Source : Yanninfo
Interview
d’André Tosel
André
Tosel : "Il se manifeste une multitude de résistances au
capitalisme"
Penser
un monde nouveau. À partir du constat que le capitalisme est devenu un monstre
destructeur, André Tosel invite à ancrer dans l’idée d’un « monde
commun » toute pensée de transformation révolutionnaire.
Né
à Nice en 1941, André Tosel est professeur émérite de philosophie à l’université
de Nice Sophia-Antipolis, où il a dirigé de 1998 à 2003 le Centre de recherches
d’histoire des idées. Agrégé de philosophie en 1965 et docteur d’État en
philosophie en 1982, il a enseigné à l’université de Besançon, ainsi qu’à
Paris-I Panthéon-
La
Sorbonne. Il est l’auteur de très nombreux ouvrages portant notamment sur la
philosophie italienne et continue à collaborer aux revues la Pensée et Actuel
Marx. Spécialiste de philosophie politique, il a travaillé sur Spinoza, Hegel,
Marx, Gramsci et sur plusieurs penseurs marxistes. Ses travaux portent sur la
rationalité moderne, ainsi que sur les philosophies de la
mondialisation. André
Tosel est membre de la Société française de philosophie. Ses derniers ouvrages
parus (en 2011) portent sur « les scénarios de la mondialisation
culturelle » (Éditions Kimé).
Influencé
par Althusser lorqu’il faisait ses études à Normale Sup, cet ancien responsable
national des Jeunesses chrétiennes est maoïste en mai 1968, adhère et milite
activement au PCF de 1972 à 1984. De 1982 à 1988, il est vice-président
enseignant de l’université de Nice, puis, en 2002, est élu au conseil de gestion
de l’UFR lettres, arts et siences humaines de l’université de Nice
Sophia-Antipolis. Depuis une dizaine d’années, il consacre une bonne part de ses
activités à l’éducation populaire et, dans le même temps, il s’est politiquement
rapproché du Front de gauche.
Au
XIXe siècle, Marx pensait que le capitalisme creusait sa propre tombe… Qu’en
est-il en ce début de XXIe siècle ?
André
Tosel. Depuis
que le mouvement ouvrier existe on a souvent fait la constatation que le
capitalisme a atteint ses dernières limites. A la fin du 19° siècle les
théoriciens de la II° Internationale , les socialistes allemands ou encore
Jaurès ont pensé que l’on sortirait bientôt de l’ère capitaliste par la
démocratie. Mais le capitalisme a toujours déplacé sa crise de sorte qu’il se
trouve en état permanent de crise rendant le possible tout à fait impossible. Il
a jusqu’à présent toujours réussi à diviser ses adversaires sauf dans la période
de la révolution léniniste qui reste de ce point de vue un cas exceptionnel et
qui a échoué avec le stalinisme.
L’autre
constatation que l’on peut faire est que nous vivons une crise d’une gravité
égale à celle de 1929, mais ceux qui se nomment "progressistes", notamment les
communistes se trouvent pris en quelque sorte à contre pied puisque les
changements dans la société sont contrôlés si ce n’est impulsés par les forces
capitalistes qui exploitent à leur profit la plasticité humaine. D’où la
difficulté : comment distinguer pour "les progressistes" les éléments de
civilisation qu’il faut conserver face à un capitalisme de plus en plus
destructeur et ceux qui doivent être abandonnés parce qu’il s’agit non d’ un
acquis mais de formes auto destructrices à terme de la reproduction capitaliste.
La croissance économique avec son délire obsessionnel d’infinité relève d’un
"plus de jouir en toc" ( comme le dit le psychanalyste Jacques Lacan). Mais,
d’autre part, les masses subalternes appauvries ne peuvent supporter de leur
côté que leurs besoins vitaux ne soient pas satisfaits dans la dignité. Comment
peu à peu expérimenter d’autres modes de produire et de sommer, d’"exister" dans
le partage en établissant une égalité réelle ?
Qu’entendez-vous
par « plasticité humaine » ?
André
Tosel. En
reprenant et prolongeant l’idée selon laquelle l’homme est en perpétuelle
évolution et ne peut pas être achevé, j’entends par plasticité l’indétermination
de l’activité humaine, non pas tant à l’image d’un sculpteur qui travaille sa
boule de glaise mais qui ne sait pas ce qui va en sortir qu’à l’image d’un
manipulateur de génome qui peut désormais cloner l’humain pour des usages
indéfinis où le pire peut advenir ou d’un banquier qui imagine des produits
financiers dont la toxicité est un possible réel.
Pour
l’homme "tout est possible", mais rien ne dit que tout le possible soit
souhaitable et créateur d’une plus-value d’humanité pour tous. L’activité
humaine ne connaît aucune limite « naturelle », elle se produit comme
"seconde nature" indéfiniment, en se constituant comme histoire dans et par un
"terrain artificiel" qui est sa nature propre.
L’homme
est un être ingénieux, capable de génie créateur. Les formes de cette
autoproduction sont à chaque fois finies, circonscrites et limitées,
conditionnées par un état des rapports historiques -écologiques, économiques,
sociaux, politiques et culturels, sur la terre qu’il faut rendre habitable en
tant que globe fini. Cette ingéniosité ne peut plus être comprise comme
"perfectibilité" assurée de produire toujours "plus" et "mieux", comme le
pensaient les philosophes des Lumières, et sous certains points de vue Marx et
Engels. Il ne s’agit pas de limiter a priori ce génie, mais de le contrôler de
manière à ce qu’il tempère son infinité avec la prise en compte de la finitude
qui voue tout humain, vivant parlant et travaillant, toute société humaine à
revêtir une forme limitée et mortelle. Il serait plus adéquat de parler
d’autocontrôle démocratique, normé par les droits de l’homme, d’égale liberté et
de libre égalité, si possible dans l’élément d’un sens commun, d’une raison
commune. Un communisme de la finitude en quelque sorte...
Nous
sommes loin aujourd’hui de ce réalisme utopique, de cette utopie réaliste qui
est la seule proposition humainement raisonnable et rationnelle. Le capitalisme
mondialisé est un Monstre destructeur qui est en fait autodestructeur. On est
très loin, en effet, de l’idée de la production destructrice ou de la
destruction productrice, chère à l’économiste Joseph Schumpeter qui pensait par
ces termes définir et justifier la dynamique du mode de production capitaliste
en posant que la dimension productrice compenserait à terme la masse des
destructions soi disant nécessaires. Or la masse de destruction croît de manière
exponentielle.
Or,
c’est un bloc économico-politique capitaliste globalisé mais différencié -selon
des rapports de concurrence impitoyable- qui capture et confisque cette
plasticité à son profit exclusif et selon l’illimitation du capital. Ce bloc et
lui seul mène la guerre de classe au genre humain en capturant de cette
propriété qu’ont les hommes de s’auto transformer en transformant leur rapport à
nature et à ses co-variations. C’est un processus nouveau par lequel le Monstre
flirte avec l’autodestruction, voire avec la mort et qui crée des risques
multiples de monstruosités, comme on le voit nettement dans tous les domaines,
aussi bien en matière financière que bio-politique, technologique, sociale et
politique.
En
biologie, par exemple, pour la première fois de son histoire, l’homme a accès à
la production de sa propre reproduction par la procréation artificielle et peut
aussi prolonger, ou supprimer, ou modifier sa vie corporelle par la science, à
l’infini. On pourrait prendre également l’exemple d’Internet qui peut produire
des merveilles de communication et de discussion généralisée et instantanée,
donner accès à des encyclopédies tout comme il peut atrophier irréversiblement
les capacités d’attention, détruire des savoirs séculaires, ou organiser une
surveillance universelle de tous par quelques uns.
Sur
le plan social l’invention de l’auto management invite chaque salarié employé à
s’employer à se faire le juge de ses performances économique et donc à justifier
son éventuel licenciement comme juste sanction de son insuffisance, comme
autopunition, à devenir la victime consentante de sa mort sociale au nom des
intérêts supérieurs de l’entreprise.
Dans
tous ces domaines de l’activité humaine, on ne peut pas fixer de limites sauf à
passer pour un conservateur ; et pourtant le point de vue d’une finitude
partagée ne peut être différé. Il y a urgence. Cette plasticité humaine reste
dans le mode de production capitaliste placée sous le commandement d’une loi de
système, d’un impératif qui n’est pas seulement celui de la productivité
industrielle mais de la productivité financière et par conséquent de formes
nouvelles d’exploitation. La soumission réelle des activités au capital est
l’autre face de l’impératif de l’accumulation financière et de son "plus de
jouir en toc".
L’Argent
est objet d’accumulation infinie pour autant qu’il conditionne la jouissance
narcissique, non plus aux seuls biens, mais à sa possession illimitée comme
fétiche. Pour ceux qui n’en ont pas assez et en désirent "encore", il faut
consentir à l’auto-exploitation pour accéder à la spéculation, cette modalité
perverse du franchissement de la jouissance. Celle-ci est jouissance à
mort : les gains hors norme ne peuvent remplir le vide du fétiche et naît
alors le désir de détruire en hyper-spéculant (sur le dos des autres aussi), en
risquant des pertes hors norme que la collectivité est sommée de réparer. Ou
bien le non performant n’a plus qu’à se suicider sur place.
On
a bien là des formes inédites du mode d’existence en capitalisme mondialisé qui
exigent de croiser la critique du fétichisme selon Marx et la théorie
psychanalytique du fétiche. "Pas d’argent sans travail. pas de travail sans
exploitation, pas d’exploitation sans dette infinie". Voici une des formules du
Monde Monstre qui dévore l’existence des masses humaine , consume la terre,
détruit toute production de sens dans l’illimitation insensée de sa démesure
obsessionnelle. Le capitalisme mondialisé est la véritable névrose
obsessionnelle de l’humanité qui détruit l’être au monde comme monde commun. La
plasticité humaine court le risque de son autodestruction.
Comment
résister à ces nouvelles formes d’aliénation ?
André
Tosel. Il
y existe une littérature critique très importante que les médias dominants
ignorent en préférant donner la parole ceux que Georges Labica nommait les
intellectuels starisés ou hi-fi, haute fidélité aux impératifs du système. Cette
critique aujourd’hui n’a pas seulement besoin d’être socialisée. Elle est
affrontée à la tâche positive de se faire source de propositions et
d’expérimentations sous peine de déchoir au rang de savoir impuissant de notre
impuissance.
Il
ne faut pas participer à la désolation générale sous peine d’en être le
complice. Aujourd’hui des hommes et des femmes luttent et résistent. Toute
analyse critique devrait comporter obligatoirement en contre -champ des récits
d’expériences, des exposés de pratiques alternatives en Europe et dans le monde
entier , à tous les niveaux. Un média comme l’Humanité peut jouer à ce sujet un
grand rôle.
L’urgence
est de produire des opérateurs de conversion entre les diverses résistances
actuelles, venues des subalternes, de tous ces groupes privés du pouvoir social
d’être cause de leur action, et réduits souvent au statut d’effets passifs, de
sujets-objets devenus objets-objets ou rebuts, individus entre eux gérée par les
mécanismes d’identification néocapitalistes.
Qu’il
s’agisse des ouvriers, des employés, chômeurs ou non, des femmes et des
minorités homosexuelles, des groupes ethniques en mal d’une légitime
reconnaissance, de peuples pris dans le néocolonialisme capitaliste ; le
problème est d’imaginer comme des opérateurs de conversion permettant de
traduire les luttes les unes dans les autres, de les unifier, sans les noyer, à
tous les niveaux, du local au global.
La
ville et particulièrement la ville globale (il en existe une trentaine) est ici
le milieu décisif où ces subalternes se côtoient et peuvent se rencontrer à la
condition que chaque groupe puisse critiquer ce qui dans son particularisme fait
obstacle au "commun" à trouver ou inventer. Ce qu’il faudrait face à la mise en
concurrence des intérêts ; c’est créer des collectifs de coopération
pluriels.
Il
y aurait donc une sorte d’individualisation de l’exploitation capitaliste.
Est-ce à dire que les antagonismes de classes ont
disparu ?
André
Tosel. Disons
qu’ils se sont émoussés, l’idée du "No future" selon laquelle on ne peut pas
faire autrement s’étant ancrée dans les esprits. Il faut encore une fois tenir
compte de l’attrait qu’exerce sur l’homme l’idée de devenir auto-entrepreneur.
Cette idée a pour noyau rationnel l’effort pour libérer sur le plan imaginaire
la puissance que chacun met à faire quelque chose de sa vie. L’activité humaine
se maintient toujours comme effort positif pour vivre, pour contrecarrer ce qui
l’oppresse et la contraint. Il faut compter encore sur cet irréductible avant
qu’il ne soit lui aussi totalement "managé".
Cela
dit, la lutte des classes reste en un certain sens le moteur de l’histoire. Si
les ouvriers ont subi une défaite historique sous les coups de la
mondialisation, il ne faut pas oublier que les capitalistes ne cessent de mener
cette lutte pour les raisons structurales, pour maintenir leurs taux de profit
en s’immunisant apparemment dans la finance.
Du
côté des subalternes, la résistance n’est pas à la hauteur de cette violence du
Capital Monde, mais les contradictions sont permanentes, même dans un contexte
où la plasticité humainea pris la la forme d’une segmentation des classes
ouvrières et où la coordination des classes subalternes est rendue difficile. Ne
serait-ce que parce que le niveau global dominé par la nouvelle caste dirigeante
économique et politique construit son hégémonie au niveau local, les luttes
ouvrières sur les sites nationaux des entreprises transnationales ont une
dimension globale au sein du local. Il en va de même pour les combats
écologiques dans des lieux déterminés.
Comment
se constituent ces classes subalternes et dans quelles conditions
pourraient-elles s’allier avec la classe ouvrière ?
André
Tosel. Il
n’existe plus de classe ouvrière centrale car il n’y a plus d’usines fordistes
comme en 1920 à Turin chez Fiat où les ouvriers étaient comme une armée
concentrée en un même lieu. Il existe un salariat qui contient des réserves de
puissance sociale, la lutte pour le salaire et le salaire élargi aux
contribution sociales étant stratégique.
Aujourd’hui
les centres de production sont dispersés et diversifiés, le recours à la
sous-traitance est généralisé. Ils sont néanmoins interconnectés. Certes, on
peut alors parler d’une pluralité de la classe ouvrière et d’une hétérogénéité
des fronts de résistance. Il y a une multitude de résistances au capitalisme,
une pluralité de sujets qui refusent d’être réduits au statu d’objets-objet,
mais il est possible de trouver de motifs unificateurs hirizontaux en faveur de"
la vie bonne", des traductions transversales des luttes produisant du commun de
combat.
C’est
ainsi que se créent des « collectifs » (infirmières , professeurs ou
groupes de soutien à une cause locale, paysans pauvres, indigènes en survie,
etc. ) qui résistent chacun de leur côté sans toujours d’ailleurs obtenir le
soutien des populations environnantes, sauf cas exceptionnel comme Fralib à
Marseille où les ouvriers ont réinventé l’idée de coopérative chère à Jaurès.
Peut-être verra-t-on une multiplication d’expériences conseillistes à la base et
des connexions les reliant ?
Les
classes subalternes partagent les mêmes difficultés mais aussi les mêmes
espérances que la classe ouvrière segmentée. Elles sont constituées de tous ceux
dont le travail est nécessaire mais qui sont en position seconde , dominée. On y
trouve les petits employés et les fonctionnaires, ce qui reste de la petite
paysannerie et de l’artisanat ; les précaires, les immigrés… Ils subissent
une forme d’exploitation collective.
Par
exemple les enseignants : ils sont mal payés, mal considérés , soumis aux
diktats des pseudo pédagogies modernistes, leur formation initiale et continue
est réduite. Mais les résistances moléculaires existent et elles finissent par
franchir des seuils et s’organiser en ensembles plus vastes.
Pour
qu’un front de résistance de ces classes se forme, comme le pensait Gramsci (1)
il est nécessaire que chaque couche subalterne produise par la lutte des
citoyens et de sujets conscients, ouvriers, paysans, employés, techniciens
divers… qui s’approprient les connaissances philosophiques , politiques ,
sociologiques les plus utiles pour eux et leur combat .Pour que l’alliance –
vitale- des intellectuels et de la classe ouvrière se forme il faut que se
forment au sein de la classe ouvrière et des subalternes , des intellectuels
propres entrant en convergence avec les intellectuels
professionnels.
En
l’espace d’une trentaine d’années l’humanité a vécu de grands bouleversements
politiques avec notamment l’effondrement du communisme soviétique, la révolution
conservatrice américaine, l’échec et la conversion de la social démocratie au
capitalisme mondialisé, l’émergence timide de nouvelles idées
altermondialistes…
Pour
plagier Gramsci, peut on dire que nous vivons une époque où le vieux idéologique
tarde à mourir tandis que le neuf peine à naître et à
s’imposer ?
André
Tosel. Je
n’en suis pas sûr et faisons attention : le neuf, on le voit avec le
nouveau management des travailleurs, n’est pas toujours quelque chose de
positif ! Le nouveau, c’est aussi la folie financière actuelle qui mène la
planète au pire. Mais cela peut être positif pour l’homme si la créativité est
collectivisée, socialisée de façon à ce que les citoyens et les sujets ne soient
pas les victimes de leur propre situation.
Je
dirai que globalement le neuf fait partie de cette plasticité humaine
indéterminée avec sa part d’équivoque, car toujours susceptible d’être manœuvrée
par les forces capitalistes. Si l’on regarde maintenant ce qui se passe à
gauche, on voit poindre des idées et des concepts nouveaux, socialisme du 21°
siècle en Amérique du Sud, éco-socialisme en Europe, éveil politique, social et
écologique des masss chinoises.
Ce
qu’il faudrait maintenant ce sont une fois encore des conversions de pratiques
qui permettraient de produire et de parler un langage commun. Selon moi ce
langage commun peut continuer avoir trois mots pour base : liberté,
égalité, commun. Au fond il faut revenir à une version radicalisée des droits
humains personnels, pas seulement la liberté, mais les droits effectifs
c’est-à-dire l’égalité.
Comment
alors reformuler la fraternité selon l’idée du commun, c’est-à-dire du vivre
ensemble, pour coopérer, pour coexister. L’idée de monde commun est
philosophiquement l’idée centrale pour toute analyse critique et pour tout
projet de transformation révolutionnaire. Dans « l’être
-au-monde-ensemble » se manifeste tout ce qui relève du bien commun, de la
vie bonne pour tous, de l’existence sensée et significative, de la préservation
des communs traditionnels (eau ; terre, air, espèces vivantes), mais aussi
de la création nouveaux communs (énergies, formes de solidarité ; capital
de cultures et de langues partagées, réserves de sensibilités et d’activités
créatrices).
On
ne peut échapper en ce point au défi de l’écologie politique, des modes de vie
économes, des mode de production et de consommation égalitaires communs. On
pourrait alors considérer qu’une fois déconnectés de la logique du Monstre
qu’est le Capital Monde le travail, l’entreprise sont des biens communs qui ne
peuvent être laissés à une logique qui les détruit. Il faudrait en quelque sorte
reformuler l’idéal communiste à l’aune de la problématique du bien commun et des
communs.
Mais
avec ce qui s’est passé au 20° siècle, dans les pays dits
« communistes », le communisme n’est-il pas sur le plan idéologique,
définitivement condamné ?
André
Tosel. Je
crois que l’on est loin d’en avoir fini avec l’analyse de ce qui s’est passé en
Union Soviétique et dans les pays gouvernés par des sociaux-démocrates se
réclamant du marxisme. Un nouveau communisme est à inventer sur la base de la
critique de ce qui a été fait ou manqué dans le passé. Cependant en même temps
supprimer toute référence aux fondamentaux du communisme serait se démunir. Ces
fondamentaux sont à redéfinir partir du devenir Monstre du Capital
Monde.
Voici
quelques questions :qu’est-ce que l’appropriation sociale ? Comment
articuler conflits sociaux et conflits identitaires ? Quel soin prendre de
notre rapports à une Terre profondément transformée, mal traitée comme un simple
stock ? Comment conserver des savoir faire et des savoir penser dans la
constitution d’un Entendement général objectivé dans les technologies
nouvelles ?
Ce
n’est pas parce que le mot "communisme" a été imprononçable longtemps qu’il a
perdu son sens. Cela implique notamment assumer toute la dimension
utopique-réaliste du communisme, utopie voulant dire se transport dans un lieu
qui n’existe pas encore mais qui permet une vie réelle, non pas un autre monde
séparé, mais un monde simplement autre, purifié de ce qui fait de notre monde un
non monde pour des masses immenses.
Cet
endroit serait un monde nouveau : est il possible à
réaliser ?
André
Tosel.Le
changement de mode de production et je dirais même de mode d’exister et de
co-exister est désormais un souci partagé, une évidence en devenir. Se posent
ici les problèmes redoutables de la consommation absurde et de la dette à vie
devenue une véritable chaîne pour les travailleurs. Aujourd’hui la véritable
carte d’identité est la carte de crédit : "tu n’existes que parce que tu
t’endettes et pour autant que l’on te permet de t’endetter" !
De
ce point de vue, il faut reconnaître au capitalisme un certain génie ! Mais
un mauvais génie qui appauvrit le bien commun, dégrade la vie quotidienne de
chacun et produit des sentiments d’identification communautaire
négatifs.
Il
faut insister sur ce point des identifications communautaires réactives dont
font partie des religions et notamment l’islam dans les quartiers populaires ou
le néo-évangélisme en Afrique et aux Amériques. Mais les religions étaient-elles
vraiment parties ? Ne se sont-elles pas plutôt transformées sur un marché
religieux spécifique ?
Elles
peuvent toujours fonctionner comme un marqueur identitaire surdéterminant les
autres en produisant un effet de communauté de communautés. Elles peuvent dans
un contexte de crise conduire, non pas à un fascisme comme on l’a connu dans les
années trente, mais à des monstruosités comme on le voit par exemple en Inde
actuellement où dans ce pays démocratique on assiste à des pogroms de musulmans
perpétrés par l’extrême droite hindouiste. Des majorités se sentant menacées par
des minorités peuvent se faire prédatrices et violentes en participant à une
racisation des rapports sociaux et en rendant plus difficile une perspective
politique, sociale et culturelle commune.
Partout
dans le monde on assiste à un aiguisement des conflits identitaires en réaction
à la dévastation sociale des solidarités concrètes. Tout un mode de vie est à
réinventer.
Sur
le plan économique, il faut aller vers un système, non pas fondé sur de simples
nationalisations résorbables dans la logique du capital,, mais sur la
réappropriation sociale des biens communs tels que l’eau, les transports ou
l’énergie, le patrimoine culturel et scientifique.
Sur
le plan politique, on assiste à la constitution d’une nouvelle classe dirigeante
auto-proclamée et auto-sélectionnés, réunissant des hommes politiques
néo-(socio-)libéraux formant avec leurs nuances le parti unique du capital et de
ses fractions, des dirigeants d’entreprises, des banquiers et traders, des
universitaires de régime, des experts avec ou sans compétence, des
médiacrates.
Cette
classe transnationale mais localement active constitue une nouveauté en ce
qu’elle constitue les réseaux transnationaux moléculairement inscrits dans le
local, notamment dans les villes globales, ces nouveautés absolues. Ce sont ces
réseaux qui prennent après analyse, dans les initiatives décisives qui soumet
les Etats en commandant le remboursement des dettes, en déconstruisant les
services publics, en programmant la réduction de la valeur de la force de
travail, en promouvant la concurrence entre travailleurs au prix de l’essor des
conflits identitaires, en pilotant le surendettement des pauvres, ce moyen de
domination nouveau, en encourageant le sur enrichissement des riches, en
développant un individualisme cynique et sans pitié, en ouvrant les vannes de sa
démesure.
On
a un bon exemple de cette gouvernance surdéterminée par la domination de la
finance avec les institutions et les mécanistes antidémocratiques qui
structurent la Communauté Européenne autour de l’euro et font d’elle la sainte
Alliance du Monstre capital béni par les Eglises chrétiennes. Cette Sainte
Alliance de l’Argent devient criminelle structurellement et le capitalisme en
est délégitimé. Ce qui a été infligé à la Grèce devrait servir d’avertissement
quant au futur qui menace Les Etats sont ainsi conduits à organiser eux-mêmes, à
l’insu de leur plein gré, leur propre dénationalisation.
Ce
phénomène est lui aussi inédit et il n’annonce nul cosmopolitisme
éthico-politique. Il s’inscrit dans la guerre économique à mort pour la conquête
des marchés. Il tend à quasi étatiser de nouvelles puissances, comme l’Europe,
et il n’exclut aucune guerre ouverte pour le contrôle des ressources décisives.
La démocratie, tant vantée, qui repose sur le principe de la souveraineté d’un
peuple nationalement déterminé entre dans une crise irréversible. Les exécutifs
transnationaux et les réseaux armés des puissances de l’information exercent une
dictature sans précédent et réduisent le champ d’action des parlements
nationaux.
L’idée
de souveraineté populaire éclate et se dilue. L’idée de peuple souverain à
laquelle nous sommes attachés depuis la révolution française se délite. Ce
processus est aggravé par le refus des castes dirigeantes à unifier dans la même
citoyenneté nationale interculturelle, dans le même territoire "national", les
diverses fractions qui coexistent : résidents citoyens nationaux, résidents
non nationaux, transitoires ou permanents.
Si
la souveraineté populaire a toujours été une fiction efficace fondatrice,
aujourd’hui elle se défait dans la dé-fiction d’une nation dénationalisée et
impuissante à s’élargir.
Comment
alors réinventer une démocratie alors que nous vivons une dé-démocratisation
autoritaire désappropriant les citoyens et les sujets de tout pouvoir ?
Comment non pas tant refaire LE peuple, mais faire DU peuple ? C’est cette
question que masque le débat manipulé sur le populisme.
(1)
Antonio Gramsci (1891-1937). Philosophe, journaliste, homme politique, fondateur
du parti communiste italien en 1924, emprisonné en 1926 par
Mussolini.
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Entretien
réalisé par Philippe Jérôme