mercredi 4 février 2015

Le procès des ventres vides

Marie Barbier

Mercredi, 3 Décembre, 2014
 
 
Trois jeunes sont cités à comparaître ce matin pour « soustraction frauduleuse » de produits périmés dans la poubelle d’un supermarché.
Tout commence par un frigo vide, un soir de printemps. Nous sommes le 27 mai, à Montpellier. Léa, Mike et Adrien, étudiante, chômeur et technicien du spectacle, vivent de récupérations et de débrouilles. Depuis trois ans, avec d’autres, ils squattent un immeuble du centre-ville qu’ils ont rebaptisé « le Kalaj ». Pour manger, ils ont pris l’habitude de faire les poubelles des supermarchés. Un mode de consommation parallèle basé sur les tonnes de produits consommables jetés chaque jour par la grande distribution. « Les produits sont périmés de la veille ou du jour même, mais ils sont toujours bons, assure Adrien, vingt-cinq ans. Ce soir-là, il y avait plein de foie gras et de saumon, c’était une bonne pêche. On avait de quoi nourrir huit personnes pendant deux semaines. »
Léa, Mike et Adrien arrivent vers 22 h 30 à l’Intermarché de Frontignan, à une vingtaine de kilomètres de Montpellier. Ils enjambent un muret pour pénétrer à l’endroit où sont entreposés les sacs-poubelle. Une fois arrivés derrière le supermarché, ils récupèrent les sacs-poubelle remplis de victuailles. « On trie, on se sert et on nettoie derrière nous, précise Adrien. Notre objectif n’est pas de faire chier le magasin, on veut revenir. » Mais quand les trois glaneurs reviennent au camion, ils sont cueillis par la brigade anticriminalité (BAC). « La totale, se souvient Adrien. Mains en l’air, fouille au corps et du véhicule… Ils étaient persuadés qu’on avait volé dans la réserve du magasin. Quand ils ont vu que c’étaient des sacs-poubelle qui puent avec des produits périmés, ils ont compris. »

Ils risquent jusqu’à sept ans de prison et 100 000 euros d’amende

Pourtant, les trois jeunes gens sont emmenés au poste où ils écopent de douze heures de garde à vue – avec prises d’empreintes, d’ADN – et d’une citation à comparaître, le parquet ayant décidé de poursuivre. « C’est n’importe quoi ! s’emporte Adrien. La pauvreté est criminalisée et la BAC protège le profit d’une entreprise, au lieu de garantir la sécurité des citoyens. » Les trois « délinquants » doivent comparaître ce matin devant le tribunal correctionnel de Montpellier (Hérault). On leur reproche la « soustraction frauduleuse de denrées périssables avec date dépassée », délit assimilé à un vol, et aggravé ici par trois circonstances : « De nuit, en réunion et par escalade. » Ils risquent jusqu’à sept ans de prison et 100 000 euros d’amende. Ce type de procès n’est pas le premier. À Nantes, en juillet, un « zadiste » de Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique) avait pris trois mois de prison avec sursis et 105 heures de travail d’intérêt général (TIG) pour « vol » de denrées périmées dans les poubelles d’un Super U. « Je suis confronté à ce genre de poursuites assez régulièrement, raconte l’avocat nantais Stéphane Vallée, qui avait défendu le jeune homme. Avec les Roms dans les déchetteries, c’est exactement la même volonté de pénaliser la misère. Ça paraît incroyable que le simple fait de prendre ces denrées, destinées au camion-benne, soit considéré comme du vol. Dans le cas des zadistes, les produits “volés” leur avaient été restitués, ce qui montre la difficulté des poursuites… » Les trois Montpelliérains avaient, eux, dû verser leur butin sur le trottoir devant le commissariat, mais se sont arrangés pour en garder une partie. Avec la crise économique, les glaneurs, que filmait déjà la réalisatrice Agnès Varda en 2000, se sont multipliés. Ce système D, s’il témoigne de la pauvreté grandissante, met aussi en exergue le gaspillage alimentaire de la grande distribution. « Il y a urgence à mettre en place des mesures législatives pour régler ce problème, soutient André Chassaigne, député communiste, signataire d’une proposition de loi en juillet pour astreindre les grandes surfaces à proposer leurs invendus alimentaires à des associations caritatives. On ne peut pas, d’un côté, laisser partir à la benne des produits certes périmés mais consommables, et, de l’autre, reprocher à des gens de faire de la récupération parce qu’ils sont en grande précarité. »

Pour une dépénalisation
de la récupération

Pour dénoncer ce gâchis, le collectif les Gars’pilleurs a une démarche intéressante : ils récupèrent des produits la nuit dans les poubelles des commerces (supermarchés, boulangerie, etc.) et les redistribuent le lendemain sur la place publique. « On fait surtout ça pour que les supermarchés se bougent et redistribuent eux-mêmes les denrées, explique Léo, membre de ce 
collectif. Quand on n’aura plus à le faire nous-mêmes, on aura gagné ! » Ce glaneur espère que le procès montpelliérain mettra ce problème sur la place publique et exige, à terme, une dépénalisation de la récupération. L’avocat des trois Montpelliérains plaidera la relaxe – ou au moins la dispense de peine – en invoquant « l’état de nécessité ». « Vu leurs revenus très faibles, ils ont trouvé ce palliatif pour se nourrir », argumente Me Jean-Jacques Gandini. L’audience 
devrait être renvoyée en raison d’une journée de grève des avocats. Mais aussi parce que les prévenus réclament une collégialité de jugement, à la hauteur des années de prison en jeu…

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