Killian Martin est étudiant à l’EHESS (l’École des hautes études en sciences sociales) et militant communaliste.
Après 23 semaines de lutte d’une intensité et d’une inventivité
rares, le mouvement des Gilets jaunes est à la recherche de nouvelles
options stratégiques qui lui permettraient de durer au-delà de ce long
moment insurrectionnel. Les Assemblées des assemblées qui ont réuni les
délégués de centaines d’assemblées locales
à Commercy (Meuse) puis
à Saint-Nazaire (Loire-Atlantique)
sont emblématiques de cette recherche. Or, la forme prise par ces deux
événements et le fond des débats qui s’y sont tenus les inscrivent dans
la continuité de mouvements qui, de l’Espagne à la Syrie et du Moyen-Âge
à nos jours, ont choisi une stratégie des plus fécondes : celle du
municipalisme.
« Vive la démocratie directe, pas besoin de représentants régionaux. »
C’est par ces mots que les Gilets jaunes de Commercy ont lancé en
novembre dernier un appel à la constitution d’assemblées populaires
partout en France et à la tenue d’une
« Assemblée des assemblées ».
Deux mois plus tard, leur appel avait été entendu et la petite ville de
Lorraine se préparait à accueillir plusieurs centaines de délégués
pour un week-end de rencontres et de débats. Dans un entretien donné quelques semaines plus tard au journal
CQFD, ils s’expliquaient sur leurs motivations et se revendiquaient du
« municipalisme libertaire ».
Toutes les décisions politiques y sont prises par les citoyens réunis en assemblée
Le municipalisme libertaire est un système politique reposant sur
l’autogouvernement des communes par la démocratie directe. Toutes les
décisions politiques y sont prises par les citoyens réunis en assemblée.
Pour faire face aux questions dépassant l’échelon local, les communes
se fédèrent et des délégués sont mandatés par les assemblées locales,
leurs mandats sont impératifs et révocables. Les ressources naturelles
et les moyens de production d’une commune sont gérés collectivement par
ses habitants pour en prévenir tout usage excessif ou nuisible. On
comprend qu’une telle perspective enthousiasme des Gilets jaunes
mobilisés contre les dérives du système représentatif et l’extrême
centralisation de la V
e République.
Mais le municipalisme n’est pas qu’un modèle de société démocratique
et écologique, c’est aussi une stratégie de lutte pensée pour
l’atteindre. Une stratégie qui consiste à s’organiser en assemblées
locales en vue de contester à l’État central ses attributions et à se
fédérer pour construire les solidarités qui permettront aux futures
communes d’exister. C’est ce qu’ont commencé à faire les Gilets jaunes
impliqués dans le processus de Commercy. Mais, en décentrant notre
regard pour le tourner vers les luttes du monde entier, nous réalisons
qu’ils ne sont pas seuls.
- « La Commune refleurira » sur un mur de l’avenue de Friedland, à Paris, le 12 janvier 2019, après l’Acte 9 des Gilets jaunes.
En Espagne, une partie des
« indignés »
qui ont occupé les places de nombreuses villes en 2011 s’est par la
suite tournée vers la politique à l’échelle nationale et a formé
Podemos. Mais une autre partie, moins médiatique mais tout aussi
influente, a opté pour une transformation de la vie politique à
l’échelle municipale. Dans toutes les grandes villes du pays, des
assemblées de citoyens se sont formées et ont choisi de présenter des
listes aux élections municipales de 2015. Une bataille victorieuse grâce
à laquelle Madrid, Barcelone, Saragosse, Saint-Jacques-de-Compostelle
et bien d’autres villes espagnoles sont aujourd’hui engagées dans des
processus de démocratisation radicale et sont au cœur d’un mouvement
municipaliste mondial. Un premier sommet municipaliste s’est ainsi tenu à
Barcelone en 2017 sous le nom de Fearless Cities [les
« villes sans crainte »] et a notamment abouti à la publication d’
un guide pratique
visant à donner toutes les clés aux militants du monde entier pour
mettre leur conseil municipal au service du bien commun, contre l’État
et contre les pouvoirs privés.
L’exigence d’autonomie des groupes locaux
- À Jinwar, au Rojava, des femmes construisent un village écologique et autogéré pour les femmes du monde entier.
Si un processus municipaliste est engagé en Espagne, mais aussi entre
autres à Valparaiso, au Chili, et à Saillans, dans la Drôme, il n’est
nulle part plus avancé qu’
au Rojava.
Cette région représentant le tiers nord de la Syrie et peuplé de deux
millions de personnes d’origines ethniques diverses est organisée en une
fédération de communes autonomes depuis 2013. Les militants
communalistes du Rojava ont
d’ailleurs été parmi les premiers à manifester leur soutien à l’initiative des Gilets jaunes de Commercy et ont reçu en retour une vidéo tournée à l’issue de
la première Assemblée des assemblées.
Ce n’est pas un hasard si l’initiative municipaliste commencée à
Commercy a remporté un tel succès chez les Gilets jaunes (300
délégations étaient présentes à Saint-Nazaire les 6 et 7 avril derniers
pour la seconde Assemblée des assemblées). Depuis le Moyen-Âge,
l’organisation en communes autonomes est le mode d’organisation
privilégié des mouvements politiques qui cherchent à contourner le piège
de la représentation et à préserver l’autonomie locale contre la
capture du pouvoir par une minorité de technocrates. Les Gilets jaunes
qui, chaque samedi, parsèment les murs de la capitale de tags faisant
référence à la Commune de Paris (1871 Bis, la Commune refleurira, etc.)
inscrivent donc ce mouvement dans sa filiation naturelle.
À Commercy comme à Saint-Nazaire, l’exigence d’autonomie des groupes
locaux a été présentée par de nombreux délégués comme la condition
primordiale de leur participation à l’Assemblée des assemblées. Mais
comment préserver cette autonomie dans un contexte où l’émeute seule ne
suffit plus, où il devient nécessaire de la compléter d’un processus
parallèle de construction politique
? Comment se coordonner et initier une transformation politique de long terme sans tomber dans les pièges de la représentation
? La voie du municipalisme semble la seule à même de préserver ce fragile équilibre.
. chapô : à l’Assemblée des assemblées, à Saint-Nazaire, le 6 avril 2019 (© Yves Monteil/
. graffiti :