vendredi 7 décembre 2018

François Ruffin : “Je suis le porte-parole du peuple”





Le 29 novembre, place de la République à Paris lors d’un rassemblement avec le collectif La Fête à Macron. © Cyril Zannettacci pour Les Inrockuptibles

Source : Les Inrocks

04/12/18 18h00
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Samedi 1er décembre lors d’un barrage filtrant à l’entrée d’Albert (Somme) © Cyril Zannettacci pour Les Inrockuptibles
Le reporter et député de La France insoumise vit au plus près de la France des “gilets jaunes”. Conscient des risques que l’extrême droite fait courir à ce mouvement hétérogène, il plaide pour une alliance des classes intermédiaire et populaire. Entretien.
Une atmosphère de mutinerie règne sur le rond-point de la commune d’Albert (Somme), à trente minutes d’Amiens, ce 1er décembre au matin. Quand François Ruffin sort de sa vieille Citroën Berlingo, son éternelle veste en cuir marron sur les épaules, il est accueilli par une petite foule de “gilets jaunes” hirsutes aux yeux cernés.
Le slogan marqué au feutre noir sur une pancarte à l’entrée du barrage filtrant est le même que dans de nombreux villages de France depuis le 17 novembre : “Macron démission !” Autour de quelques braseros qui crépitent sous la pluie glacée, le député insoumis reçoit les doléances de ces opposants à la baisse du pouvoir d’achat, dont il écoute les récits de vie.
“Je me prive de tout, sauf sur les loisirs de mes enfants”, “ma fille de 7 ans ne veut pas me dire ce qu’elle veut pour Noël, car elle sait qu’il n’y a plus d’argent”, lui dit-on. Certains portent des casques Adrian M1915, symboles de la Première Guerre mondiale, en signe de résistance. Alors que Paris s’apprête à vivre une sidérante journée de guérilla urbaine, le terreau de la révolte est bien là, localement.
Deux jours plus tôt, Ruffin exhortait les classes intermédiaires parisiennes à soutenir cette France des invisibles, sur la place de la République. Le rédacteur en chef du journal Fakir, réalisateur de Merci patron ! (2016), est un des rares à gauche à ne pas avoir détourné le regard quand cette vague de colère rurale a surgi. Au moment où elle semble dégénérer en rage incontrôlée, il nous explique longuement l’importance de ce “moment historique”, le temps d’un aller-retour en voiture sur les terres picardes.
Il y a un an et demi vous écriviez une “Lettre ouverte à un futur président déjà haï”, dans laquelle vous accusiez Emmanuel Macron d’être “frappé de surdité sociale”. Dans une nouvelle missive que vous lui avez adressée la semaine dernière, vous dites que c’est désormais la folie qui le frappe. Pourquoi ?
François Ruffin — Ce qui était en germe il y a un an et demi est aujourd’hui acté. Le divorce avec les classes populaires est massif et évident. Que s’est-il passé entretemps ? Emmanuel Macron a mis en application son programme et son ethos, c’est-à-dire sa manière d’être au monde social. Le péché originel a été la suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF), alors que dans le même temps il plafonnait les indemnités aux prud’hommes pour les salariés, allait augmenter la CSG pour les retraités, gratter 5 euros d’APL sur les locataires modestes, ou encore supprimer 250 000 emplois aidés. Ce sont des mesures d’une mesquinerie inimaginable. Ces gens sont à la peine, dans la galère, et c’est sur leur dos qu’il va chercher le pognon qu’il va donner aux plus riches du pays.
Vous pensez qu’il a atteint un point de non-retour avec les classes les plus modestes ?
Oui. Le journaliste David Dufresne a récemment écrit un très bon livre sur Brel (On ne vit qu’une heure, Seuil – ndlr), qui décrit Vesoul, la France profonde, celle des “gilets jaunes” avant l’heure. Il dit en substance : quel est ce pays où l’on peut déclarer qu’on donne aux pauvres “un pognon de dingue”, sans rendre les pauvres dingues ? Il a raison. Aujourd’hui, nous arrivons au terme d’un lent processus social. La colère s’est cristallisée sous le coup des injustices accumulées et de l’arrogance du verbe d’Emmanuel Macron – “ces gens qui ne sont rien”, “Gaulois réfractaires”, “cyniques” et “fainéants”, qui “n’ont qu’à traverser la rue” pour trouver un emploi. Et ce n’est pas une colère latente. Les “gilets jaunes” sont une minorité agissante, soutenue par une immense majorité. Macron est haï. Je ne suis pas le porteur de cette haine, j’en suis le messager. Mais il faut élargir le constat : non seulement il est fou, mais ils sont collectivement fous.
Qu’entendez-vous par là ?
Le problème ne réside pas dans un individu. Si les “gilets jaunes” se focalisent autant sur lui, c’est parce qu’il est le représentant d’une caste : celle des financiers qui avaient pour objectif, en l’élisant, de remettre le pouvoir politique entre les mains du pouvoir économique. Son philosophe à lui, celui qui l’a influencé, Paul Ricœur, disait : “Ce que nous avons le plus à redouter pour la démocratie, c’est l’alliance de l’oligarchie des compétences et des puissances d’argent.” Macron en est l’incarnation : c’est à la fois la banque Rothschild et l’ENA. De plus, il est porteur d’une inconscience de classe, c’est pour ça que je parle de folie. Quand il dit à Jean-Pierre Pernaut, au moment de la suppression de l’ISF, que tout le monde autour de lui estime que c’est un mauvais impôt, dénote bien dans quelle bulle il vit. C’est un paysan qui ne connaît pas son pays. Le ressentiment des “gilets jaunes” n’a pas d’autre sens : il y a dans le cœur de la France un profond désir d’égalité, et il n’est pas respecté.
Ce désir d’égalité n’était pas évident de prime abord dans le mouvement hétérogène des “gilets jaunes”. Alors que la grande majorité des représentants politiques, surtout à gauche, sont restés distants, vous êtes allé à leur écoute. Pourquoi ?
Il faut être à l’écoute de son pays quand quelque chose se passe, c’est un truc de reporter. Je connais la propension de mes camarades de gauche à se placer sur un mont Aventin, à juger de loin, à coller des étiquettes – “facho”, “anti-écolo”… Mais ensuite, on court après le train pour le rattraper ! Le cadeau fait à Marine Le Pen aurait été énorme. Ce mouvement est tellement hétéroclite, confus et dénué de représentants que l’interprétation qu’on en fait participe à sa propre construction, et contribue à ce que les gens ressentent politiquement ce qu’ils font. Donner une traduction progressiste à ce mouvement, c’est lui donner la possibilité d’une issue progressiste. Mon premier réflexe a donc été un geste de compréhension, dans les deux sens du terme : comprendre ce que les autres vivent, et les embrasser.

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