Source :
BastaMag
La
Commission européenne vient de décider de reporter le vote sur le
renouvellement de la licence du glyphosate, une molécule présente dans
de nombreux herbicides, et considérée comme cancérogène probable. Alors
que de plus en plus d’agriculteurs français dénoncent une
« hécatombe »
provoquée par les cancers liés aux pesticides, le principal syndicat
agricole, la FNSEA, met tout en œuvre pour défendre l’usage du
glyphosate, le plus longtemps possible, quitte à s’allier avec
l’industrie des pesticides. Basta ! s’est penché sur les raisons d’une
telle détermination, entre business et conflits d’intérêts.
« Il faut arrêter d’emmerder le monde agricole ! »
Le 22 septembre dernier, 250 agriculteurs, emmenés par la FNSEA, le
principal syndicat agricole, bloquent les Champs-Élysées en étalant de
la paille. Ils dénoncent la position du gouvernement français sur le
glyphosate – l’herbicide le plus utilisé au monde, ingrédient actif du
Roundup, produit phare de la firme Monsanto, et classé cancérogène
probable par l’Organisation mondiale de la santé. Le gouvernement
français envisage alors de ne pas voter la proposition de la Commission
européenne d’autoriser à nouveau le glyphosate pour les dix prochaines
années
[1].
A Bruxelles, la FNSEA fait front commun avec le lobby des pesticides
pour montrer qu’une interdiction du glyphosate provoquerait, selon eux,
une baisse de la production de céréales. Comment expliquer l’attachement
du syndicat agricole majoritaire à ce désherbant jugé cancérogène par
plusieurs études indépendantes ?
Pour le comprendre, prenons la direction de Landerneau, en Bretagne.
C’est ici que siège Triskalia, la plus grande coopérative agricole de la
région. Elle emploie 4800 salariés et fédère 16 000 agriculteurs
adhérents, pour 280 sites en Bretagne. Son conseil d’administration est
géré par des agriculteurs membres de la FNSEA
[2]. En 2016, Triskalia a réalisé un chiffre d’affaires impressionnant, à hauteur de 1,9 milliards d’euros.
« Ils
vendent des aliments pour le bétail, du lait... mais quand on regarde
les bilans annuels, l’activité la plus rentable est la vente de produits
phytosanitaires » observe Serge Le Quéau, de l’union régionale
Solidaires. La vente de pesticides constitue, avec l’alimentation
destinée aux animaux d’élevage, le principal levier de profits de
Triskalia, sans commune mesure avec ce que lui rapporte la
commercialisation de véritables produits agricoles (lait, céréales,
œufs...).
Les pesticides : une machine à cash pour les grosses coopératives agricoles
La stratégie de la coopérative va donc se concentrer sur ce marché des produits chimiques : Triskalia
s’appuie sur 120 techniciens spécialisés
pour apporter des conseils aux agriculteurs adhérents.... tout en
faisant la promotion des produits commercialisés par la coopérative.
« Sur
le terrain, des techniciens vont de ferme en ferme, vendre des semences
de plus en plus productives mais aussi de plus en plus sensibles. Ils
fournissent dans la foulée des produits chimiques, au lieu de faire de
la prévention, et de proposer des méthodes alternatives », déplore
René Louail, ancien conseiller régional Europe Écologie-Les Verts en
Bretagne et membre du Collectif de soutien au victimes des pesticides de
l’Ouest. Cette pratique est commune à nombre de coopératives gérées par
des représentants de la FNSEA. Interdire le glyphosate, c’est se priver
de plusieurs centaines de millions d’euros de chiffre d’affaires.
Résultat : alors que les gouvernements successifs cherchent, avec le
plan Ecophyto, à réduire par deux l’usage des phytosanitaires –
l’appellation officielle des pesticides – d’ici 2018, leur épandage ne
cesse d’augmenter. Le dernier bilan du plan Ecophyto 2 révèle un échec
total, avec une augmentation de l’usage des pesticides de 6 % entre 2011
et 2014
[3].
« Il y a d’un côté l’affichage politique, et de l’autre côté des pratiques commerciales exactement inverses, observe Serge Le Quéau.
Les
commerciaux employés par les coopératives ont des objectifs de vente
qui prévoient une hausse des produits phytosanitaires, et subissent une
forte pression managériale. » La rémunération des techniciens au
sein des coopératives agricoles reste souvent liée à la quantité de
pesticides vendus, même si la pratique
« tend à disparaître » [4].
Lire à ce sujet :
Pourquoi tous les gouvernements échouent à réduire la présence des pesticides
« C’est un État dans l’État, ils sont incontournables »
Triskalia n’est pas la seule coopérative à agir à contre-courant
d’une réduction de l’usage des phytosanitaires. En 2013, InVivo, le
premier groupe coopératif français, renforce ses investissements dans la
production de pesticides. Déjà actionnaire de Phytoeurop – un groupe
spécialisé dans le développement, la production et la commercialisation
de produits phytopharmaceutiques–, InVivo acquiert 50 % de la start-up
Life Scientifique, une société irlandaise spécialisée en recherche et
développement sur les produits phytosanitaires (notre enquête sur
InVivo, coopérative agricole muée en empire industriel).
« Si
les géants de la chimie se détournent du marché européen, il revient
aux coopératives agricoles d’assurer le développement de produits
phytosanitaires pour leurs adhérents », justifie le directeur du
pôle agriculture d’InVivo, soulignant que le groupe assurera
l’innovation nécessaire pour s’adapter au nouveau cadre réglementaire
[5].
La France compte à ce jour 2600 entreprises coopératives agricoles
[6].
Bien loin des premières coopératives paysannes initiées par des
agriculteurs à la fin du 19ème siècle, les coopératives actuelles
connaissent une très forte concentration : 10 % d’entre elles réalisent
les trois quarts du chiffre d’affaires global, évalué à près de 86
milliards d’euros. Outre InVivo et Triskalia, figurent dans le top 20 le
groupe sucrier Tereos, la coopérative laitière Sodiaal, ainsi que les
semenciers Limagrain et Maisadour.
« Ceux qui siègent dans les
conseils d’administration de ces coopératives ont des leviers politiques
et financiers très puissants », note Serge Le Quéau.
« C’est un État dans l’État, ils sont incontournables. »
Ci-dessus, le chiffre d’affaires des 20 premières coopératives agricoles françaises en 2013.
Un déni de la dangerosité des pesticides ?
Les représentants de la FNSEA n’ont cessé de communiquer ces
dernières semaines sur la non-dangerosité du glyphosate, s’appuyant
entre autres sur l’avis de l’Anses, l’Agence nationale de sécurité
sanitaire de l’alimentation
[7]. Pourtant, le syndicaliste Serge Le Quéau constate que nombre de paysans adhérents de Triskalia
« ont parfaitement conscience que c’est une hécatombe ».
« J’ai
déjà entendu certains d’entre eux dire qu’il ne faut plus participer
aux épandages. D’ailleurs ils sous-traitent l’épandage des pesticides à
des entreprises spécialisées qui font faire le sale boulot à des
intérimaires... » En parallèle, souligne le syndicaliste,
« les
représentants de la FNSEA font tout pour que la Mutualité sociale
agricole ne reconnaisse pas les maladies qu’ont contractés les salariés.
Ce serait ouvrir la boite de Pandore », note Serge Le Quéau.
Lire à ce sujet :
Intoxication aux pesticides : l’interminable combat des ex-salariés d’un géant français de l’agroalimentaire
En juin 2013, la Commission supérieure des maladies professionnelles
en agriculture se prononce en faveur de la création d’un tableau de
reconnaissance faisant le lien entre exposition aux pesticides et
hémopathies (maladies du sang). Seule la FNSEA vote contre ! Expliquant
sa position, le syndicat indique que cette opposition ne signifie pas
une non-reconnaissance du lien entre pesticides et hémopathies, mais la
volonté de ne pas faire porter les indemnisations aux seuls cotisants.
L’objectif serait d’impliquer l’État et les fabricants de produits dans
ce processus d’indemnisation...
[8]
« Ils n’ont pas intérêt à inscrire ces pathologies car il y a de moins en moins de cotisants à la MSA »,
note Valérie Murat, fille d’un viticulteur mort d’un cancer en 2012,
qui a enclenché des procédures judiciaires. Elle déplore pour sa part le
« bourrage de crâne » distillé par l’industrie chimique
« qui fait
croire que les pesticides sont une assurance récolte pour les paysans.
J’ai vu mon père s’avouer après quarante ans d’utilisation qu’il s’était
fait avoir. Mais le reconnaître auprès de ses proches, de ses
collègues, c’est extrêmement difficile. »
Lire l’entretien avec Fabrice Nicolino :
« Face à l’industrie chimique, tout le monde est tétanisé »
Front commun entre le lobby des pesticides et la FNSEA
Alors que les représentants des États membres de l’UE devaient
initialement se prononcer le 25 octobre sur le glyphosate, le
Copa-Cogeca, le syndicat européen englobant toutes les grandes
organisations agricoles et coopératives nationales, dont en France la
FNSEA, s’agite depuis quelques semaines. C’est ce qu’a pu constater
l’ONG bruxelloise Corporate Europe Observatory à l’occasion d’un
déjeuner et d’un diner sur la thématique du glyphosate organisés par
l’Association européenne pour la protection des plantes (ECPA), qui
regroupe tous les fabricants de pesticides, et le Copa-Cogeca
[9]. Ces organisations auraient usé de
« tactiques
alarmistes pour effrayer les agriculteurs et les politiques sur les
impacts d’une interdiction des herbicides à base de glyphosate ».
L’ONG s’est notamment procurée le document remis par le lobby de
l’industrie des pesticides aux députés, présentant des chiffres
spectaculaires sur les pertes de récoltes agricoles en cas
d’interdiction des herbicides à base de glyphosate en Europe. Il est
notamment mentionné que les récoltes de blé et d’orge françaises
chuteraient de 7 à 15 % si le glyphosate était interdit
[10].
Des données transmises notamment par l’Union de l’industrie de
protection des plantes (UIPP, le regroupement des fabricants de
pesticides en France) et... la FNSEA
[11].
Les alternatives au glyphosate existent
Si la manifestation sur les Champs Élysées organisée par la FNSEA a
été très médiatisée, René Louail, ancien porte-parole de la
Confédération paysanne tempère :
« Il y avait entre 200 et 250
personnes qui se sont roulées dans la paille à Paris, et il y a 487 000
paysans en France. Il faut relativiser le poids des représentants de ces
paysans sur la question des pesticides en agriculture, dont les
premières victimes sont les paysans. » Nombreux sont ceux qui
expérimentent d’autres pratiques agricoles. René Louail et son fils, qui
a repris la ferme, ont réussi à bannir glyphosate et molécules
chimiques. Ils pratiquent notamment des couverts végétaux consistant à
ne jamais laisser le sol nu :
« Entre deux cultures, on sème des
moutardes, des phacélies, des plantes qui poussent vite et qui étouffent
les nuisibles sur les parcelles, tout en apportant des éléments
nutritifs à la culture suivante ».
Dans le cadre du plan Ecophyto, un réseau de fermes (« Déphy ») a été
créé avec pour mission de démontrer qu’il est possible de réduire sa
consommation de pesticides sans que les fermes ne sombrent. Rotation des
cultures, décalage des dates de semis, réduction des labours... Lors de
notre
enquête en mars 2015,
des céréaliers conventionnels confiaient utiliser entre 40 et 60 % de
phytosanitaires en moins que leurs voisins, tout en modifiant
progressivement leurs façons de travailler. Selon le ministère de
l’Agriculture, 2800 exploitations agricoles sont à ce jour engagées
volontairement dans une démarche de réduction de l’usage des pesticides
[12]. Eux ne se sont probablement pas « roulés dans la paille » avec la FNSEA.
Lire à ce sujet :
Comment sortir des pesticides, en sept leçons
Pourquoi ces méthodes alternatives ne se généralisent-elles pas ?
« Elles coûtent plus cher que le recours aux pesticides et cela va moins vite,
souligne René Louail. Il est beaucoup plus facile et rapide de
pulvériser un produit chimique pour se débarrasser des plantes
indésirables que de le faire mécaniquement.
« Les gros paysans qui
ont racheté les terres de leurs voisins savent qu’ils vont avoir du mal à
assumer physiquement autant d’hectares. »
En creux se pose la question de la remise en cause d’un modèle
agricole qui tend à remplacer les agriculteurs par des technologies.
« La
première fonction de l’agriculture c’est de nourrir, mais c’est aussi
d’employer, de préserver, de relever le défi de la biodiversité végétale
et animale », souligne René Louail.
« A un moment où l’on
rediscute la politique agricole commune, où chaque contribuable donne
140 euros par an à la politique agricole, il faut une conditionnalité
plus forte des aides au niveau social et environnemental. Ce n’est pas
possible de laisser une poignée d’acteurs imposer leur politique
agricole en France. »
Sophie Chapelle
Photo : Le Roundup de Monsanto qui contient du glyphosate / CC Mike Mozart