- Moëlan-sur-Mer (Finistère), reportage
Coup de force ou idée de génie
? À
Moëlan-sur-Mer (7.000 habitants), dans le Finistère, la municipalité
pousse plus de 400 propriétaires à louer d’anciennes terres agricoles
inoccupées à des paysans. Objectif : stimuler l’économie locale via
l’agriculture biologique, tout en luttant contre la forte spéculation
foncière et
l’artificialisation des sols.
Les élus utilisent une procédure méconnue du Code rural, jamais
employée à une telle échelle : la mise en valeur de terres incultes.
C’est une initiative publique enclenchée dans l’intérêt général, qui
peut aller jusqu’à l’obligation de mise en culture. Résultat : des
paysans s’installent en agriculture bio sur ces friches agricoles, trop
heureux de passer outre la pression foncière qui constitue un frein
majeur au développement de l’agroécologie.
La perte de terres agricoles est massive en Bretagne
« À la clé, une trentaine d’emplois créés d’ici deux ans sur plus de 120 hectares »,
s’enthousiasme le maire, Marcel Le Pennec. De quoi approvisionner en
aliments sains la restauration collective (cantines scolaires, Ehpad,
hôpitaux, etc.) de la commune et les agglomérations de Quimperlé et
Lorient. La production devrait aussi permettre de créer le premier
marché bio de Moëlan.
En plus de relocaliser l’économie, l’élu veut
« reconstruire la mosaïque paysagère d’autrefois » et favoriser le retour de la biodiversité dans sa commune. L’initiative,
« une première », est scrutée par le ministère de l’Agriculture et les collectivités locales, assure le maire.
La démarche est
« reproductible partout », ajoute Lysiane Jarno, animatrice-coordinatrice de
Terre de liens en Bretagne. Pour elle, il est urgent de remettre en culture ce foncier agricole en friche. Car ces terres
« empêchent l’autonomie alimentaire fondée sur l’agriculture bio, locale et respectueuse des territoires ».
- Marcel Le Pennec, le maire de Moëlan-sur-Mer.
L’enfrichement génère en effet
« un foncier inculte au moins autant responsable de la perte de terres agricoles que le phénomène d’artificialisation », ont conclu deux députés dans un rapport de décembre 2018. Et cette perte de terres agricoles est massive en Bretagne,
« première région agricole » : une surface équivalente au Champ-de-Mars parisien (
24,3 hectares)
est perdue toutes les deux heures, a calculé Terre de liens.
L’association évoque donc un potentiel énorme. Rien que dans le
Finistère,
« le département estime à plus de 60.000 hectares la superficie des friches agricoles sur son territoire ».
« Redonner leur vocation agricole à ces parcelles très fertiles »
Pour comprendre le projet de Moëlan, il faut prendre la direction des
friches concernées, nichées au cœur d’un paysage de bocage. Toujours
classées agricoles dans le cadastre, ces parcelles forment désormais un
maquis souvent impénétrable, composé de ronces, d’arbrisseaux ou de
jeunes arbres. Ce sont les seuls vestiges d’une agriculture vivrière pas
si ancienne.
« Pendant un siècle, jusque dans les années 1970, Moëlan vivait encore de la pêche, raconte le maire, ancien biologiste marin.
Les pêcheurs étaient aussi paysans. »
Leurs parcelles, des bandes côtières courant jusqu’à la mer étaient
fertilisées avec des algues ramassées sur la plage. La polyculture
élevage était alors de mise sur ces terres très riches : quelques
vaches, cochons et poules côtoyaient céréales et légumes.
- La commune littorale a longtemps vécu de la mer.
Mais, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les machines ont
commencé à remplacer les humains dans les champs. Les petits paysans ont
délaissé leurs terres. Et les héritages successifs ont multiplié le
nombre de petites parcelles dispersées et possédées par plusieurs
propriétaires à la fois.
« Au bout de quelques dizaines d’années, ces terres morcelées n’ont plus intéressé personne », assure Marcel Le Pennec.
En 2014, Marcel Le Pennec a été élu maire. Voyant la mer se vider et
le port de Moëlan n’abriter plus que quatre bateaux de pêche, il s’est
tourné vers la terre. Son but :
« Redonner leur vocation agricole à ces parcelles très fertiles. »
C’est là qu’Erwan Gourlaouen, conseiller municipal et ingénieur agronome, a proposé
« un truc qui n’a jamais été fait mais qui existe dans le Code rural » :
les articles L125-1 et suivants prévoient
« que les friches agricoles ne doivent pas exister », résume le maire. Qui explique :
« Quand
un terrain agricole contient des friches depuis au moins trois ans, les
autorités peuvent demander aux propriétaires de les mettre en culture
eux-mêmes ou de les louer à des agriculteurs qui le feront. »
Une commission communale pour mener à bien le projet
Le maire a présenté son projet aux habitants : agriculture bio, débouchés locaux, préservation d’une partie des friches.
« Dans le cahier de doléances laissé à disposition à la mairie », les propriétaires concernés ont plébiscité le bio, relate l’élu.
C’est le début d’une aventure de cinq ans. Informé de cette volonté de recourir à la procédure du Code rural,
le conseil départemental du Finistère a chargé une commission d’aménagement foncier
de recenser les zones dans lesquelles il serait d’intérêt général de
remettre en valeur les parcelles incultes (en friche) ou manifestement
sous-exploitées (sans véritable valorisation agricole).
Résultat : 120,4 hectares correspondant à plus de 1.200 parcelles ont
été choisis. Soit un gros tiers des 350 hectares de terres agricoles
inoccupées de la commune. Le reste a été laissé à la nature. Dans la
foulée, le département a créé une commission communale pour mener à bien
le projet. Celle-ci consulte les propriétaires concernés, avant de
déterminer si leur parcelle doit rester en friche ou avoir un usage
agricole.
- Les friches
agricoles de Moëlan formant un maquis souvent impénétrable composé de
ronces, de fourrés et de quelques jeunes arbres.
Julien Doineau fait partie des paysans candidats. Il est déjà propriétaire d’une petite parcelle de 2.000 m
2, où poussent de succulents
physalis (on a goûté), d’appétissantes pommes à cidre et autres fruits et légumes. Comme tous
les néopaysans,
Julien Doineau a connu la galère de l’accès au foncier. Il n’a donc pas
hésité à se porter candidat pour mettre en culture des terrains en
friche voisins du sien. De quoi porter sa surface cultivée à 1 ha, un
espace qu’il juge suffisant pour vivre de son activité. La préfecture a
donné son accord,
« qui vaut bail de location », précise-t-il.
« Tous les propriétaires conservent la propriété des terres »
Sans le fameux article du Code rural, l’installation de ce maraîcher
sur les friches aurait été impossible : ces terres concernent plus de 30
propriétaires
; des particuliers, qui, pour
certains, espèrent bien revendre leur parcelle si proche de la mer à
prix d’or, pourvu qu’elle devienne un jour constructible.
C’est là tout l’intérêt du projet conduit à Moëlan : les pouvoirs
publics (municipalité, département, région, préfecture) s’unissent pour
regrouper de petites parcelles en lots cultivables. Et obligent tous les
propriétaires à les mettre en culture eux-mêmes ou à les louer à des
paysans.
- Julien Doineau,
maraîcher en cours d’installation sur des terres agricoles en friche, se
réjouit de pouvoir accéder au foncier grâce à l’initiative de la
commune.
Seulement voilà,
« à moins d’aller
vendre ses carottes à 50 km de Moëlan, c’est mieux d’avoir de bonnes
relations de voisinage avec les propriétaires », juge Julien Doineau. Le maraîcher met donc un point d’honneur à dialoguer avec chacun d’eux.
Le dialogue peut être compliqué entre les partisans du projet et ses
détracteurs, des opposants très minoritaires selon le maire et Terre de
liens.
Pétition contre l’initiative municipale, recours devant le tribunal administratif,
confrontation par articles interposés dans la presse locale... Et même des
« menaces » et
« intimidations » subies par des élus au début de l’initiative, ajoutent certains d’entre eux.
Il y a d’abord eu la colère des exploitants historiques de la
commune, attachés aux pratiques intensives en chimie et réclamant les
friches pour eux. Puis la grogne est venue des propriétaires mécontents.
Ceux-ci évoquent un
« projet autoritaire » fondé sur une
« loi d’un autre âge ». Certains dénoncent une
« spoliation » et une atteinte à
« la jouissance de la propriété ».
- La beauté de la
côte attire de plus en plus de touristes et d’habitants, ce qui pousse
les propriétaires de terrains à spéculer.
Reste que
« tous les propriétaires conservent la propriété des terres », rétorque Lysiane Jarno, de Terre de liens. L’association et le
Groupement des agriculteurs biologiques du Finistère
ont mené des ateliers afin, notamment, d’accompagner les propriétaires
pour que le projet corresponde dans la mesure du possible à leurs
besoins. Le maire admet que la procédure peut être perçue comme
« violente » par les propriétaires. En tout cas, pour l’heure, les opposants n’ont pas pu empêcher le projet de suivre son cours.
« Le projet agricole, qui doit multiplier les milieux variés, sera une force pour rendre sa biodiversité au bocage »
Autre obstacle à franchir : le défrichement. L’opération a commencé
pour Maël Dameron et Fanny Kernen, dont le projet agroécologique mêle
élevage de chèvres et activité de paysan-boulanger sur une cinquantaine
d’hectares. Mais le coût (de 40.000 à 80.000 €) est si élevé qu’ils
craignent de devoir abandonner leur installation à Moëlan, car l’aide
financière que les collectivités leur promettaient pour le défrichement
pourrait se transformer en simple prêt à taux 0.
Et puis, pourquoi défricher ces terres où la nature reprend ses droits depuis belle lurette
? La question a fait débat au sein de
l’association Bretagne vivante,
pionnière en matière de protection de la nature. Mais, impliquée très
tôt, elle a été écoutée : de vastes zones (boisées ou près des côtes)
resteront en friche. En outre,
« le projet agricole, qui doit multiplier les milieux variés, sera une force pour rendre sa biodiversité au bocage », opine Jean-Pierre Roullaud, membre de Bretagne vivante.
Les autres porteurs de projet participeront eux aussi au renouveau de
la nature moëlanaise. Tout un écosystème pourrait bientôt naître dans
la commune : de l’arboriculture, des plantes aromatiques et médicinales,
des fleurs coupées, et même
une ferme maraîchère d’insertion (membre du réseau
Les Jardins de Cocagne) pouvant à terme employer jusqu’à une dizaine de personnes en difficulté.
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. chapô : Les terres riches des paysans-pêcheurs d’autrefois courent jusqu’à la mer.