Par Sarah Kilani - 22 juillet 2016
Médecin anesthésiste-réanimateur, militante anticapitaliste pour une démocratie radicale.
La
ministre de la santé Marisol Touraine s'est empressée de commenter le
bris de quelques vitres de l’hôpital Necker, tout en déclarant « apporter tout son soutien aux soignants
». Puis elle a appelé, au lendemain de la tuerie de Nice, ces mêmes
soignants à se mobiliser alors qu’aucun d’eux n'avaient attendu son
appel pour venir prêter main forte aux secours débordés. En revanche,
lorsqu'un certain 13 novembre 2015, jour de grève nationale, les
médecins ont suspendu leur mobilisation contre la loi dite « de modernisation du système de santé
» afin d'apporter leur aide aux hôpitaux parisiens qui accueillaient
les victimes des attentats, cette même ministre n’a eu aucun mot à ce
propos : pis, elle a jugé bon de maintenir son projet de loi à
l’Assemblée. Fin juin, à une semaine d’intervalle, à Toulouse et au
Havre, deux infirmiers hospitaliers se sont donné la mort — dans les
deux cas, suite à des restructurations de l’organisation du travail
imposées par les conditions budgétaires
dans lesquelles les hôpitaux évoluent actuellement, ce fut silence
radio. Combien de temps encore allons-nous tolérer de voir le système de
santé public être démantelé ? ☰ Par Sarah Kilani
Juillet 2016. La mise en place des
groupements hospitaliers de territoire
a commencé : un pas de plus dans la destruction de l'hôpital public.
Celle-ci est en marche depuis de nombreuses années déjà — les
gouvernements successifs enchaînent les mesures de précarisation,
conformément aux attendus néolibéraux : privatiser toutes les activités.
La cotisation sociale : une richesse qui échappe au contrôle capitaliste
La part du PIB destinée au profit n'a cessé
de croître, pour atteindre aujourd'hui 40 % (le reste étant réparti
entre les salaires directs des travailleurs, le revenu des indépendants
et la cotisation sociale — cette dernière finançant l'immense majorité
du système de soin français, via l’assurance maladie). La pression
constante afin de baisser la part des salaires dans la répartition de la
valeur ajoutée, depuis l'avènement néolibéral, s'est accompagnée de
mesures visant à s'accaparer la part socialisée du PIB (la cotisation),
qui échappe totalement au contrôle capitaliste, et donc aux profits
(exception faite de la part de la cotisation sociale allouée au
remboursement des médicaments vendus par les firmes pharmaceutiques et à
l’achat de matériel médical auprès des multinationales — comme Bayer ou
General Electric). Ces mesures ont pu exister grâce à une campagne
d'endoctrinement, largement relayée par les médias, contre cette
cotisation sociale et les services publics, notamment la santé. Les
cotisations ont été rebaptisées « charges », le système de santé a été
accusé de « coûter » et on ne présente plus le fameux « trou de la
Sécu ».
« Les
cotisations ont été rebaptisées "charges", le système de santé a été
accusé de "coûter", on ne présente plus le fameux "trou de la Sécu". »
Une fois la plus grande menace pour le
capital écartée, en 1967, c’est-à-dire la gestion de la Sécurité sociale
par les représentants des salariés élus, a pu commencer en 1979 le gel
progressif du taux de cotisation patronale. Puis, au milieu des années
1990, celui du taux des cotisations salariales. La part de la valeur
ajoutée affectée à la masse salariale (renommée « coût du travail ») a
commencé à décroître, faisant perdre à la Sécurité sociale plusieurs
centaines de milliards d'euros : ainsi, alors que les comptes de la
Sécurité sociale étaient à l'équilibre de 1945 à 1995, les années
suivantes ont vu l'apparition de la dette baptisée « trou de la Sécu »
1. D’autres réformes se sont succédé : l’augmentation des durées de cotisation antérieures exigées ; la fiscalisation, avec la
Contribution sociale généralisée, depuis Michel Rocard ; la mainmise de l’État, du côté de son administration, avec, notamment, le
plan Juppé. Tout était désormais prêt pour la seconde étape, celle qui imposa aux acteurs du système de santé de «
faire des économies
». Car alors même que ces acteurs produisent de la richesse, et donc du
PIB au même titre que le boulanger ou l'ouvrier mécanicien, la
propagande capitaliste s'attache à leur nier cette production de
richesse en les accusant de « coûter ».
La T2A : la logique productiviste et concurrentielle pénètre dans les hôpitaux
Alors que, de longue date, les hôpitaux
publics étaient financés par une dotation globale forfaitaire (allouée à
chaque établissement), la réforme de l'assurance maladie de 2004 a
profondément bouleversé le fonctionnement des établissements de santé.
La grande majorité de leur financement s'effectue désormais sur le
principe de la tarification à l'activité (ou T2A) et dépend dès lors du
nombre et de la nature des actes et des séjours réalisés2.
À chaque acte correspond un code, lequel donne droit à un remboursement
de la part de l’assurance maladie. Alors que tous les risques observés
au cours des expériences étrangères furent annoncés par les groupes de
travail3, cette réforme
du financement des hôpitaux s’est poursuivie et s'est même accompagnée
d'une dégradation importante de la qualité des soins — sans même
parler des dérives majeures ayant trait à l'éthique médicale. Ce système
pousse très fortement les hôpitaux à orienter leur politique vers une
course aux actes lucratifs afin de leur permettre d'engranger de
l'argent et de survivre. Les médecins sont incités à augmenter leur
activité (notamment les chirurgiens et ceux qui ont une activité de
consultation). Les dérives sont nombreuses et les patients opérés hors
indications ne sont pas rares. Les activités peu lucratives et coûteuses
pour les hôpitaux sont, de fait, délaissées.
Certains médecins, afin de faire survivre
leur service, sont amenés à dépasser très largement les limites
acceptables de l'éthique — en mettant en place des soins inutiles ou en
maintenant artificiellement certains patients en vie pour pouvoir coder
ces actes ou débloquer les enveloppes allouées à ce type de soins. Dans
semblable contexte, l'ambiance entre les soignants s'avère rudement mise
à l'épreuve. Afin de « récupérer des parts de marché » dans
l'offre de soin, les hôpitaux se placent en concurrence directe avec les
cliniques pour les actes lucratifs (notamment chirurgicaux). La
concurrence a parfois même lieu au sein de l'hôpital, où certains
services s'arrachent les activités lucratives — comme la greffe d'organe
! Les chirurgiens sont incités à augmenter leur activité alors même
qu'une pénurie majeure d'anesthésistes sévit actuellement en France. Les
établissements de santé s'arrachent alors ces spécialistes
indispensables à la réalisation des actes chirurgicaux, parfois payés à
prix d'or pour continuer à assurer l'activité des blocs
opératoires. Mais la T2A désavantage nettement l'hôpital public par
rapport aux cliniques puisque le premier gère les pathologies lourdes,
assure une activité de recherche et d'enseignement et, en tant que
service public, ne peut sélectionner ses patients.
« Afin de "récupérer des parts de marché" dans l'offre de soin, les hôpitaux se placent en concurrence directe avec les cliniques pour les actes lucratifs. »
La procédure de codage des actes médicaux
est complexe. Il existe des milliers de maladies, avec des stades de
gravité différents, des milliers d’actes associés et donc des milliers
de codes. Afin d'optimiser au maximum ce codage, de nombreux hôpitaux
ont désormais recours à des «
cabinets d’optimisation » — comme
Altao. Ce sont des entreprises privées qui assurent, publicités
alléchantes à l’appui, un meilleur revenu aux hôpitaux pour vérifier si
des actes n’ont pas été oubliés ou mal codés
4. Ce qui n’est pas sans poser problème. À Saint-Malo, le médecin-chef du
Département d’information médicale (ou
DIM, service notamment responsable du codage) s’est vu harceler puis
mis au placard pour avoir refusé, en invoquant le secret médical,
l’accès aux dossiers des patients à un cabinet de ce genre auquel la
direction de l’hôpital avait fait appel. Ledit médecin a reçu le soutien
de l’Ordre national des médecins et celui de la
CNIL :
ils confirment l’atteinte grave au secret médical. Mais rien n’y fait.
La direction continue à fournir à Altao l’accès aux dossiers médicaux.
Selon ce médecin, «
c’est au total les données médicales nominatives
de 120 000 séjours qui sont transmises à cette société d’optimisation.
Elle a également pu consulter en toute illégalité et impunité près de
1500 dossiers de patients. Le directeur de l’hôpital commence alors une
campagne de désinformation et d’ostracisation du DIM5 », qui, en plus de dénoncer la trahison du secret médical, met en évidence le sur-codage de la part de l’entreprise.
Plusieurs témoins, dans des hôpitaux
différents et même d’anciens employés de ces entreprises privées,
affirment l’existence d’une triche lors du codage visant à déclarer des
actes non réalisés ou à aggraver l’état des patients afin d’arnaquer la
Sécurité sociale. Un ancien consultant pour Altao rapporte avoir
lui-même pratiqué le sur-codage. L’ancien chef du DIM de Saint-Malo
évalue que parmi les millions d’euros de gains apportés par la société
privée, environ 40 % proviendraient du sur-codage et seraient donc des
escroqueries à l’assurance maladie
6. Pour avoir mis à l’index cette pratique, l’équipe du DIM de Saint-Malo est harcelée :
burn-out,
arrêts maladie et demandes de mutation de plusieurs agents. En 2013,
une enquête est finalement déclenchée par le CNIL et le rapport se
montre accablant pour l’hôpital en question : le voici mis en demeure
pour non-respect de la confidentialité des données de santé
7. Malgré cela, rien ne change au niveau national. Le
SNPHAR-E, un syndicat de médecins hospitaliers, porte plainte contre X pour violation du secret médical
8 ; en dépit des preuves accablantes, le procureur de la République ne donne pas suite.
Une précarisation globale de l’hôpital
Les administrations traquent toute
possibilité de recette ou d'économie en multipliant les rapports
d'activité ou les études de taux d'occupation des lits. Les services de
réanimation n'ayant pas un taux d'occupation maximal sont menacés de
voir certains de leurs lits fermés. Il arrive alors que des patients
hospitalisés soient gardés un ou deux jours de plus que nécessaire,
avant leur transfert dans une autre unité, lorsque le service dispose de
lits vides — et ce afin d'augmenter artificiellement son taux
d'occupation et d'éviter à terme les fermetures de lits jugés pas assez
rentables pour les administrations. Cela permet en sus de facturer un
forfait plus rémunérateur que celui alloué pour une journée
d'hospitalisation dans un service traditionnel. Ce système les incite
parfois à exagérer la gravité de l'état des patients lorsqu'ils codent
le séjour du patient, sous peine de ne pas voir débloquer le financement
forfaitaire associé : en deçà d'un certain seuil de gravité du patient
(score
IGS2
inférieur à 15), quand bien même le service aurait pratiqué une
surveillance ou des soins nécessaires, celui-ci n'est pas rémunéré. Les
médecins sont prisonniers d'un dilemme omniprésent : tricher ou voir
leur service ou une partie de leurs lits fermés — et ne plus pouvoir
prodiguer de soins.
Les restrictions budgétaires ont mené à des
restructurations qui ont détruit le principe de spécialisation des
soignants à la faveur de la polyvalence, permettant de déplacer les
paramédicaux d'une unité à l’autre. Malheureusement, les activités de
soins sont fort différentes ; ce nomadisme est pourvoyeur
d'erreurs, de stress intense et de dégradation de la qualité de vie au
travail9. L'absentéisme, le burn-out et les suicides sont légion10. Les internes, main-d'œuvre bon marché, sont surexploités dans la plupart des CHU : des semaines de 60 heures en moyenne11, allant
parfois jusqu’à 96 dans certaines spécialités, à certaines périodes de
l’année, avec un repos de garde après 24 heures de travail respecté de
manière très inégale. Si cette situation a toujours été pour les
étudiants en médecine, le fonctionnement de certains hôpitaux, ne
pouvant se permettre de recruter des médecins, est désormais totalement
dépendant de ces jeunes encore en formation qui, bien souvent,
effectuent le même travail qu'un médecin diplômé. Les tentatives de
rappel des administrations à l’ordre et de légiférer sur le temps de
travail des internes12
se sont souvent soldées par un échec. Pour cause : ces derniers ne
dénoncent que très rarement leurs conditions de travail de peur de
perdre des opportunités professionnelles (durant leurs études, ils sont
mis en compétition pour l’accession aux postes très prisés de chef de
clinique-assistant).
Le nombre de soignant a été réduit,
augmentant d'autant la charge de travail pour ceux qui restent et ne
peuvent plus accorder beaucoup de temps à chaque patient. La qualité des
soins s'est considérablement dégradée. Les soins de confort sont
devenus un luxe. La qualité de la nourriture dans les hôpitaux s'est
effondrée ; chose inacceptable : l’alimentation est la base de la santé
et de nombreux patients sont hospitalisés pour dénutrition. Elle est
même désormais rationnée dans de nombreux hôpitaux, parfois jusqu'à
l'absurde — par exemple : lorsque les aides-soignantes reçoivent des
consignes sur la délivrance de la quantité de café au millilitre près.
Certains malades se font livrer de la nourriture par leurs familles. De
nombreux hôpitaux de proximité ont dû fermer et les plateaux techniques
ont été centralisés. De plus, les hôpitaux publics vers lesquels cette
demande de soin a été réaffectée n'ont pas vu leurs effectifs médicaux
augmentés. Alors que les médecins disposent d'une enveloppe annuelle
pour leur formation continue, certains préfèrent se faire financer les
congrès hors de prix par les laboratoires pharmaceutiques afin
d'épargner ce coût à leur hôpital : cela génère les problèmes
d'indépendance que l'on sait.
« Les médecins sont prisonniers d'un dilemme omniprésent : tricher ou voir leur service ou une partie de leurs lits fermés. »
La dégradation de la qualité de vie au
travail pour les soignants a rendu l'hôpital public de moins en moins
attractif, au profit, bien souvent, des établissements à but lucratif
qui pour la plupart appartiennent à des groupes financiers. Cette fuite
des médecins accélère non seulement la dégradation des soins, la
quantité de travail, mais provoque aussi une baisse de la quantité des
actes — et donc les entrées d'argent pour les hôpitaux. En 2009, la loi
HPST, motivée par le désir de Nicolas Sarkozy de «
mettre un seul patron à l'hôpital13
» a permis de renforcer la gouvernance exercée par les directeurs des
hôpitaux en étendant leurs pouvoirs (par exemple : en confirmant
l’organisation par pôles médicaux, dont les médecins-chefs ne sont ni
élus, ni désignés par leurs pairs dont ils sont les représentants, mais
sont nommés par le directeur de l’établissement, lui-même nommé par le
gouvernement lorsqu'il s’agit d’un CHU). La souveraineté des médecins
dans l’organisation du travail et la politique de l’hôpital a également
été réduite par le cantonnement de la
commission médicale d’établissement à un rôle purement consultatif. Cette loi prévoit que le directeur d’hôpital ne soit plus systématiquement issu de l'
École des hautes études en santé publique ;
il pourra être recruté sur CV, provenant du secteur privé — ouvrant
davantage encore la porte à des personnes plus soucieuses de l’équilibre
budgétaire ordonné par le gouvernement que des préoccupations
médicales, notamment d’ordre éthique.
La loi Touraine : un voile jeté sur le financement de la santé et la rationalisation de la pénurie hospitalière
Avec la
loi Touraine,
un nouveau cap a été passé. Sous un prétexte totalement fallacieux
d'accès aux soins, le tiers-payant a été généralisé : véritable cheval
de Troie des mutuelles. Son opacité va pouvoir masquer aux yeux des
citoyens une réalité qui ne se fera probablement pas attendre : le
déremboursement progressif des soins par l'assurance maladie au profit
des assurances privées. Le patient n’ayant plus à avancer le tarif des
soins, il ne verra plus quelle part est prise en charge par l’assurance
maladie et quelle part est remboursée par sa mutuelle. Le transfert du
financement de la santé de la cotisation sociale vers les marchés privés
peut commencer en toute discrétion. L’américanisation du système est en
marche. Alors que le système de santé aux USA s'avère plus « coûteux
» que le système français (18 % du PIB
versus 11 %
14),
alors qu'il est bien moins efficace en terme d'égalité d'accès aux
soins, qu'importe !, c'est vers lui que l'on tend désormais.
La loi Touraine impose également la
création des groupements hospitaliers de territoire (GHT). La mise en
place de ce projet, inspiré par
le rapport Larcher
de 2008 (remis sous la présidence de Nicolas Sarkozy), a débuté ce
mois-ci et doit être abouti en 2021. Cette procédure prévoit la création
de pôles d’activité clinique inter-établissements visant à «
coordonner l’offre de soins ». Sauf que, dans le contexte de restrictions budgétaires, au nom de «
l’optimisation » et de «
la mutualisation des moyens »
15, il ne faut pas douter que cela donnera lieu à la fermeture de certains services (songeons à l’activité de
coronarographie,
qui ne sera plus disponible dans tous les établissements). Le
gouvernement attend de cette mesure au moins 450 millions d'euros
d'économie. Dans cette logique de pôles inter-établissements, certains
médecins deviendront nomades, devant se déplacer entre les différents
hôpitaux du GHT afin d’assurer les soins ici et là. Ce qui ne sera pas
sans poser des difficultés d’accès aux soins pour les patients qui
devront se rendre dans un autre hôpital que celui à proximité de chez
eux afin de pouvoir bénéficier de certains actes. En définitive, comme
le craint le secrétaire général de la CGT du centre hospitalier
d’Avignon, «
il s’agira uniquement de rationaliser la gestion de la pénurie16 ».
Vers une privatisation de la santé
Le fond de tout ceci, c'est que les
technocrates européens ont comme volonté de privatiser le secteur de la
santé. Les institutions de l’Union européenne qui ont cette année révisé
à la baisse le budget de l’État français n'auront de répit qu'une fois
les services publics définitivement anéantis. Ainsi, Manuel Valls a
annoncé en mars 2015 qu'il comptait réaliser au sein de l'assurance
maladie trois milliards d'euros d'économie en trois ans — dont 860
millions issus de la « maîtrise de la masse salariale ». En clair : la suppression de 22 000 postes dans les hôpitaux, soit environ 2 % des effectifs17.
Un chiffre considérable lorsque l'on sait déjà dans quelles conditions
travaillent certains soignants, alors même que les hôpitaux, de par le
système de tarification, sont incités à augmenter leur activité.
Travailler plus avec moins de moyens pécuniaires et humains : un
véritable casse-tête chinois.
« En clair : la suppression de 22 000 postes dans les hôpitaux, soit environ 2 % des effectifs. »
Quand les hôpitaux seront définitivement
précarisés et redevenus des dispensaires, comme avant la construction
des CHU financée grâce à la cotisation sociale dans les années 196018,
les patients n'auront plus que le choix de se diriger vers les
cliniques pour se faire soigner. S'ils en ont les moyens. Car le gel des
cotisations, la compression continue de la masse salariale, le chômage
et les nombreux cadeaux de l’État aux entreprises en termes de
cotisations patronales finiront par mettre à terre l'assurance maladie,
au bénéfice des mutuelles qui auront la part belle. Mais le prix de
celles-ci ayant vocation à exploser, seuls ceux qui pourront dans
l'avenir s’en payer une de qualité auront un accès satisfaisant aux
soins. L'avènement de la Sécurité sociale a permis une égalité d'accès
aux soins jamais égalée dans l'Histoire — ni même dans aucun autre pays
dans le monde. Le capital, par trop obnubilé par ses profits, n'a jamais
su assurer correctement une mission de service public, que ce soit la
santé, la vieillesse ou les transports. Que les médecins ne se fassent
plus d'illusions : la sécurité de l'emploi et la liberté d'exercice dont
ils disposent en France seront sans tarder balayées quand les mutuelles
et les cliniques soumises aux objectifs actionnariaux de rentabilité
seront reines. Les patients n'auront probablement plus le choix de leur
médecins ; les mutuelles les dirigeront vers ceux avec qui elles auront
passé des contrats aux prix qui leur conviendront. Et l'éthique médicale
telle que nous la connaissons sera un lointain souvenir, et se verra
totalement redéfinie.
En réalité, accuser les médecins pour leurs
manquements, ou même les agents des administrations hospitalières, n’a
pas vraiment de sens dans la mesure où ceux-ci — qui, pour la plupart,
ignorent ce qui se joue depuis des années au niveau européen — ne font
que tenter de faire survivre leurs services ou leurs hôpitaux. Les
hommes ne sont que le fruit des structures dans lesquelles ils évoluent.
Le serment d'Hippocrate nous dit : « Au moment d'être admis à
exercer la médecine, je promets et je jure d'être fidèle aux lois de
l'honneur et de la probité. Mon premier souci sera de rétablir, de
préserver ou de promouvoir la santé dans tous ses éléments, physiques et
mentaux, individuels et sociaux. [...] J'informerai les patients des
décisions envisagées, de leurs raisons et de leurs conséquences. Je ne
tromperai jamais leur confiance et n'exploiterai pas le pouvoir hérité
des circonstances pour forcer les consciences. Je donnerai mes soins à
l'indigent et à quiconque me le demandera. Je ne me laisserai pas
influencer par la soif du gain ou la recherche de la gloire. [...] Je
ferai tout pour soulager les souffrances. Je ne prolongerai pas
abusivement les agonies. Je ne provoquerai jamais la mort
délibérément. Je préserverai l'indépendance nécessaire à
l'accomplissement de ma mission. [...] Que les hommes et mes confrères
m'accordent leur estime si je suis fidèle à mes promesses ; que je sois
déshonoré et méprisé si j'y manque19. » Combien d'entre nous ont été amenés, consciemment ou non, à trahir ce serment suite aux injonctions qui sont, in fine, celles du capital ?
Toutes les photographies sont de © Sarah Kilani.
NOTES
1. L'enjeu de la cotisation sociale, Christine Jakse, Éditions du Croquant, 2012.
2. Loi n° 2003-1199 du 18 décembre 2003 de financement de la sécurité sociale pour 2004.
3. « La
tarification à l’activité (réforme de l’allocation de ressources des
établissements de santé), présentation des grandes lignes de la
réforme », p. 27. Document réalisé par toute l’équipe de la Mission T2A sous la coordination de Christophe Andréoletti.
4. « Violation du secret médical : des sous-traitants privés ont accès aux dossiers des patients dans les hôpitaux », Le Canard enchaîné, 2 octobre 2013.
5. Intervention du Docteur Jean-Jacques Tanquerel, GLIERES, 1er juin 2014.
6. Témoignage d’un
ancien consultant pour Altao et du Docteur Tanquerel, documentaire «
Cash investigation - Santé : la loi du marché », diffusé sur France 2 en
2015.
7. https://www.cnil.fr/sites/default/files/typo/document/D2013-037_MED_CH_ST_MALO.pdf
8. http://www.snphar.com/data/upload/files/plainte%20penale%2001_10_13.pdf.pdf
9. « Le Havre : une infirmière de l'hôpital se suicide, après avoir mis en cause ses conditions de travail dans une lettre », France Info.fr, juin 2016.
10. « Burn-out des professionnels de santé: «Si nous abandonnons, qui va nous remplacer? », 20 minutes, février 2014.
11. « Internes en médecine : Gardes, Astreintes et Temps de travail », étude de l’ISNIH. 2012-2013.
12. https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000030295642&categorieLien=id
13. Cité dans La Tribune, 28 avril 2009, page 2.
14. http://drees.social-sante.gouv.fr/IMG/pdf/panorama2014.pdf
15. « Réforme hospitalière : le décret est publié, feu vert pour les GHT », Le Quotidien du Medecin, mars 2016.
16. « Hôpitaux. La refonte cassera bien plus que des vitres », Humanité dimanche, juin 2016.
17. « 22.000 postes supprimés dans les hôpitaux d'ici fin 2017 », L'Obs, mars 2015.
18. « Les cotisations sociales en sept questions », entretien avec Christine Jakse, Réseau salariat, novembre 2015.
19. Voir la version complète ici : https://www.conseil-national.medecin.fr/le-serment-d-hippocrate-1311.
REBONDS