Absurde.
Le mot revient en boucle quand on évoque le chauffage électrique avec
des spécialistes de l’énergie. D’abord parce que de la production à la
consommation, il est d’un rendement très médiocre : pour pouvoir
consommer 1 kWh d’électricité en chauffage, il faut dépenser 3 kWh
d’énergie. Les premiers kWh se perdent dès la production. Dans les
réacteurs nucléaires, qui assurent près des trois quarts de la
production française d’électricité, 70% de l’énergie issue de la fission
de l’uranium est « gâchée » en chaleur dans les tours de
refroidissement. En témoignent les énormes panaches qui s’échappent de
nos centrales. D’autres kWh se perdent au fil du réseau de distribution.
Si les oiseaux aiment se poser sur les fils électriques, c’est parce
qu’ils sont chauds...
Quand on se chauffe au bois, au fioul ou au gaz, l’énergie ne peut se
perdre en trajet puisqu’elle est produite sur place, au sein de
l’immeuble ou de la maison, via une chaudière ou un poêle. On consomme
directement la chaleur qui est produite, contrairement aux centrales
nucléaires qui vont transformer de la chaleur en électricité qui sera
ensuite retransformée en chaleur par votre radiateur. Le chauffage
électrique est en plus coûteux : la facture des consommateurs qui se
chauffent au gaz naturel est deux fois moindre, quand ceux qui utilisent
le bois paient jusqu’à quatre fois moins cher. Reste que le bois émet
davantage de pollution aux particules, ce qui pose la question de son
usage intensif en zone urbaine déjà polluée par le trafic automobile.
« Le chauffage électrique est facile à installer, pour un faible investissement initial, précise Anne Lefranc, de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe).
Mais il est plus cher en coût global, si on intègre les factures d’électricité. Avec un confort qui peut-être moindre. »
Pourtant, 30% de la population française se chauffe via des radiateurs
électriques, soit 9,5 millions de foyers. Un record en Europe ! Jusqu’en
2013, année de la mise en place de la réglementation thermique (dite
« RT 2012 »), 80% des logements neufs étaient affublés de ce que l’on
appelle vulgairement des « grille-pains »
[1].
Taillé sur mesure pour EDF, les promoteurs et les bailleurs
Pourquoi cette passion française pour les radiateurs électriques ?
Elle est liée au programme nucléaire, lancé dans les années 1970, alors
que les coûts du pétrole s’envolaient.
« On avait visé d’emblée des quantités d’électricité dont on ne voyait pas du tout qui allait les consommer », se souvient André Marquet, ex-ingénieur de recherche à EDF dans le documentaire «
Chauffage, le piège électrique »
[2].
Les radiateurs électriques n’équipent alors que 10% des habitations.
Leur part va dépasser les 45% pendant la décennie suivante !
« Il fallait créer un marché pour absorber la sur-production d’électricité, poursuit Joël Vormus, directeur adjoint du réseau pour la transition énergétique (
Cler).
On a donc inventé le chauffage électrique. »
Pour vanter ses avantages, et vendre un maximum de kWh, EDF lance une
grande campagne : avec lui, les plantes revivent, les odeurs
s’évanouissent, les enfants s’enrhument moins l’hiver, tout le monde est
plus heureux
[3].
Le grand électricien n’est pas le seul à bénéficier de l’engouement
généralisé pour le chauffage électrique. Pour les promoteurs immobiliers
et les bailleurs, c’est aussi une aubaine : le coût d’installation est
jusqu’à dix fois moins cher que celui d’une chaudière assortie de tuyaux
et radiateurs
[4].
« À
Paris, par exemple, dans les bâtiments Haussmanniens, les propriétaires
ont volontiers remplacé des chauffages centraux par des systèmes
électriques », ajoute Joël Vormus. La plupart des personnes qui les
utilisent sont des locataires, souvent dans le parc privé, parfois dans
le parc public.
« Les bailleurs en ont installé partout, simplement parce que ce ne sont pas eux qui paient les factures », regrette le
médiateur national de l’énergie Jean Gaubert.
Un immense surcoût collectif
Chargé de gérer les litiges entre les distributeurs d’énergie et les consommateurs, Jean Gaubert affirme qu’
« il
y a un lien évident entre le chauffage électrique et la précarité
énergétique. Comme il coûte cher, en dehors de son installation, les
ménages en difficulté se retrouvent avec un poids en plus ». 10% des
ménages français, soit 5,5 millions de personnes sont en situation de
précarité énergétique : elles peinent à payer leurs factures et ont
froid chez elles. L’augmentation annoncée du coût de l’électricité
risque de rendre leur situation encore plus compliquée
[5].
« Le chauffage électrique est onéreux pour tous les Français, même ceux qui se chauffent autrement, note Joël Vormus.
Pour
acheminer les grosses quantités d’électricité dont ont besoin nos
millions de radiateurs, il faut surdimensionner le réseau de
distribution (câbles, transformateurs...). Ce coût est supporté par
l’ensemble des consommateurs d’électricité. Cela représente 40 à 50% du
prix du kWh, pour tout le monde. »
À cet énorme coût collectif – auquel il faudrait ajouter celui des
déchets nucléaires – s’ajoute le risque de black-out, une grande coupure
de courant dans toute une région du pays. Quand en hiver autour de 19h,
les 9,5 millions de foyers chauffés à l’électricité allument ou
augmentent les radiateurs, le réseau voit rouge. Et plus la température
extérieure diminue, plus la situation est tendue. Une baisse de 1°C
entraine un besoin de 2 400 mégawatts supplémentaires, soit la
production de deux réacteurs nucléaires, rappelle le Réseau de transport
d’électricité (RTE), qui gère le réseau public haute-tension.
Cinq réacteurs nucléaires rien que pour les radiateurs
« Nous sommes le seul pays du monde à avoir une pointe électrique à 19h, soupire Marc Jedliczka, du réseau
Négawatts.
Ailleurs
en Europe, elle a lieu à midi, quand les entreprises tournent et que
l’activité augmente pour fournir les déjeuners. Le pic français de 19h
est largement supérieur au pic européen de midi. La différence, due au
chauffage, peut aller jusqu’à 5 GW, l’équivalent de cinq réacteurs
nucléaires » [6].
Pour faire face à la demande hivernale, la France importe de
l’électricité de ses voisins européens, avec un risque de saturation des
interconnexions en cas de pic trop élevé, comme cela a été le cas en
2012, lors d’un épisode particulièrement froid
[7].
Cette année, la situation est particulièrement délicate, en raison
des nombreux arrêts de réacteurs nucléaires demandés par l’Autorité de
sureté (ASN) et qui s’échelonnent jusqu’à fin janvier.
« Nous n’avons jamais été dans une situation aussi critique, pense Marc Jedliczka.
Il y a un vrai risque de black-out s’il fait trop froid. » « Les appréhensions sont réelles, confirme Anne Lefranc, de l’Ademe.
Le ministère de l’Environnement et l’Ademe viennent de lancer une campagne sur les éco-gestes, invitant les gens à faire attention, par exemple en limitant la température intérieure à 19°C. »
« Une catastrophe du point de vue des émissions de CO2 »
Pour être absorbé, et que chacun dispose d’électricité chez soi
malgré la forte demande, ce pic de consommation requiert le secours des
centrales thermiques du pays,
qui fonctionnent au fioul, au gaz ou au charbon. Affirmer que
l’électricité française n’émet pas de gaz à effet de serre n’est donc
pas vraiment exact... Pour la période 2000-2004, l’Ademe et EDF
annonçaient des émissions moyennes de 180g par kWh électrique de
chauffage domestique ; contre 195g pour le gaz naturel et 310g pour le
fuel. Mais depuis l’ouverture totale du marché de l’électricité en 2007,
le contenu CO2 du chauffage électrique a explosé : nous sommes passés à
plus de 500g par kWh !
Pourquoi une telle envolée ?
« À chaque instant, le gestionnaire du réseau (RTE) se fournit sur le marché européen avec le kWh le moins cher disponible », répondent les experts de
Global Chance,
une association de scientifiques spécialisés sur les questions
énergétiques. Peu importe s’il provient de centrales qui brûlent de la
lignite, combustible fossile qui émet beaucoup de CO2.
« Le
chauffage électrique devient une catastrophe du point de vue des
émissions de CO2. L’impact aurait été 2 à 3,5 fois moindre si on avait
installé des chaudières à gaz plutôt que des convecteurs dans les
maisons [8] ! »
Arnaud Montebourg vole au secours des radiateurs électriques
Les radiateurs électriques « nouvelle génération », à inertie ou
infrarouges, peuvent-ils améliorer la situation ? Ils peuvent détecter
une présence dans la pièce ou l’ouverture d’une fenêtre pour adapter
leur niveau de chauffe. Ils
« diffusent une chaleur plus confortable, assure Thomas Paysant Le Roux, responsable de l’espace info énergie «
Les sept vents du Cotentin ».
On
a tendance à moins chauffer. Mais les systèmes vraiment performants
peuvent coûter jusqu’à 2 000 euros pièce, ce qui réduit sensiblement
leur intérêt, puisqu’on se rapproche du coût d’une chaudière ou d’un
poêle à bois. » Plusieurs experts soulignent par ailleurs que les
baisses de consommation annoncées par les constructeurs sont erronées.
Résultat, selon Joël Vormus,
« les chauffages bas de gamme importés constituent encore l’essentiel du marché ».
Il est d’autant plus difficile pour les consommateurs de s’y retrouver que les radiateurs électriques échappent à l’
étiquetage énergétique,
pourtant accolé sur tous les appareils ménagers, et sur tous les
systèmes de production d’énergie – chaudière, poêle à bois ou pompe à
chaleur – partout en Europe. Pour Joël Vormus, qui a participé aux
discussions organisées sur le sujet par la Direction générale de
l’énergie et du climat (DGEC), le lobby électrique est intervenu,
soutenu par le ministère du Redressement productif que dirigeait alors
Arnaud Montebourg.
« Yves Le Camus, secrétaire général du groupe Muller, leader
français du chauffage électrique mural aux côtés d’Atlantic, reconnaît
que les fabricants de convecteurs ont bénéficié, sur ce dossier,
d’oreilles attentives au ministère du Redressement productif, de la DGEC
mais aussi du côté de Matignon et de l’Élysée », relève le journaliste du Moniteur Eric Leysens dans un
article publié en octobre 2013.
« Les
autres pays européens n’ont rien trouvé à y redire, parce que pour eux,
le chauffage électrique n’est pas vraiment un sujet, remarque Joël Vormus.
Seule l’Angleterre a protesté, avançant des risques de distorsion de concurrence, mais sans résultat pour le moment. »
La rénovation énergétique à la traîne
« Avant de changer le système de chauffage, il faut rénover l’habitat, rappelle Anne Le Franc.
C’est la manière la plus efficace de faire chuter une consommation énergétique. » « Il ne faut pas gérer la pointe, ajoute Marc Jedliczka du réseau Négawatts.
Il
faut la supprimer. On n’y parviendra qu’en rénovant les logements. En
même temps, on réduira les émissions de gaz à effet de serre, on rendra
les gens solvables, on leur rendra la vie quotidienne plus agréable, et
on créera des emplois. »
Pour encourager les travaux, des aides publiques ont été mises en
place : crédit d’impôt, aides de l’Agence nationale de l’habitat (
anah),
éco-prêts à taux zéro, subventions des régions et des départements, TVA
à 5,5%... Mais divers acteurs du secteur estiment que cette pléthore de
critères et d’interlocuteurs risque, tout simplement, de perdre en
route une partie des consommateurs.
« Il faut organiser une convergence des dispositifs, et simplifier
les démarches. Il faudrait aussi responsabiliser les acteurs du
bâtiment. En France, nous avons une obligation de moyens, mais jamais de
résultat », critique Joël Vormus. Les artisans n’ont pas de comptes
à rendre sur l’efficacité des travaux engagés. Autre problème :
l’absence d’incitation du côté des bailleurs privés, qui empêche toute
amélioration de confort et d’économie d’énergie pour les locataires,
majoritaires parmi les personnes chauffées à l’électricité.
« Pour beaucoup de propriétaires, la rénovation énergétique est un gros mot, dit Jean Gaubert, le médiateur de l’énergie.
Certains
d’entre eux sont âgés, tout cela leur semble compliqué. L’intérêt leur
échappe complètement alors que l’entretien d’un bien immobilier est
toujours intéressant. D’autres enfin font des calculs d’Harpagon. »
« Personne ne vérifie jamais rien une fois que les travaux sont faits ! »
Marc Jedliczka regrette de son côté que le programme français de
rénovation thermique soit si peu ambitieux. L’état du parc de logements
est pourtant problématique : plus de 40% des habitations françaises sont
classées entre « E » et « I », ce qui signifie qu’elles consomment de
231 à 330 kWh/m2/an, quand une maison efficace en consomme 50, voire 15
pour un habitat passif ! Prenant pour exemple les critères de l’Anah,
qui exige une baisse de consommation énergétique de 25% pour
subventionner des travaux de rénovation, Marc Jedliczka s’interroge :
« Pourquoi
ne pas exiger directement 50% d’économie d’énergie, voire plus ?
Pourquoi se contenter de faire passer les bâtiments de la classe E à la
classe D ? Faisons les choses plus sérieusement, et efforçons nous de
faire passer tous les logements aux classes B ou A, avec une suppression
des chauffages électriques. »
En Allemagne, les banques sont tenues de proportionner leurs offres
de prêts aux objectifs thermiques des travaux : plus on est ambitieux,
moins on paie d’intérêts.
« Un expert indépendant est chargé d’évaluer le sérieux des travaux envisagés, détaille Marc Jedliczka.
Et
il repasse en fin de chantier vérifier que tout a été bien fait. Si ce
n’est pas le cas, l’artisan revient gratuitement. L’efficacité est
évidemment toute autre qu’en France, où personne ne vérifie jamais rien
une fois que les travaux sont faits ! »
« La rénovation énergétique est la seule solution sérieuse et
durable pour répondre à la déstabilisation du réseau électrique causée
par le chauffage, conclut Joël Vormus.
Mais au lieu de se
concentrer sur ce volet, on prévoit d’augmenter les moyens de
production, en construisant de nouveaux réacteurs nucléaires. C’est
prendre le problème à l’envers, encore une fois. » En octobre 2015, le PDG d’EDF Jean-Bernard Lévy a annoncé la construction d’une quarantaine de nouveaux réacteurs d’ici 2050
[9].
Nolwenn Weiler
Photo : CC Joost Vandenweghe