à leur manière victime des stéréotypes, la
lutte contre l’homophobie, la lutte contre le
masculinisme, on a besoin du concept de genre ! » explique un chargé
de mission égalité au sein de l’éducation nationale.
Pour le sociologue
Éric Fassin, qui se dit abasourdi de découvrir un tel
recul, « s’attaquer
aux inégalités filles-garçons nécessite de s’attaquer
aux mécanismes qui les fabriquent et pour cela il faut
passer par le genre ». Ce n’est pas simplement
défendre l’égal accès à toutes les professions – une fille
peut devenir garagiste et un garçon « sage-femme » – mais
aussi s’interroger sur les représentations du masculin et
du féminin : pourquoi se moquer d’une fille « garçon
manqué » ou d’un garçon « efféminé », par exemple. « En ce sens,
les manifestants qui arborent les slogans "Touche pas à
mes stéréotypes de genre" ont très bien compris de quoi
il s’agissait. En remplaçant égalité de genre par
égalité filles-garçons, on veut signifier qu’on ne
s’attaquera surtout pas à l’ordre des choses. Or l’idée
d’assurer l’égalité sans toucher aux normes est
totalement absurde », affirme le chercheur.
Face aux fortes résistances
qui se sont exprimées dans la rue depuis un an sur ces
sujets, le gouvernement avait-il d’autre choix que de calmer
le jeu ? « Je sais qu’au gouvernement certains sont
persuadés qu’il s’agit d’un repli stratégique pour
avancer sur l’essentiel, mais c’est ne rien comprendre à
la situation, s’énerve Caroline de Haas, la
fondatrice d’Osez le féminisme qui a récemment quitté le
cabinet de Najat Vallaud-Belkacem. Ceux qui ont
encore manifesté dimanche sont contre l’égalité
hommes-femmes, ils pensent que les rôles sociaux, c’est
très bien ! Et on voudrait négocier, trouver un juste
milieu. »
Pour elle, « il y a une
bataille culturelle, idéologique, philosophique à mener
sur l’égalité de genre. C’est normal que ça résiste, on
est en train de changer la société ! Je crois que tout
cela révèle une absence de culture politique féministe et
un vrai problème de colonne vertébrale sur ces sujets
alors qu’en face, ils sont très bien formés, très bien
organisés ».
La communication
gouvernementale sur ces sujets, à commencer par celle du
ministère de l’éducation, a été des plus hasardeuses. Fin
mai, au lendemain des grandes manifestation, alors que Le Figaro croit bon de surfer
sur la vague en
titrant « la
théorie du genre s’immisce à l’école », Vincent
Peillon, interrogé sur France 2, se prend une première fois
les pieds dans le tapis en déclarant de but en blanc : « Je suis contre
la théorie du genre. » « Si l'idée,
c'est qu'il n'y a pas de différences physiologiques,
biologiques entre les uns et les autres, je trouve ça
absurde », croit bon d’ajouter le ministre dans un
saisissant raccourci, qui avait évidemment provoqué la
consternation des chercheurs. Trois mois plus tard, après un
petit recadrage de son cabinet, Vincent Peillon admet sur France
Inter que « la théorie du
genre n’existe pas », puis récemment que« la
théorie du genre n’est pas enseignée à l'école»… Ce
qui suppose qu’elle existe. Au-delà de ces maladresses, le
ministre a effectivement décidé de bannir le concept même de
genre de tous ses discours pour s’en tenir à la stricte
défense de l’égalité filles-garçons.
En supprimant le mot,
le gouvernement espère sans doute fermer la porte à des
questions sur la transidentité, la procréation, la
filiation que le concept de « genre » permet effectivement
d’aborder de manière nouvelle et critique. À voir
l’importante production théorique sur ces sujets, censurer
le mot genre dans les textes et les discours officiel est
évidemment dérisoire. En attendant, les militants de la
Manif pour tous peuvent savourer une indéniable victoire.
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