Plus de cent chercheurs en agronomie ont envoyé une lettre à la
direction de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA). Dans cette lettre, révélée par Reporterre,
les chercheurs vilipendent le parti pris non scientifique d’une
étude critiquant l’agriculture biologique. Face à cette bronca
exceptionnelle, la direction de l’Institut agronomique se
réfugie dans le silence.
Ils sont agronomes, géographes, économistes, sociologues,
généticiens ou encore chercheurs en cancérologie. Ils
travaillent dans des écoles d’agronomie, des universités ou des
instituts reconnus de la recherche française, tels que le
CNRS (Centre national de la recherche
scientifique), l’
INRA (Institut
national de la recherche agronomique) et l’
INSERM
(Institut national de la santé et de la recherche médicale).
Ce matin, ils sont cent seize chercheurs à avoir signé en leur
nom propre une longue lettre adressée au
PDG
de l’
INRA.
Reporterre a pu se
la procurer : elle demande le retrait de ce qui était présenté
comme une grande synthèse scientifique de l’institut sur
l’agriculture biologique. Une copie a même été adressée au
ministre de l’agriculture Stéphane Le Foll.
Lettre à télécharger :
L’étude contestée est le volume 1 du rapport
Vers des
agricultures à hautes performances, intitulé
Analyse des performances de
l’agriculture biologique. Réalisé sous la direction
du directeur scientifique agriculture de l’
INRA,
Hervé Guyomard, il répond à une commande du Commissariat Général
à la Stratégie et à la Prospective (
CGSP),
institution rattachée au Premier ministre.
Publié en octobre dernier, le document a suscité une série de
réactions critiques,
de la FNAB
(Fédération nationale de l’agriculture biologique) et du
syndicat
SUD
Recherche .
Mais de manière plus inattendue, la critique s’est propagée
dans toute la communauté des chercheurs et a conduit, en
quelques mois, à cette lettre adressée par le collectif de
scientifiques à l’
INRA.
« De nombreux éléments constituant ce
rapport le rendent très critiquable »,
affirme le courrier.
« Ce rapport jouit de la
légitimité scientifique de l’INRA,
il sera repris et cité dans beaucoup de travaux scientifiques.
Ce serait grave qu’il reste comme cela, sans débat au sein de
la communauté des chercheurs. C’est pour cela qu’on demande de
le retirer », explique sous
couvert d’anonymat l’un des rédacteurs de la missive.
Indice que l’affaire est grave, de nombreux chercheurs et
ingénieurs employés par l’
INRA ont
accepté de mettre leur nom en bas de la lettre.
« Ce n’est pas évident de remettre en
cause une production de son propre institut »,
remarque un autre signataire.
Un rapport qui s’appuie sur… un climato-sceptique
Point par point, chapitre par chapitre, le groupe de savants a
donc entrepris d’identifier les faiblesses scientifiques de ce
rapport. Au final, il est décortiqué en dix pages très denses.
« Nous voulions construire une
critique argumentée de ce rapport. C’est une note écrite à
plusieurs mains. Chaque partie a été relue par plusieurs
experts du domaine concerné »,
explique à
Reporterre l’un de ses auteurs.
« Il ne s’agit pas de prendre partie en
faveur de l’agriculture biologique, mais de plaider pour une
analyse rigoureuse de ses forces et de ses faiblesses, ce qui,
à nos yeux d’universitaires et de chercheurs, n’est pas le cas
dans ce rapport », indique en
préambule le courrier.
Première critique,
« dès
l’introduction, le rapport cite à plusieurs reprises des
ouvrages et pamphlets connus pour leur hostilité à
l’agriculture biologique »,
relève la lettre des chercheurs. La première citation du rapport
fait référence à un ouvrage de Gil Rivière-Wekstein, clairement
opposé au bio, intitulé
Bio, fausses promesses et vrai
marketing. Consultant agricole, l’auteur est directeur de
la publication de la lettre d’information
Agriculture&Environnement,
qui relaye notamment les
positions des
climato-sceptiques.
Rien que la lecture du résumé du rapport (p.6) donne en effet
l’impression que l’agriculture biologique manque sérieusement
d’avantages :
« L’analyse montre
que l’agriculture biologique souffre d’un handicap de
productivité physique (...) ; les
qualités nutritionnelles, sanitaires et organoleptiques des
produits issus de l’agriculture biologique ne sont pas
sensiblement différentes de celles des produits issus de
l’Agriculture Conventionnelle, de sorte qu’il est peu probable
que les consommateurs de ces produits en tirent un bénéfice
significatif en matière de santé. »
Le bio, pas si bon que ça pour la santé et
l’environnement
Ensuite, la première partie du rapport propose une revue des
précédentes études menées sur les performances de l’agriculture
biologique (p.17). Une synthèse faite de descriptions
« souvent partielles voire sélectives », écrivent les auteurs de la
lettre.
Ainsi, dans la partie sur la qualité sanitaire des aliments
issus de l’agriculture bio (p.57), le rapport ne consacre qu’une
demi-page (sur 6 pages) à la contamination des aliments par les
pesticides et
« aucun lien avec
les risques pour la santé n’y est mentionné »,
s’étonnent les rédacteurs du courrier. Le fait que les aliments
bios ne contiennent pas de pesticides n’est même pas mentionné
parmi les avantages de ce type d’agriculture.
De même,
« l’effet positif sur
la santé des agriculteurs de la non-utilisation de pesticides
de synthèse en Agriculture biologique est minimisé dans le
rapport », ajoute la lettre.
Là encore, le rapport consacre seulement une demi-page au sujet
et le titre elliptique du chapitre (p.139) est évocateur :
« Un effet plutôt positif de
l’agriculture biologique sur la santé des travailleurs
agricoles ».
A la lecture du rapport, même les
« performances
environnementales » de
l’agriculture biologique semblent limitées. Il souligne que
« le problème de la contamination des
sols et des eaux par le cuivre et le soufre [produits
utilisés en agriculture bio -
NDLR]
reste
préoccupant » (p.114) mais il
n’introduit
« aucun élément de
comparaison avec l’utilisation de produits phytosanitaires en
agriculture conventionnelle »,
déplorent les scientifiques auteurs de la lettre critique.
« Cette absence totale de
relativité dans l’analyse conduit à minimiser complètement
l’avantage de l’agriculture biologique en ce qui concerne
l’utilisation de pesticides. »
Le rapport de l’INRA propose
d’autoriser les pesticides chimiques dans l’agriculture bio
La deuxième partie du rapport s’appuie sur des données
originales, afin d’analyser la
« productivité
et la rentabilité » de
l’agriculture bio en France. Pour analyser ses rendements, il
s’appuie sur une base de données où certaines exploitations bio
sont classées comme utilisant des herbicides, pourtant interdits
dans le cahier des charges...
« Cette
interdiction des herbicides n’est visiblement pas connue des
auteurs du chapitre »,
s’inquiète le courrier adressé à l’
INRA.
Une fois exploitées, ces données visiblement erronées permettent
à l’étude de conclure que le rendement en agriculture biologique
augmente quand on applique des herbicides.
Une observation utilisée ensuite par le rapport pour proposer
l’autorisation de certains pesticides de synthèse en agriculture
biologique, afin d’améliorer les performances. Une
recommandation
« particulièrement
problématique », relèvent les
rédacteurs de la lettre :
« Cela
remet en cause la définition même de l’agriculture biologique,
qui refuse l’utilisation d’intrants chimiques de synthèse. »
Ils relèvent également un problème méthodologique dans le
chapitre suivant, qui analyse
« la
compétitivité de l’agriculture biologique ».
Il s’appuie sur un questionnaire diffusé via internet : 1632
personnes ont eu la possibilité de le compléter, mais seulement
814 réponses ont été considérées comme exploitables. Une
« mobilisation (...) très satisfaisante » (p.256) observe le rapport, qui
pourtant nous apprend que
« le
questionnaire a probablement pâti de l’attitude de la
profession des agriculteurs biologiques qui, pour des raisons
qui lui sont propres, a déclaré dans ses réseaux ne pas se
reconnaître dans cette consultation et par conséquent ne
cautionner en aucun point cette enquête. »
En fait, les questions ont été considérées comme biaisées par
un grand nombre d’agriculteurs biologiques, qui ont refusé de
répondre.
« Beaucoup de
questions ont posé problème, confirme Stéphanie Pageot,
Présidente de la
FNAB.
La
compétitivité n’est définie que d’un point de vue économique.
La durabilité des fermes et la préservation de l’environnement
ne sont absolument pas pris en compte. »
« Cela pose un gros problème sur
le plan méthodologique. Parmi les personnes qui ont accédé au
questionnaire, le taux de non-réponse est énorme, les auteurs
de l’étude auraient dû tout de suite s’interroger sur la
qualité de leur questionnaire »,
s’étonne un des scientifiques signataire de la lettre. Les
réponses au questionnaire n’auraient donc pas dû servir de base
à une analyse scientifique, pas plus qu’à des recommandations.
Mais de façon générale,
« dès
le départ la démarche est biaisée »
reconnaît l’un des scientifiques signataires de la lettre à l’
INRA.
Ce rapport propose d’aborder
l’agriculture bio de la même manière que la conventionnelle,
en découpant les performances par domaine (productivité,
environnement, social...).
Or l’agriculture bio et l’agriculture conventionnelle n’ont
pas du tout les mêmes logiques. C’est comme si vous compariez
la performance d’une bicyclette et d’une voiture uniquement du
point de vue de la vitesse ! Le
but de l’agriculture bio n’est pas de produire autant ou plus
que l’agriculture conventionnelle, c’est de produire
autrement, en respectant l’environnement écologique et social.
Un rapport honnête aurait dû présenter les buts de
l’agriculture biologique et sa démarche holistique : on ne
peut l’étudier qu’en considérant le système dans son
ensemble."
Enfin, le rapport déplore également plusieurs fois le manque de
données scientifiques pour évaluer les performances de
l’agriculture biologique. Mais il ne cherche pas les raisons de
ce manque, remarque la lettre des chercheurs, qui relève
« l’absence d’analyse concernant la
faiblesse récurrente de l’investissement de la recherche
française et tout particulièrement de l’INRA
dans le domaine de l’agriculture biologique ».
Une faiblesse constatée par la
FNAB :
« Par exemple, on pousse pour
qu’il y ait des recherches sur les alternatives au cuivre en
viticulture, mais nous n’arrivons pas à obtenir un engagement
de l’INRA sur le sujet », note sa présidente.
Pour combler ce retard de la recherche française en agriculture
biologique, le rapport explique que le bio peut profiter des
recherches faites sur l’agriculture en général... Un engagement
insuffisant regrette encore la
FNAB.
« Ils nous disent que les
recherches de l’INRA sur le sol
peuvent nous servir... Mais s’ils font leurs analyses sur des
sols pleins de pesticides, cela ne peut pas s’appliquer à
l’agriculture biologique »,
explique Stéphanie Pageot.
Un rapport « idéologique » ?
Alors pourquoi ce rapport est-il aussi biaisé
? C’est avant tout une position
« idéologique »
explique-t-on chez
SUD Recherche :
« A la lecture du rapport, on était
consternés sans être vraiment surpris. C’est dans la
continuité du positionnement de la direction générale de l’INRA sur la question du bio. Ce rapport
reflète une certaine idée du progrès, de personnes qui ne
croient qu’à la technoscience. »
Le malaise provoqué par ce document ajoute à l’embarras
permanent de certains chercheurs, qui déplorent la faiblesse des
moyens attribués à la recherche en bio. Selon le communiqué du
syndicat,
« le constat du faible
investissement de l’INRA dans ce
domaine de recherche (moins de 100 équivalents temps plein sur
plus de 7 500 titulaires) avait été posé dans le livre blanc
de l’INRA sur l’agriculture
biologique en 2000 ».
Un manque d’investissement que relève aussi le journaliste
Vincent Tardieu dans son livre-enquête sur l’agroécologie en
France (
Vive l’agro-révolution française !,
ed. Belin, 2012) :
« l’investissement
de la recherche française en agriculture biologique ressemble
à une mise ’pour voir’
d’un joueur de poker. »
« L’INRA
est historiquement au service du productivisme agricole,
poursuit-on chez
SUD Recherche.
Mais
d’habitude cette opinion est exposée de façon plus subtile,
plus nuancée... Là on a un point de vue très orienté. »
Cela pourrait s’expliquer par la forme scientifique prise par
ce rapport. Il s’agit, dans la classification de l’
INRA, d’une
« étude ». « Elle
ne nécessite aucune règle particulière en terme de révision
par les pairs ou de discussion collective »,
déplore l’un des scientifiques ayant signé le courrier à l’
INRA.
C’est pourquoi en plus du retrait du rapport, dans leur lettre,
les scientifiques demandent également à l’
INRA
une
« expertise
scientifique collective »,
qui garantit que l’analyse est confiée à un
« collectif pluridisciplinaire d’experts ».
Après l’envoi de cette lettre fin décembre, des discussions ont
été entamées entre ce collectif de chercheurs et la direction de
l’
INRA, qui pour l’instant ne s’est
pas engagé à répondre aux demandes des scientifiques. Contactée
par
Reporterre, elle n’a pour l’instant pas souhaité
réagir.
Après la parution de notre enquête, l’
INRA
a enfin réagi. Lire
Le
rapport partial de l’INRA sur
l’agriculture bio : les politiques s’en mêlent.